Quatrième livraison
Le deuxième talisman
Séquence 218 de l’Entretien
- Attendez d’avoir examiné ceci, mon garçon, insista l’homme en gris en le saisissant par le bras. Lars eut un vif mouvement de recul, comme si un reptile sec et froid l’avait happé. L’autre s’en aperçut car il retira sa main et la fit voltiger en l’air, traçant d’invisibles lassos.
- Voyez cet objet, qu’en dites vous ? Il sortit de dessous la table recouverte d’un feutre noir, une sorte de bâton enveloppé dans un drap de soie pourpre. C’était un rouleau d’environ un mètre qu’il déroula comme un kakemono.
Ainsi déplié il avait l’apparence d’un store vénitien aux lames d’acier exceptionnellement fines. En l’examinant avec attention, il découvrit à sa grande surprise qu’il était lisse comme un miroir, à peine strié par d’imperceptibles horizontales et aussi réfléchissant. S’étant approché du miroir, il s’attendait voir en toute logique l’image d’un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, blond, rougeaud, aux formes lourdes et pataudes. Mais celui qui lui faisait face était inexplicablement de tous ceux qu’il avait rencontré dans les autres miroirs et dans la glace du magasin. C’était lui et pas lui. Le rose des joues, l’éclat mystérieux des yeux, l’or pâle du casque bouclé dru, les épaules larges mais sans vulgarité, les jambes longues mais robustes, et surtout les lèvres sensuelles et un peu mélancoliques, révélaient un être mythique, un « Waldknabe » un héros de la forêt nordique comme ceux qu’il avait vu dans les livres pour enfants.
Il reconnut dans son nouveau reflet la tristesse racée de son père bien-aimé, la nostalgie de son regard noyé en dedans, mais aussi la robuste détermination de son ami, dont le corps splendide était un hymne à l’amour et à la joie d’exister. Il aurait voulu être celui-là. Le corps a une âme, songea-t-il, il exprime une personnalité autonome, il lui prit le désir violent d’être ce corps-là.
Fasciné, il avait du mal à se détacher de son reflet, un Dorian Gray, mais à l’envers, un Dorian Gray dont la beauté se serait détachée de son être pour se coller au tableau… Lui et son reflet étaient comme des frères siamois.
Cependant, point de narcissisme dans cet envoûtement. Lars ne s’aimait pas. Il avait honte de ses yeux pâles, de sa peau douce, de son allure paysanne, de ses membres rougeauds de préposé à l’abattoir. Mais son double radieux, qui lui faisait face et le fixait, héroïque et racé, celui là, Oh oui il l’aimait !
Qu’en dites-vous ? triompha l’homme en gris en savourant le trouble du jeune homme, voici qui vous sidère, pas vrai ? S’il vous appartenait, ce miroir vous restituerait à volonté votre image authentique, la projection de votre désir profond, de votre moi essentiel. Mais voici, il n’est pas à vendre à moins que …
- Ça va, arrête ton boniment. Je vais m’inscrire à un club de musculation, et après quelques mois d’entraînement, il me suffira de me regarder dans n’importe quelle glace pour ressembler à celui-là !
Désappointé Saint Hilaire commença d’enrouler le miroir qui émit un bruit étrange, non point métallique mais soyeux. La surface lisse était parcourue de frémissements irisés, de formes nuageuses et changeantes. Lars crut y déceler des vagues bleues et roses répondant aux nuages blancs du ciel. Des être minuscules parcouraient en tous sens la surface d’arc-en-ciel. En s’éloignant et en s’écartant, Lars constata que la surface s’assombrissait, le bleu bleuissait, et les corpuscules grandissaient : des seins, des sexes roses et charnus surgirent et se fondirent dans les nuages nacrés… Le miroir à présent enroulé fut rangé dans son fourreau de soie, puis, le magicien le fit prestement disparaître aux regards.
