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10
Chunks
Je me saisis d'une boule de pâte et la réchauffai pour la ramollir, puis la tendis à Mackensie avec la médaille de Lincoln. Je me constituai à l'autre bout de la table, là où je m'étais installé, un stock confortable de pâte amollie. Entre nous, le four à micro-ondes pour chauffer, et un saladier où nageaient des glaçons, pour refroidir le magma.
- Tu vas à présent me communiquer la forme de la médaille en en prenant l'empreinte et en me l'envoyant.
Il acquiesça. Il m'adressa l'empreinte de Lincoln après l'avoir durcie dans le saladier. Je lui montrai que la forme était bien conservée mais qu'elle était en creux. Afin de reconstituer le relief original, à partir de la première empreinte j'en fabriquai une seconde, semblable cette fois-ci à la médaille originale, à l'exception de l'apparence grisâtre et terne qui différait de l'or brillant du formant. Après quoi je ramollis sous le micro-ondes la première empreinte qui avait servi de moule, et je la retournai à l'envoyeur. La situation finale était semblable à l'état initial, à une exception près : une partie de mon stock de magma avait été formé à l'identique. Nous étions tous deux possesseurs d'une médaille identique. La forme possédait la propriété miraculeuse de se dédoubler. Elle aurait pu aussi bien se multiplier à l'infini.
Je m'emparai alors du stock de Mackensie et en prélevai la plus grande partie en ne lui laissant qu'une toute petite quantité de pâte à modeler.
- Tu vas à nouveau me communiquer la forme de la médaille.
- Tu veux rigoler? Il n'y a pas assez de pâte pour couvrir la médaille!
- Essaye quand même! L'imagination ça sert à quoi?
D'un air de défi il se saisit de la petite boule de pâte en l'aplatissant en une mince pellicule, pour qu'elle puisse couvrir toute la surface. Mais le relief était comme aplati faute d'une épaisseur suffisante. Alors Mackensie se résigna à couvrir une petite partie de la médaille: les yeux, le nez et la barbe du vénéré patriarche et il me l'adressa. - " Tant pis, tu n'as pas tout mais c'est mieux que rien" lança-t-il boudeur. Je pris l'empreinte du moule partiel, puis lui renvoyai sa pâte à modeler, prête à l'usage. Il comprit d'emblée et prenant l'empreinte du costume et des épaules, il la poussa vers moi. Ainsi au bout de quatre voyages, je me trouvai en possession de quatre fragments qui replacés dans le bon ordre, reconstituaient l'effigie complète du Président. - Tu vois que tu as pu m'envoyer l'information avec quatre fois moins de magma, qu'il n'en fallait auparavant.
- Oui, mais j'ai dû faire l'opération en quatre fois. Et l'empreinte a fait quatre voyages au lieu d'un seul. Perte de temps.
J'assemblai les quatre fragments de Lincoln dans l'ordre où le les avais reçus. Cela ressemblait à une image surréaliste. Le costume et la cravate jouxtaient la barbe et le joue droite, et débouchaient sur le chapeau et le drapeau américain. - C'est moche, dis-je. Tu as raté ton coup.
- Tu plaisantes? C'est ta faute. Tu as tout assemblé de tort et à travers!
- Comment veux-tu que je m'y prenne si tu ne m'adresses pas le plan d'assemblage?
- Ben, tu peux le deviner. T'as déjà vu une image de Lincoln!
- Je ne suis pas censé la mémoriser. Si j'avais remis les fragments dans le bon ordre, d'après l'image intérieure que j'ai en moi, j'aurais ajouté à l'information que tu m'as transmise, ma part personnelle, une formation.
- Quelle différence ça fait?
- Tu aurais pu m'adresser volontairement une médaille comique dans laquelle le véritable président est coiffé d'une barbe et porte ses cheveux sous son menton. Il me faut donc un plan d'assemblage pour que je sois sûr de reconstituer l'information globale.
- Bien entendu, je puis confectionner une toute petite médaille de Lincoln, une maquette, mais ça demande de la pâte à modeler supplémentaire.
