Sixième livraison
Le cabinet du Professeur Necromonte
Sequence 221 de l’Entretien
La page 1644 du vol.25 de L'Entretien. détail.
Le jeune homme fut introduit dans le cabinet du professeur. Sextus Famulus, son assistant, le faisait patienter en l’agaçant d’un flot de banalités érudites, l’un faisant semblant de parler, l’autre d’écouter. Tous deux ouvraient cependant leurs yeux et essayaient de pénétrer le mystère des prunelles, de charbon pour l’assistant, de glace pour le visiteur.
- Aujourd’hui le monde appartient à ceux qui ont le code, pérorait Famulus. Il suffira de programmer et de … reprogrammer, pour que l’homme libre devienne ton zombie. Pourquoi s’évertuer à convaincre, agresser, soudoyer, séduire, menacer, alors qu’un philtre génétique fait l’affaire ?
Le jeune homme qui le fixait de ses grands yeux vides, l’intriguait. Tout en lui était contradictoire. Famulus se remémora son cursus. Son âge, 23 ans était démenti par la fraîcheur d’adolescent de son visage aux magnifiques yeux clairs, virant au vert pour le droit, le violet pour le gauche. Son nez droit, ses lèvres pleines, la régularité parfaite de ses traits lui conféraient une touche d’irréalité, celle d’un chevalier de légende. Son regard s’animait fugitivement, ses prunelles sombres se rétrécissaient sous l’empire de la concentration. Ce n’était sûrement ni un intellectuel, ni un patient, celui qui s’efforçait de l’écouter puis y renonçait le regard vide, à nouveau. Il ne bougeait pas. Seul le balancement d’une jambe – car il s’était assis sur une table, l’impertinent ! – trahissait son agacement. Visiblement il n’aimait ni le lieu ni les objets qui l’habitaient, l’odeur d’encens qui l’enveloppait, celui qui l’entretenait de choses théoriques et futiles.
Ses cheveux d’un blond pâle étaient coupés assez courts, métalliques et drus comme des épis d’orge. Une mèche menaçait le front assez large et clair. Famulus jeta de biais un nouveau regard rapide sur les yeux ombrés de cils sombres et sourcils blonds et épais. Il le détourna car ils le troublaient. Miroirs vides et inhumains, ils lançaient à l’improviste des éclairs inquiétants. Le visage, en dépit de sa régularité, avait quelque chose de nostalgique et de racé, contredisant la sensualité des lèvres pleines et pâles, des narines charnues, de la fossette qui barrait le menton bien dessiné. Oui, plus il le dévisageait, plus l’homme lui apparaissait aristocratique et mélancolique tout à la fois. Il émanait de lui la désinvolture nonchalante que donne l’opulence cachée. Pourtant ses épaules de débardeur, les muscles trop saillants de ses pectoraux, ses bras et ses cuisses puissants et élancés, auraient ravi les homosexuels de Frisco, aussi bien que les mères de familles et les financiers à la recherche d’un gendre solide.
Tout était gâté par les mains se dit Famulus. De véritables battoirs ! Larges, aux doigts un peu spatulés, au dos velu d’un blond roux, elles étaient roses et moites. L’étreinte molle, fraîche et humide, surprenait chez cet athlète, qui d’après le cursus semblait rompu aux arts martiaux, aux sports d’équipe et aux joutes amoureuses à en juger par les rappels à l’ordre. Famulus feuilleta ses notes : études médiocres, mais entraîneur sportif apprécié, nul n’avait pénétré son intimité. Ayant vécu seul pendant des mois, dans les forêts et les lacs glacés, à l’affût du gibier animal ou humain, il avait appris à tout faire par lui-même. Il se méfiait de tout et de tous et s’appliquait à gommer toute allusion personnelle. Sa conversation était aussivide que ses yeux. Poli ou violent, racé ou paysan, il était fascinant. Mais il y avait les mains… Et sans doute les pieds ? Ils semblaient disproportionnés chez ce géant de près de deux mètres, larges, épais et immenses dans leurs baskets hors normes. Il ne savait d’ailleurs où placer ces membres encombrants qu’il déplaçait gauchement.
Famulus, toutes antennes pointées vers le visiteur, flaira une eau de toilette légère, fraîche, amère et citronnée, oblitérant une fade odeur de sueur, plébeienne comme les membres lourds et charnus.