Ne partez pas encore, j’ai encore mieux à vous proposer, dit Saint Hilaire d’un ton pressant, et d’exhiber un globe de cristal.
Le troisième talisman
A l’intérieur était suspendu une sorte de damier aux myriades de cases minuscules luisant d’un éclat métallique. Le carré chatoyait sous la lumière d’un petit projecteur que le gérant avait braqué sur l’enveloppe transparente. Comme les précédents, l’objet semblait animé de subtiles ondulations aléatoires, comme ces mobiles de Bury où des milliers de clous et de tiges bougent faiblement, selon une séquence imprévisible et au moment où l’on s’y attend le moins.
Saint Hilaire tendit une grosse loupe électronique à Lars qui commençait à s’ennuyer. – Encore un gadget, maugréa-t-il, excédé. De mauvaise grâce il observa le damier. Semblable aux autres, celui-ci était constitué par un réseau de filigrane d’or de diverses teintes, mais celui-ci, semblait composé de très fine aiguilles aimantées suspendues comme par lévitation au dessus de couches d’autres damiers semblables. De temps à autre, une aiguille changeait de direction comme celle d’une boussole devenue folle. Elle entraînait alors de proche en proche les aiguilles adjacentes ; et sans doute les sous-jacentes de même.
Lars augmenta le grossissement de la loupe et ce qu’il vit l’étonna : les aiguilles étaient de minuscules serpents, queue vibrionnante, tête garnie de mâchoires dentées comme celles des piranhas. Ces serpents semblaient animés d’un extrême agressivité. Dès que la queue d’un serpent de rapprochait de la tête d’un serpent voisin, elle était aussitôt happée.
- Vous aurez noté, dit Saint Hilaire, que ce carré magique est à l’image de notre société : des milliers d’attaques s’annulent au grè des coalitions et des compétitions.
- Je ne connais que trop de jeu, dit le jeune Hall Bentzinger. Mon père me l’avait enseigné lors de nos longues veillées, après nos chevauchées sir la grève d’Angelholm. Puis, mes camarades m’en montré un modèle réalisé sur leur ordinateur. C’était un vidéo jeu interactif géopolitique. Mais je n’en avais que faire, car l’algorithme, je l’ai vécu dans ma chair et dans mon sang. J’ai payé un lourd tribut aux intrigues, et dans la jungle c’est l’animal qui domine.
Les fines aiguilles que tu as vues à l’œuvre ont la méchanceté cannibale des piranhas, la ruse perverse des renards, la rigueur des robots, répondit l’homme en gris. C’est la plus subtile des électroniques qui simulera à ton profit les stratégies gagnantes et qui choisira la tactique optimale qui contrecarrera victorieusement les manœuvres de tes ennemis. Que de complots éventés ! Que d’intrigues déjouées ! Tu m’as tutoyé, vois, je te tutoie en retour. En dépit de ta désinvolture impertinente, je te veux du bien mon garçon. Aussi, bien que j’y tienne comme à la prunelle de mes yeux, je suis disposé à te céder ce chef-d’œuvre de l’intelligence artificielle, ce réseau de neuristors homéostatiques et anastomotiques, auto organisé selon le schéma du rhizome. Il te donnera le pouvoir.
- Ce qui aujourd’hui surprend, sera obsolète demain, répondit nonchalamment Lars. Je me suis quant même amusé à voir ces aiguilles se trémousser. Elles semblaient vivantes. Tu devrais les présenter à une foire. Elles plairont aux gosses, encore que ce soit petit et peu maniable. Quant à moi, je me fie à mon instinct de crocodile, ça vaut bien tous les renards et les piranhas électroniques ! Quand je voudrais, je payerai un petit génie de la côte Ouest, un de ces indiens qui traficotent dans les garages. Il me construira un de ces bidules, en mieux, bien entendu. Sans rancune grand-père ? Ce sera pour une autre fois.
Il se dirigea vers la porte.