5 XII a. Banlieue. La ville est déserte sous une chape de plomb,je parcours sans but une voie vers une campagne inaccessible.
CHANT DE L’ACIER
Cette rue, précédée d'autres semblables, débouche sur sa réplique à l'identique. L'asphalte luit, fleuve réverbérant bordé de façades aveugles.
Un arbre presque vivant, quelques plantes en pot, soulignent l'abdication de la nature.
Derrière un hangar délabré se cache une venelle. L'impasse mène à un jardin encombré d'un tilleul et mangé par des herbes malsaines.
Protégé par les hautes grilles, on surprend un pavillon vétuste aux persiennes closes. Seule une fenêtre est ouverte au premier étage. Un chant nostalgique m'étreint.
Fasciné je scrute l'ombre de la pièce.
La chambre est tapissée d'un papier ocre clair incrusté de nénuphars bruns et verts. Le lit de fer ripoliné blanc est flanqué de deux tables de nuit Napoléon III. Face au lit, un lavabo d'émail éclaté mais propre et un bidet, sont surmontés d'une lucarne étroite. Elle ouvre sur un rideau impénétrable de végétation lumineuse. Flottant sur le plancher ivre, une simple natte de paille souligne le pied du lit. Sur celui-ci, un jeune couple est étendu.
Elle porte un soutien-gorge et une culotte courte. Sa figure ronde et naïve, son corps potelé, luisent de chaleur moite.Elle a posé sa main sur celle de son compagnon.
Le garçon est à plat ventre. Il ne porte qu'un pantalon neuf et raide, un pantalon bleu de travail. Son dos est rouge et musclé, ses épaules lisses et compactes. Il vient de soupirer, se tourne sur le côté et enlace la fille. Il la désire, ou c'est la chaleur. Son visage est régulier, adouci par la torpeur et il filtre de ses yeux ensommeillés un regard clair et sournois.
La fille embrasse la poitrine du jeune homme et s’endort. Le silence est troué par les pleurs lointains d’un enfant.
À coté du lavabo, un cadre d'ébène surplombe une commode d'acajou. Un visage barbu, aux yeux sévères, regarde le couple. L'ombre gagne et la nuit éteint le souvenir.
Le couple n'a pas bougé.
SÉQUENCE XII b.
Les armes de la mort joyeuse
Je me trouvais avec elle dans une très grande salle de cinéma, pleine de jeunes gens excités. La plage était proche et la brise soufflait, mais il faisait chaud.
Au dehors des marchands ambulants vendaient des lunettes de soleil à monture légère et des cornets de glace. Sous les arcades de la galerie qui encerclait le cinéma, les boutiques regorgeaient de bijoux de filigrane, de crucifix dorés, de cartes postales suggestives, de revues sentimentales.
Le film montre des armes superbes, longues fusées blanches striées de corail, obus de turquoise à tête brune. L'arsenal est bâti sur un promontoire et les organes de la mort brillent joyeusement dans le bleu cru d'un ciel pur. Les jeunes exaltés applaudissent dans la salle. La cohérence de la mort vainc la dissonance de la vie. Il n'est d'ordre que du mal. Satan est ressuscité.
À la sortie de la séance, d'une voix soumise et cependant insistante, elle me demanda un bracelet de filigrane.
1ère version 28.11.73. 2ème version 1983
3ème version 24 juillet 1992. 4ème version 12 janvier 2005
SÉQUENCE XII c La découverte La boutique Elle me montra ce qu'elle avait choisi : deux bracelets. Le premier était un ouroboros de bronze patiné. Deux yeux ternes de bitume noir trouaient la tête triangulaire qui happait une queue invisible.
Le second bracelet était formé de spirales frémissantes d'or jaune.Le bracelet-serpent était animé par des ressorts internes. Elle tourna quelques anneaux d'une certaine manière et les yeux se mirent à étinceler. Le bracelet d'or n'était pas moins surprenant, dès qu'on le frôlait, ses spires ondulaient, se contractant ou se dilatant tour à tour.
Elle me présenta aussi un édifice composé de tiges aimantées en fragile équilibre. Il comprenait une partie inerte et une autres animée, en forme de mâchoire de renard. Elle essayait de happer méchamment tout ce qui passait à sa portée et surtout de détruire la partie stable. Pour s'en protéger il était nécessaire de l'emprisonner dans une fiole de verre... car tout ceci était minuscule!
SÉQUENCE XII d
La découverte
Conférence Dans le magasin se trouvaient encore quelques curiosités que j'achetai et emmenai dans mon atelier afin de les expérimenter à loisir.
Plus tard je convoquai les journalistes pour leur annoncer une découverte théorique fondamentale. Je sortis d’une armoire un plateau en forme d’échiquier dont la surface diaprée tenait à la fois du puzzle et de la mosaïque. En effet chaque case était composée d'un assemblage très serré de minuscules aiguilles d'or rose et de tantale bruni. Cet ensemble ne tenait que par aimantation réciproque.
Je vantai aux journalistes la variété incalculable des combinaisons induites par l'orientation des composants. Des milliards de milliards. Toute modification d'une micro-aiguille, affectait le champ magnétique de l'échiquier, induisant d'infimes oscillations dans l'ordonnance globale.
- Suivez-moi bien, insistai-je. De l'extrême complexité de la matière émerge la vie, puis la pensée. Les miracles sont proches. Je fais allusion aux baguettes voraces enfermées dans le réceptacle de verre. Voyez par exemple, ces aiguilles flottantes, agitées d'un frissonnement aléatoire. Elles sont mues par deux forces universelles : la méchanceté conquérante et la résistance hargneuse. Là où des esprits infatués ne voient que jeu de société, je viens de jeter, Messieurs les journalistes, les fondements d'une discipline nouvelle porteuse d'avenir : la théorie de la logique matérielle. Pendant des siècles, les symboles abstraits ont été les véhicules de l'action. On a fini par identifier les choses à leurs étiquettes. Dès aujourd'hui le courant est inversé. Je démontre ici que le déplacement de ces minuscules aiguilles court-circuite la communication abstraite. La pensée manipulatrice surgit de la pulpe des doigts, déléguée à la matière. Les choses représentent des symboles; les symboles, des pensées, les pensées sont réalité, racine de toute communication.
La voix du guetteur faiblit, un nouvel écran s'éclaire et l'on aperçoit une salle de conférence de l'Hôtel Codan, à Copenhague.
Madère, 21 septembre 1973 entre 2h et 3h du matin.
Les Capucins, 26 juillet 1992 0h23.
Paris, 12 janvier 2005 1h07