Art vivant
Une application frappante de mon billet sur l'eau vive, est la création artistique. Il suffit de se promener dans les galeries et dans les musées même célèbres, pour constater qu'à côté d'oeuvres qui nous frappent et qui changent notre regard, on trouve des centaine d'autres qui sans être mauvaises, ni même médiocres, suintent l'ennui.
Le musée du Louvre est ainsi empli de centaines de mètres de cimaises où sont accrochées des peintures au bitume du XIXe siècle. Les figures sont exotiques ou mythologiques, les poses maniérées, les couleurs affadies par une sorte de clair obscur imitant l'ancien. Le temps s'est vengé en assombrissant encore ce qui l'était déjà trop et en avalant dans une nuit sans gloire, des épopées glorieuses, des portraits convenus.
Bruno Lussato avait acheté un Contraste de formes de 1913, * la meilleure époque de Fernand Léger. Son pédigree était impressionnant : il provenait de la galerie Louise Leiris et il était authentifié par Kahnweiler, le découvreur et marchan officiel de Picasso, Léger, et bien d'autres génies. Il avait été exposé par Berggruen où il avait fait la couverture du catalogue préfacé par le célèbre Douglas Cooper et l'affiche de l'expo. Mieux encore, il avait été sélectionné par le Guggenheim qui le considérait comme une oeuvre marquante de l'artiste. Un des spécialistes avait déclaré : "ce tableau fonctionne". Bruno Lussato avait analysé le tableau et avait conclu à son importance historique Mais je n'étais pas convaincue car pour moi, précisément, ce tableau ne fonctionnait pas. Il était statique, faible, sans vie. Je finis par convaincre Bruno de le vendre, car il ne tenait pas le coup devant des oeuvres de Klee, de Tàpies ou de Hartung qui faisaient partie de l'exposition. Lussato envoya la photo à Sotheby's qui, très embarrassé, répondit qu'il faisait partie d'un lot de faux Léger, fourgués à Kahnweiler. J'écrivis à Cooper qui avait préfacé le catalogue. Il répondit à l'encre rouge, ce qui est mauvais signe chez lui, que le tableau était en effet un faux et qu'il avait écrit la préface sans le voir !
* NOTE: Les Contrastes de forme de Leger sont des oeuvres héritées du cubisme, composées de cylindres, de cones, de figures au fort relief et aux couleurs élémentaires assez brutales : rouges, jaunes, bleus et blancs. Le faux Léger dérogeait à cette franchise des couleurs, il montrait des tons pastel et des dégradés qui n'étaient pas dans la manière du peintre. Il reste à se demander pourquoi les conservateurs du Musée Guggneheim; Berggruen le marchand le plus avisé, et bien d'autres, ne se sont pas aperçus de la fraude. La réponse est que la signature de Kahnweiler a orienté leur regard. Ils ont attribué à une innovation ce qui était dû à une maladresse du faussaire.
Les leçons à tirer de cet épisode sont doubles.
D'une part cela montre bien qu'il existe un critère de "vie" ou de "force". Un tableau vivant peut se voir, se revoir indéfiniment. La répétition renforce son aura, car elle accroît la lisibilité qui est essentielle pour en apprécier le contenu. Mais aussi parce que l'oeuvre qui vit est comme l'eau vive de l'Evangile de Saint Jean. Loin d'être consommée passivement, elle imprime en nous sa forme, son style, elle évolue avec l'accoutumance du public, elle pousse comme un rhizome dans l'univers de l'amateur, qu'elle enrichit de mille splendeurs délivrées progressivement, comme ces pilules-retard. Cette prise de conscience est d'autant plus lente que l'oeuvre est plus innovante. On sait combien d'années se sont écoulées avant que les impressionnistes, les fauves, les cubistes, les surréalistes, soient acceptés. Modigliani mourut dans la misère, quant à Picasso, il fallut attendre en France, pays particulièrement conservateur, 1976 pour qu'il soit enfin reconnu par le grand public. La plupart d'entre vous sont trop jeunes pour le savoir, ou trop vieux pour s'en rappeler, dire "c'est du Picasso" était synonyme de "c'est de la fumisterie pour snobs".
Lorsqu'une empreinte sert trop longtemps, elle s'émousse. L'académisme consiste précisément à se copier perpetuellement en respectant la lettre au détriment de l'esprit. Car l'esprit ne peut se résoudre à imiter sans relâche. La routine sert à prendre de la vitesse sur la piste, comme un avion qui se prépare au départ, mais il arrive un moment où l'artiste prend son envol, de la hauteur, et découvre d'autres perspectives. C'est ce qui explique que les plus grands artistes, ont toujours été des novateurs, même lorsque, comme Mondrian ou Rothko, ils ont paru se copier. Le problème, c'est le public. La novation ayant rompu ses amarres, les artistes ne se sont plus souciés de l'adhésion de la masse, et ont avancé, seuls, dans l'avant garde. Loin d'innover pour innover, ils l'ont fait souvent à contre coeur obéissant à une nécessité intérieure. Le public ne pouvait les suivre qu'à des décénnies d'intervalles, le temps nécessaire pour assimiler les nouveaux styles.