Un peu gêné par l’inspection indiscrète de Famulus, le garçon sourit. Un merveilleux sourire transforma ses traits maussades, enfantins et confiants, chaleureux et irrésistibles. Les dents de devant, larges et très blanches, avaient quelque chose d’émouvant qui devait attirer les femmes un peu mûres, et rassurer les escrocs. Car bien que sa tenue fût un peu négligée, le jeune homme suintait la richesse. Blue-jean délavé, tee-shirt noir collant, baskets un peu sales, mais aussi une montre d’acier signée Blancpain, un bracelet de platine (plus gris que de l’or blanc nota Sxtus) portant vraisemblablement son nom et sa date de naissance, et surtout une chevalière armoriée gravée sur une émeraude. Oui, se dit Famulus, le garçon était de haute lignée et le cachait.
Et voici qu’après avoir souri, il se mit, le jeune visiteur, à rire franchement, sans ironie, avec bonne humeur. Il regardait à présent l’assistant d’un air confiant, flatté sans doute par son intérêt et soucieux de connaître son opinion. Il parla enfin.
- Je crains, dit-il, de n’avoir pas une tenue convenable, mais ici, au campus, ils portent tous des boucles d’oreille, de nez, de mamelles, de sexe, des cheveux comme les miens mais qui ne doivent rien à leur gènes… Je n’ai pas voulu trop trancher. Croyez-vous que je ferai bonne impression, car je veux vraiment acquérir le … comment l’appeler ? Un talisman ? Un mandala ? Un prototype bioélectronique ? Mais je me sentirai confus d’aborder les questions financières dans ce lieu… Il m’intimide un peu, comprenez-vous ?
Ne vous en faites pas, répondit Famulus, étonné par ce soudain changement d’attitude. Le Professeur n’est pas affecté par les apparences. Il a examiné votre dossier avec soin et c’est pourquoi il vous a reçu aussi rapidement. Vous pouvez, auparavant, vous confier à moi librement. Le professeur m’a fait l’honneur de gérer les contacts qu’il entretient avec des personnalités d’élite, et bien que fort jeune, vous en faites partie. Je suis, voyez-vous, un point de passage obligé destiné à épargner au Maître les préliminaires…
Le jeune homme acquiesçait machinalement, lorsque soudainement ses pupilles se rétrécirent. Le rond de cuir venait d’éveiller sa méfiance. Celui-ci en effet changea de ton.
- A l’avenir, commença-t-il , sévère, il vaudrait mieux que vous évitiez de me poser des leurres. Je sais fort bien que ce qui vous amène ici, n’est pas la matrice homéostatique électronique qu’on vous a montré à Juan les Pins ; ce qui vous attire, ce sont les applications de la biogénétique, et leur potentiel … offensif, et c’est à ce sujet que vous voulez consulter le professeur. Mais rassurez-vous. Je puis commencer à déblayer le terrain.
-Faîtes donc, répondit le garçon blond, soudain attentif. Il avait perdu toute gêne et toute nonchalance. Il écoutait.
C’est simple et logique, commença le secrétaire particulier sur un ton doctoral et monocorde. Vous êtes ambitieux, vous voulez venger votre mère, la mémoire de votre père ; celle de votre ami atrocement mutilé, votre enfance traquée et bouleversée. Vous êtes seul, absolument seul, entouré de faux parents qui attendent le moment opportun pour vous supprimer.
Vous disposez cependant de fonds importants ; mais ils sont gelés dans la société par commandite familiale. Vis frères, votre sœur, et votre oncle Bentzinger, détiennent les droits de vote, mais vous disposez d’une minorité de blocage pour une des holdings qui vérouille l’ensemble. Tant que vous vous désintéressez des affaires, on vous laisse tranquillement glisser sur le toboggan savonné de la vie facile ; en escomptant un scandale, drogue ou sexe, qui pourrait justifier et entraîner quelque incapacité … Avant même que vous puissiez vous ressaisir, de contracter amitiés, alliances, ou pire, mariage fécond.
Vous avez des atouts dans ce jeu truqué : une prudence animale, un don de dissimulation peu commun, une santé à toute épreuve que vous a léguée votre mère, et une rage destructrice qui fait fi des obstacles. Vous êtes enfermé dans un dilemme : il vous faut rapidement atteindre une situation qui vous assure protection et sécurité, mais toute tentative dans cette direction éveillerait aussitôt la méfiance de vos ennemis. Tous ceux qui vous entourent sont des espions en puissance, même vos maîtresses sont suspectes. Vous en garder pendant le sommeil qui suit la jouissance, en changer comme de préservatif, à chaque copulation. Quelle vie !
Le ton de Famulus s’était élevé, son débit devenait nerveux, ses inflexions passionnées au fur et à mesure qu’il constatait sur les traits du garçon une émotion grandissante. Il avait touché juste, car l’autre ne bougeait pas, pétrifié, et son visage avait rougi.