- Il suffit tout simplement que tu numérotes les empreintes successives, et que tu m'adresse une livraison supplémentaire portant le schéma d'assemblage des numéros.
- Compris. Mais à quoi ça rime tout ça?
- Qu'est-ce qui se passe si je te donne un tout petit morceau de pâte, ça par exemple?
- Ben, je dois faire au moins vingt empreintes, vingt envois de moule, et un plan d'assemblage encore plus compliqué.
- Si tu regardes attentivement, tu verras que la pâte se compose de grains assez gros.
- C'est juste. C'est pourquoi la surface de mon empreinte est rugueuse, granuleuse. Elle aurait été bien plus précise si les grains avaient été plus fins.
- On appelle le nombre de grains de la pâte, le niveau de résolution. Lorsque la pâte est fine, le nombre de grains par cm2 est plus grand, l'empreinte est plus fidèle, de meilleure qualité.
- Tiens, c'est comme en photo les pixels. Plus les pixels sont nombreux, meilleure est l'image, on peut même en tirer des posters. Si les pixels sont moins nombreux, on les voit apparaître. C'est comme dans les anciens appareils de photos argentiques. Lorsque le film est à haute résolution on ne voit pas le grain.
- C'est cela. Maintenant prenons ce morceau de pâte et essayons de compter le nombre de grains.
- Tu plaisantes? Il doit y en avoir des milliers.
- Pourquoi?
- Pour prendre l'image de la médaille aussi fine qu'avec la pâte, il me faut la caméra Sony de Rocky. Il en a rêvé, Sony l'a fait, et son paternel la lui a achetée. Elle fait cinq millions de Pixels. Donc, la pâte a cinq millions de grains.
- Si je te demande de me transmettre l'information de la médaille à l'aide d'un seul des grains qui la composent, combien d'empreintes te faut-il prendre et combien de voyages?
- C'est impossible, ça n'est pas réalisable.
- Tu n'as pas répondu.
- Au moins ... voyons. S'il faut quatre voyages pour le quart de la pâte utilisable, pour un seul grain, il faudra donc... cinq millions de voyages. Oui, cinq millions. C'est fou!
- Tu oublies le plan d'assemblage.
- Tu vois ça devient dément! Le mieux c'est d'avoir assez de magma et de ne faire qu'un seul voyage.
- Nous allons, pour jouer, imaginer que nous allons mouler la statue de la Liberté et l'envoyer à Paris pour compléter le morceau qu'on a déjà donné aux Français, en souvenir.
- C'est idiot! C'est trop grand et trop lourd. Pourquoi penser à des choses impossibles?
- En changeant l'échelle d'un phénomène, on en fait apparaître des propriétés intéressantes. C'est ce que Einstein appelait des "expériences de pensées". Essaie à présent d'imaginer que tu es un super géant et que tu veux envoyer place de l'Alma la statue, ou de quoi la reconstituer.
- Pourquoi à la place de l'Alma?
- C'est là que se trouve déjà la main qui tient la torche. Et que Diana a eu son accident. Il y a beaucoup de touristes qui passent par là.
- Bon. Alors je comprends, ce serait un vrai scoop! Hé bien, le prendrais un super moulage en super pâte à modeler, je ferai durcir l'empreinte et je l'enverrai à Paris. La bas les frenchies, prendront une empreinte du moule, et le tour est joué.
- Tu crois que c'est faisable?
- Non.
- Pourquoi?
- Ben, il faudrait des tonnes de plastique, et des super-fours pour l'amollir, puis ça mettrait des semaines à refroidir et pour transporter ça en avion ou en bateau, c'est pas faisable. Ou en tout cas ce serait très cher. En plus, ça doit être très fragile une masse comme ça. Pendant les manutentions ça risque de l'effriter, de s'amollir.
- Tu n'as pas tort. Un jour un peintre espagnol qui s'appelle Tápiès a peint en matière plastique faite avec du sable et de la colle, une noix de deux mètres de haut, une espèce d'empreinte collée sur un panneau de bois. Au bout d'un mois elle a commencé à se déformer sous son propre poids, puis à couler. Alors qu'est-ce qu'on fait?
