Chronique italienne N°22
Comment recruter un grand dirigeant?
Un billet de Francesco Alberoni dans Corriere della Sera du 16 juillet 2007. Première page.
J'ai trouvé cet éditorial dans le billet de Marina Fédier : Eau vive. J'en reproduit la fin qui sera utile à tous ceux qui cherchent à recruter pour leur firme un dirigeant vivant et non un technocrate mort. Ce ne doit pas être facile à juger par le nombre de zombies qui hantent les états-majors des états, des administrations et des grandes entreprises globalisantes. Les contre-exemples, comme par exemple le choix de Marchionne comme directeur de Fiat, sont particulièrement rares. Voici quelques notations particulièrement fructueuses.
Lorsque vous devez juger une personne dont on dit qu'elles ont beaucoup de talent, qund vous devez choisir un haut dirigeant, quand vous devez choisir un chef, je vous conseille une méthode.
Faites-le parler, participer à vos activités concrètes, écouter librement et connaître vos options. Puis, à l'improviste, dites -lui " peux-tu m'accorder deux minutes de ton temps? Dis-moi si je dois faire ceci ou cela, si je dois dire oui ou non. " S'il se trompe, perd du temps à répondre ou fait de longs discours fumeux, laissez tomber. S'il identifie le point essentiel, soumettez-le encore deux ou trois fois à d'autres épreuves de ce genre, et s'il les surmonte, choisissez-le.
Les faisieux et les disieux
Je crois me souvenir que dans les entreprises industrieuses du Nord de la France, on a coutume de séparer les gens en deux catégories distinctes. La première comprend ceux qui s'expriment en "faisant", c'est à dire en agissant de façon concrète. La deuxième rassemble les intellos de tout bord, ceux qui vous expliquent pourquoi votre fille est muette et qui jouent les mouches du coche.
En France, l'ENA est un des lieux où l'on apprend à parler pour ne rien dire, avec Sciences Po, elle prépare à ces fonctions diplomatiques, où l'on apprend à dire pour ne rien faire. Ce ne serait pas si grave, si ces beaux parleurs restaient cantonnés dans leurs lambris doré. Malheureusement, dans le pays de la parlote, il n'en est rien. Ils essaiment dans l'administration, dans les bureaucraties; et même dans les entreprises multinationales contaminées par Matrix. Partout où ils sévissent, l'eau vive s'éteint, la stagnation et la paralysie gagnent comme une maladie irreversible et insidieuse la firme, et cela est aussi vrai pour les instances politiques internationales que pour des entreprises largement bénéficiaires comme LVMH.
Je me suis aperçu, en lisant l'éditorial d'Alberoni, que mes clients les plus prestigieux m'appliquaient le test des deux minutes, à mon insu et peut-être au leur. Je comprends mieux à présent, la violente migraine qui me saisit avant et pendant chacune de nos entrevues.
Jusqu'ici je pensais avoir avec mes interlocuteurs des relations courtoises, où j'étais considéré avec le respect un peu cérémonieux dû au "professeur". Nos entretiens, se déroulaient dans un style décontracté, presque nonchalant, et on procédait par bâtons rompus, quelquefois même en passant du coq à l'âme... pardon pour le lapsus, du coq à l'âne. Après les séances, qui se déroulaient de façon courtoise et presque amicale, je poussais un soupir de soulagement, sans savoir pourquoi. Maintenant je sais!
En repassant mentalement ces échanges, je me suis aperçu que j'étais peut-être manipulé, ce qui est un comble pour un spécialiste de la désinformation! Mes puissants interlocuteurs, décrivaient autour de moi des cercles sémantiques de plus en plus serrés, comme l'épervier qui guette sa proie pour, ensuite, après m'avoir présenté la situation de la manière la plus floue et la plus confuse possible, fondre sur moi avec la question " qua feriez-vous à ma place?" ou encore " quelle est la bonne décision?. Ignorant le jeu, je répondais immédiatement et d'instinct, de manière spontanée et sans réfléchir. Et c'était souvent, sinon la bonne réponse, du moins, celle qui correspondait à l'intuition du fondateur et pour lequel il voulait avoir confirmation. Mon subconscient devait se rendre compte de la manipulation puisqu'avant nos séances, je vidais mon esprit et j'évitais de lire ou d'écouter quoi que ce soit en relation avec les affaires en cours.
Mon ego ravalé, je dois admettre que mes clients ont raison et d'ailleurs ils ont su remarquablement s'entourer, évitant les pièges des critères standardisés des questionnaires. A ce propos il me faut signaler une règle qui m'a été apprise par Richard Wagner dans Siegfried, un drame d'apprentissage. Le sage ne pose jamais de questions dont il a la réponse pour le plaisir de mettre son interlocuteur en défaut, mais des questions dont il n'a pas la réponse, dans l'espoir que les efforts communs d'élucidation avec son conseiller lui permette d'avancer dans la connaissance. Je n'ai jamais procédé autrement lors des soutenances de thèse que je présidais et j'ai ainsi appris beaucoup de ces échanges tatônnants avec mes élèves.