Dans toute école il y a les chefs de file et les épigones. Comparez des Picasso, des Juan Gris, des Braque, à des Lhote, des Metzinger, des Herbins et vous aurez saisi d'emblée la supériorité des grands génies. Lhote et les autres comme le Corbusier, n'ont jamais pu se démarquer de la tradition, composant du joli, du rationnel, du classique, saupoudrés pour faire moderne, deu quelques piments cubistes, pour faire moderne. Jamais les chefs de file n'ont consenti à des compromis.
J'aime citer lors de mes conférences, l'exemple de Matisse, qui sentit l'urgence de changer de style au désespoir de ses marchands qui ne reconnaissaient plus sa marque de fabrique. Grâce l'abnégation de sa femme, il accepta l'échec commercial, pour explorer les voies nouvelles. Mais ce ne fut pas le cas de Chirico qui abandonna les mystérieuses figures oniriques de la mériode métaphysique. Le peintre adoucit le mystère, le rendit plus pénétrable" et produisit des oeuvres très néoclassiques. Manque de pot, les peintures dites métaphysiques de sa jeunesse, qu'il avait abandonnées, étaient à l'honneur dans la critique et auprès d'un public d'amateurs. Il essaya à nouveau de copier ses oeuvres du début, mais les copies d'une texture transparente et légère, ne valaient pas les originaux, dont les couleurs sont autrement dramatiques. Citons aussi le cas navrant d'André Derain, un des plus grands fauves. Ses voyages en Italie lui furent fatals. Il emprunta dans les oeuvres de la Renaissance Italienne, protraits et scènes historiques. Le résultat loin d'avoir la vigueur, la vie, des modèles, était au dessous de la moyenne. La répétition avait émoussé le sens critique et avait altéré le jugement du novice.
Je pense à ce propos aux textes sacrés comme la bible et les évangiles. Contrairement au Coran non révélé qui impose le licite et combat l'illicite, déclarés immuables, les Evangiles utilisent les métaphores comme des moules à transcendance. Ces paraboles sont toujours vivantes car évolutives et adaptées aux populations particulières. Il en est de même pour les chefs d'oeuvre. Le public les voit de manière très différente selon la clé de décodage. Elles enfreignent le noeud sémantique de l'Empire, qui se veut objectif, omniscient et omnichrétien.
On ne serait pas juste si on omettait la part individuelle et parentale dans la platitude des messages. Des oeuvres splendides, vivantes, toujours jaillissantes exigent de l'attention pour délivrer leur secret. Klee disait que le spectateur jette un coup d'oeil à la toile, puis décampe, alors qu'il devrait - livre en main - brouter le champ de la toile comme un mouton broute dans une prairie; Le but est de re-créer le chemin créateur de l'artiste. Lorsque Duchamp met des moustaches à la Joconde et écrit au dessous LHOOQ, ce n'est pas de l'oeuvre qu'il se moque, du moins nous osons le supposer, mais du spectateur frivole qui après un coup d'oeil au prodige, revient admiratif et s'achète des tabliers, des essuie-mains, des torchons, des boites de fromage à l'effigie de la Joconde.
La dynamique du vivant
Une fois de plus on doit citer Paul Klee qui dans sa confession créatrice insiste sur l'omniprésence des pôles contraires dans l'oeuvre d'art. En elle se fondent des principes opposés : le clair et l'obscur, le Yin et le Yang, la délicatesse et l'audace brutale. Dans ses conférences sur Guernica, reproduites dans Décodages, Bruno Lussato a montré l'enchevêtrement entre les deux personnaages : le taureau, Yang dépourvu de Yin, la mère : Yin dépourvu de Yang. Le taureau fixe le spectateur, impassible, sans doute complice du carnage, bestialité placide dans son insensibilité, la femme, piétà aux mains ouvertes en signe d'impuissance, hurle sans se battre. La femme livide est encastrée entre les pattes sombres du taureau, ses seins blancs se fondent dans le sexe noir du taureau. Mais il ne s'âgit là qu'une parmi les myriades de correspondances minutieusement organisées de l'oeuvre, porteuses chacune de significations à la fois contradictoires et complémentaires. On peut légitimement voir dans Guernica, une interprétation moderne de la crucifixion d'Issenheim, une scène de tauromachie, l'impuissance des victimes face à la barbarie nazie etc. La complexité de la forme répond à celle du fond : construction classique en pyramide, mise en perspective de praticables et de moulages d'atelier, tryptique calqué du Jardin des Délices de Hiéronimus Bosch, ou encore mythe crétois du minotaure. Plus on regarde cette oeuvre manumentale, plus elle bouge, plus elle apparaît chaque jour différente tout en étant la même. Elle est vivante.