- C'est facile. On prend l'empreinte en plusieurs morceaux : la tête, le cou, les mains, le torse, etc. Ce sera moins cher à envoyer. Je joins le plan d'assemblage pour qu'il ne mettent pas les pieds à la place des mains.
- Et si les morceaux sont plus petits. Par exemple qu'on découpe la statue en dix mille petits cubes de un litre, je dis ça comme ça, et un plan numéroté qui reconstitue l'ensemble par une grille de trois chiffres?
- Ce serait encore plus simple, parce qu'on pourrait expédier les morceaux par la poste, mais l'assemblage n'est pas facile. On pourrait se tromper et des morceaux peuvent se perdre. Se perdre, mais pas se déformer, parce que des masses de plastique de trois livres c'est moins fragile qu'une masse de milliers de tonnes.
- Si nous appelons des chunks les morceaux de l'empreinte, qu'est-ce qu'on peut en déduire?
- Que plus on divise l'empreinte, plus les chunks sont petits, plus il en faut, ou alors s'il n'y en a qu'un seul, plus il faut faire de voyages. Puis plus ils sont petits, plus ils sont légers, moins ça coûte à transporter, ils sont moins déformables, mais il faut un plan d'assemblage plus chialé. Et on peut se tromper plus facilement que si on transporte tout d'une pièce.
- Par conséquent, ce n'est pas pareil de transporter la même information en une seule masse, ou en plusieurs petites empreintes?
- Bien sûr. Divisée en petit paquets on peut l'envoyer comme colis poste, et si c'est encore plus petit et léger, dans une simple enveloppe.
-Tu viens d'énoncer une propriété importante de la communication. L'information n'a pas les mêmes propriétés quand elle est transmise en un petit nombre de voyages et en chunks lourds ou en un grand nombre de voyages (ou de paquets) en chunks léger. L'information est dans le premier cas plus molle, plus déformable que dans l'autre.
- Et ça conduit où?
- Lorsque tu lis un mode d'emploi, tu transportes de l'information de la feuille de papier à ton cerveau. Tu fais des empreintes successives. la lumière blanche, qui est magma homogène, non formé, prend le moulage du texte, fait de blancs et de noirs, puis les transporte vers la rétine qui les transforme en influx nerveux, en ondes qui arriveront dans la zone calcarine, derrière le cerveau, au dessus de ta nuque. Mais tu peux faire faire un ou plusieurs voyages à l'empreinte.
- Je ne pige pas du tout.
- Comment fait quelqu'un qui apprend tout juste à lire, devant le mode d'emploi?
- Il touche du doigt chaque lettre et il les combine dans son cerveau pour en faire des syllabes. Ou alors il lit syllabe par syllabe.
- C'est ce qu tu fais?
- Bien entendu pas, je sais lire moi! Je lis mot par mot et même plusieurs mots à la fois. Par exemple "Mode d'emploi"c'est un bloc, ou encore quand dans mon ordinateur Windows me lance une connerie comme "votre ordinateur vient de récupérer d'une erreur sérieuse", je lis tout ça d'un coup. Je ne vais pas me fatiguer à lire mot à mot. Sinatra lui est encore plus fort. Il peut d'un coup d'oeil lire deux ou trois phrases du mode d'emploi.
- Sinatra?
- Sinatra Galiano. C'est un Geek, un fort en thème, crevé, toujours devant son ordinateur et ses bouquins. A force d'en lire, il peut même dévorer des pages toutes entières, d'un coup. Il dit que c'est de la lecture globale, ou de la lecture rapide et que ça s'apprend, mais c'est des boniments. J'ai essayé la méthode globale et ça marche pas. Il lit comme ça par routine, par habitude. C'est comme un champion d'échecs. Sinatra est un champion d'échecs. Moi, j'ai essayé, mais j'avais du mal à voir d'un coup les pièces. Je me concentrais d'abord sur le fou puis sur la reine et ses pions... Lui d'un coup d'oeil il voit tout l'échiquier, et en même temps quatre ou cinq qu'il imagine, le temps que j'aie seulement compté les pions!
- Si tu traduis toutes ces passionnantes observations en chunks qu'est ce que tu constates?
