Le Départ, d'après le tryptique de Max Beckmann
Séquence XV de L'Entretien
La séparation fut déchirante.
Je fus comme dépouillé de ma propre peau, de ma propre chair, de mes propres yeux. Ces yeux qui ne surent pas déceler la menace mortelle sous la trompeuse familiarité des apparences.
N'est-ce donc pas cette familiarité qui polissait le piston broyeur, lubrifiant sa pénétration néfaste, trois temps en avant, deux temps en arrière? Familiarité complice du viol des masses.
Et mes oreilles donc?
Anesthésiée était ma volonté par les paroles atrophiantes, les chuchotements flatteurs, les mots de compréhension et d'espoir. Leur ronronnement hypnotique neutralisait les vociférations des démagogues.
Adieu donc mes oreilles, vous serez remplacées.Bientôt les sons aigres de l'étranger me blesseront le coeur.
Mon coeur!
Ne devrais-je pas le laisser derrière moi, avec ceux qu'il me faut quitter, objets intenses de ma douleur?
Je les revois, les yeux secs, incompréhensifs et hostiles. Ils me regardèrent m'éloigner, mendiant de la peur, refusant les richesses de leur enracinement. Ils s'enfonçaient voluptueusement dans les sables mouvants. Ils savaient, mais incapables de résister à l'aspiration, ils restaient, amarrés au continent déchu par le cordon ombilical de l'habitude.
Je pleure ma belle maison, mon jardin d'horloger, mes alliés en esprit, ces compagnons sans coeur. En me séparant d'eux, c'est mon âme que j'abandonne.
Ô le sourire de ceux qui nous sont chers, leurs drames minuscules, leurs querelles fragiles et tenaces, leurs haines pugnaces armées de bonne conscience !
Je me croyais seul et voici: les mots eux-mêmes me quittent, effacés par une plus grande solitude.
Mon bateau s'écarte doucement du rivage. Le pays qui m'accueillera est vide de sons et de sens. J'y apporte avec moi cette culture ancestrale purifiée par tant d'abandons. Transplantée se renforcera-t-elle ou touchera-t-elle ou touchera-t-elle à sa fin?
Derrière moi au loin les maisons se lézardent, les arbres grisonnent, les champs se froncent et les monts se plissent. Les étangs s'opacifient. Des bulles sanglantes crèvent à la surface de la tourbe immonde. Des clameurs immenses m'atteignent encore : sons acides de fête, hurlements scandés de triomphe et d'horreur.
Du ventre béant du ciel, de lourds nuages, des trombes de vase s'abattent sur le continent perdu.
Soudain le silence succède au tumulte.
Mon bateau glisse léger sur les eaux bleues du ciel.
La mère est radieuse bien qu'elle ne sourie point. Elle songe à l'ombre du passé et son visage est ensoleillé. L'enfant de nos pensées pose un énigmatique regard sur le passeur masqué.
Silence béni, léger et avenant. La courbure de l'horizon s'est évanouie mais le bateau continue de voguer dans les eaux bleues du temps. La douce anesthésié des grands chocs opère : je survis, je vis, je revivrai. Pareil à Loth, je n'ose me retourner.
J'ai atteint l'enveloppe de cristal. Quelque part un nouveau foyer m'attend peut-être. Timonier, ne te hâte pas. Que mon voyage ne soit point sans retour.
Frappés par une catastrophe intérieure mes souvenirs viennent de s'éteindre et je sombre dans le dedans, sans frein, sans limites.
Munich 9 Août 1981. Paris 31 Janvier 2005 BLF DGG