À la rencontre de l’âme sœur
Notre psychisme est marqué par le moi existentiel, conditionné par le milieu social, la famille, la culture, la carrière, les succès, les échecs, la sédimentation des expériences, le statut et la position socioprofessionnelle, les repères qui nous situent dans le monde. Mais à côté, ou plutôt en dessous de ce moi existentiel, chacun de nous possède un être authentique, être par rapport au paraître, que Karfried Graf Durkheim (Le Centre de l’Être, Albin Michel, 1992) nomme le Moi essentiel, et que Carl Gustav Jung appelle le Soi. Cet être authentique loin d’être le fruit de nos conditionnements, est une source jaillissante de tous nos désirs, de notre génie propre, que Joseph Campbell identifie comme un bliss, le destin intérieur, cette vocation irrésistible, cette expression de notre génie propre. Nietzsche l’a fixé dans sa célèbre injonction : deviens ce que tu es.
L’être essentiel est au-delà de toutes les conventions, c’est ce noyau vital, ce moyeu, que représente la façon dont l’être universel se manifeste de façon spécifique, personnelle dans l’existence. Il se trouve en opposition avec le moi existentiel, façonné par la société, par nos préjugés, par les influences que nous absorbons comme des drogues. C’est dans la tension entre les deux pôles : essentiel/existentiel que pour Durkheim réside le problème central de l’homme.
Les oppositions Yin et Yang, féminin/masculin, essentiel/existentiel, au-delà des tensions et des conflits qu’elles suscitent, font que nous sommes vivants, animés par la nécessité de transcender ces couples antagonistes en une vision toujours renouvelée. L’homme ne devient lui-même que lorsque le moi existentiel est irrigué par le moi essentiel.
Que se passe-t-il lorsque le moi existentiel étouffe le moi essentiel et domine l’être sans partage ? L’homme devient alors un spécimen de la société, souvent bien adapté à son milieu et de ce fait heureux et bien dans sa peau. Mais il est fragile, car au moindre changement, il risque de s’effondrer comme ces espèces sur adaptées et hyper spécialisées périssent à la moindre variation de l’écosystème.
Lorsque deux spécimens de la société se rencontrent, issus d’un même village, d’une même tribu, d’une culture commune, partageant les mêmes goûts, les mêmes activités sportives et sociales, ils formeront éventuellement un couple harmonieux, il s élèveront leurs enfants selon leur propre conditionnement. Le prince se mariera avec la princesse, ils seront heureux et auront beaucoup d’enfants, dit le conte de fées. Mais ce n’est bien souvent qu’un conte, ainsi que le montre la fragilité croissante des unions, et le nombre de divorces. Au même problème, cette alliance fondée sur les apparences et les stéréotypes risque de s’effondrer. Au mieux, l’ennui se glissera insidieusement dans la relation, non irriguée par l’eau vive, eau stagnante et pourrissante quand vient l’âge des désillusions.
Tout devient différent lorsque deux être authentiques se rencontrent. Chacun trouve un écho chez l’autre sans abdiquer sa propre personnalité. Ensemble ils affronteront les difficultés et les difficultés les feront grandir… ensemble. Chacun révèlera les potentialités cachées de l’autre et les fera émerger de l’ombre. Leur union sera équilibrée et cette entente profonde retentira sur leur vie sentimentale et sexuelle. Elle ne tarira pas, car elle sera éternellement vivifiée par l’eau vive.
Nul mieux que Mozart n’a exprimé cette rencontre de deux êtres, qui se dépouillent progressivement de leurs conditionnements pour atteindre cette plénitude. C’est dans La Flûte Enchantée que Tamino et Pamino passent par une suite d’épreuves initiatiques avant d’arriver à cette union authentique. Chacun guidera l’autre dans son domaine propre Yin ou Yang. Dans le merveilleux film d’Ingmar Bergman, qui vient de s’éteindre dans son île magique de Farò, c’est Tamino qui guide Pamina à travers les flammes redoutables du Yang, mais c’est Pamina qui aide Tamino à traverser les eaux profondes du Yin. Et puis, Mozart nous montre aussi la rencontre de deux êtres existentiels, frustes, qui n’aspirent nullement à cette transcendance, Papageno et Papagena. Papageno montre qu’il est prêt à tous les compromis pour se couler dans une vie sans histoire. En définitive, ils se marient, ont beaucoup d’enfants, sont heureux, et cela s’arrête là. On leur souhaite de ne pas connaître d’épreuves trop perturbantes, il n’est pas sûr que leur union pourrait y résister. Mais Mozart ne nous dit rien de tel. Il se contente de le suggérer, comme je vous suggère de vous procurer le film de Bergman. C’est de l’eau vive, à chaque audition vous le découvrirez autrement et pourtant égal à lui-même dans son message d’amour : la rencontre de l’âme sœur.