- Que plus on est entraînés, plus on absorbe l'information par gros morceaux, par chunks lourds, et plus les chunks sont lourd, moins il en faut pour ingurgiter l'info et moins il y a de voyages. Donc, plus ça va vite. Mais dis donc, qui est-ce qui a inventé les chunks?
- Ce sont deux savants, Georges Miller et Karl Pribram. Ils ont trouvé quelque chose de très important : qu'on ne peut jamais ingurgiter plus de cinq à neuf chunks à la fois. On appelle d'ailleurs le nombre sept plus ou moins deux, le nombre de Miller.
- C'est un nombre magique sept.
- Oui. C'est même sous ce titre que Miller a présenté sa publication " le nombre magique sept". C'est pourquoi on a du mal à imaginer d'un coup plus de dix choses. Quand on dépasse ce nombre on est obligés de fractionner l'information. On dit un semestre, ou une demi douzaine.
- D'où ça vient chunk?
- Je ne l'ai pas su pendant toutes mes années d'apprentissage. Je connaissais Pribram et Miller, comme tous mes camarades et je suppose que chunk, ça venait de morceau. Mais bien plus tard j'eus la réponse. Je me trouvais à une signature de livres. L'auteur, Catherine Neville, une grande et belle femme, signait un roman extraordinaire, un thriller dans le genre de Ludlum ou du Da Vinci code. Son mari, était un petit barbu, au physique de chaman, grand spécialiste des hologrammes. Il aurait pu être son père. J'appris en parlant avec lui qu'il n'était autre que le célèbre Pribram, co-auteur des chunks. Je l'interrogeai comme toi : d'où ça vient chunk? Il me répondit qu'un jour il se trouvait avec Miller dans un restaurant chinois appelé chunking. Ils discutaient des ces blocs d'information concentrée, de magma formé et parcellaire, tout en mangeant avec leurs baguettes, du riz dans des bols. Il fallait bien plus de voyages de la baguette à la bouche, que s'ils avaient utilisé une cuillère, et c'est ainsi qu'ils découvrirent la loi du morcellement. Les grains isolés de riz étaient plus durs, moins déformables que de grosses bouchées. On compensait le nombre de voyage par la vitesse, ahurissante pour un occidental, du maniement des baguettes. Pribram eut l'idée d'appeler ces unités de communication, chunks, d'après chunking, le nom du restaurant. Le chunking était l'acte de rassembler les grains de riz en morceaux.
- Manger le riz un grain après l'autre, c'est idiot!
- C'est pourtant ce que tu fais quand tu scanne une image ou que tu prends une photo numérique. Tu divises une empreinte de plusieurs inches de long, en minuscules impulsions binaires: des zéros et des uns. Regarde un CD ROM au microscope. Tu verras alignés comme les grains de riz de Pribram, de petites cuvettes. Ce sont les chunks les plus légers, les plus durs qui existent.
- C'est pourquoi la communication numérique est plus sûre que l'analogique? L'analogique c'est l'empreinte totale, prise en une fois alors qu'on divise en tous petits paquets le moule pour le transmettre. Et ça va très vite grâce au câble. On transmet plus vite par le Net que par la poste.
- Oui. d'ailleurs on appelle paquets, les grains de riz, et les informaticiens les représentent par des nombres binaires, des zéros et des uns. Ils les nomment binary digits, bits pour abréger.
- Il faut beaucoup de bits pour transmettre la statue de la liberté!
- Il faut beaucoup de bits pour transmettre n'importe quoi de significatif. C'est pourquoi on invente chaque année de nouvelles unités. Au début c'était l'octet ou 8 bits, puis le K octet, le Mégaoctet, le Téraoctet, puis le Pataoctet. Il n'y a plus de fin.
- Le bit est donc le plus léger des chunks?
- Tout à fait.
- Mais pourquoi on continue à envoyer des chunks lourds, de grosses bouchées d'informations au lieu de bits bien plus commodes et indéformables?
- Tout d'abord ça se fait de moins en moins. C'est pourquoi on dit qu'on passe au numérique. Tout est scanné, numérisé, même l'homme. Mais il y a une limite. C'est celle du terminus.
- C'est quoi le terminus?
- Quand tu prends ton empreinte, même binaire, le formant n'est pas une série de bits. C'est quelque chose de concret, de global, que ce soit ton poisson ou un groupe d'élèves qui posent sous la caméra. Et pour pouvoir percevoir l'empreinte, il faut reconstituer l'empreinte originale au moyen d'un plan d'assemblage. Tu ne peux écouter des séquences de zeros et de uns à la place de la musique et des images. Il faut rassembler à un moment les chunks légers en chunks lourds pour reconstituer l'empreinte originale. Le terminus, c'est la dernière empreinte, celle qui va donner naissance à ta perception.
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La dernière empreinte
- Tu veux dire, ce qui se passe dans ma tête? Tout ce que je vois et je touche, et j'écoute, et je sens?
- C'est exactement cela. C'est le champ de conscience, la seule chose qui compte pour toi, pour moi, pour n'importe quel être humain. Un ordinateur n'a pas de conscience.
- Et qu'est-ce qui correspond à la pâte à modeler dans mon champ de conscience, comme tu dis?
- Des particules psi, sans temps ni espace qui au contact de l'influx nerveux affleurant au cortex, sont formées, donc informées, comme un écran à plasma est activé par les courants électriques qui le parcourent. Or le champ de conscience a ses exigences. Il n'admet ni des chunks trop légers, ni des chunks trop lourds.
- C'est vrai que des 0 et des 1 qui se succèdent sont incompréhensibles pour moi. Mais qu'est-ce qu'on appelle un chunk très lourd? Il existe donc une échelle de "chunking"?
- Tout à fait. Elle est comparable à celle qu'utilisent les minéralogistes pour étalonner la dureté d'un spécimen. Cela va du talc, le plus tendre des minéraux qui occupe le premier degré de l'échelle à 10, le diamant, le plus dur des cristaux. Elle n'est pas très homogène, car l'intervalle qui sépare le diamant du saphir qui occupe le degré 9 est supérieur à celui qui sépare le saphir des autres minéraux de de degré 8. C'est une échelle d'ordre, pas de mesure. Mais elle n'en est pas moins utile.
- On peut d'après toi, classer une information par degré de dureté?
- Oui. Cela ne concerne pas l'information elle même comme la dureté d'un minéral ne dépend pas de sa composition chimique. C'est plutôt une question d'arrangement des molécules, de structure interne. Par exemple le graphite, qui est un des corps les plus mou, le carborendum qui est très dur, et le diamant, sont tous trois constitués des mêmes atomes de carbone, mais disposés autrement. Le graphique cristallise en lamelles hexagonales qui glissent les unes sur les autres, alors que le diamant est une véritable matrice à trois dimensions, formant un cube parfait.
- Cela veut dire qu'une même empreinte, une même information peuvent selon la manière dont leurs éléments sont disposés, être durs ou mous?
- Oui. et c'est le chunking qui leur confère la qualité de dureté ou de malléabilité. Mais cela va plus loin. Lorsque l'empreinte est fragmentée, elle perd de la substance, c'est le plan d'assemblage qui permet de la reconstituer. On dit que le tout est supérieur aux parties. L'empreinte globale, le chunk lourd est plus complexe que la somme des chunks légers qui la constituent. Lorsque tu construis un formant à partir de pièces élémentaires, comme un château à partir de cartes à jouer, tu fais émerger une forme supplémentaire : le château.
- Ce que tu essaies de me dire, c'est que lorsqu'on numérise une information elle perd de sa substance?
- C'est tout à fait ça. Elle est appauvrie.
- Je veux des exemples.
- Nous allons construire l'échelle de dureté de l'information. Le degré 1, c'est le bit, c'est à dire la séquence de zéros et de uns, une séquence très longue de particules minuscules.
- Pourquoi commencer par le plus dur, le diamant, plutôt que par le plus mou, le talc, comme pour l'échelle de dureté?
- Parce que pour le minéralogiste la dureté est une qualité. On va du plus friable au plus noble. Le diamant est inrayable. Le verre qui a un degré 7 est médiocre. Nous tous préférons le diamant au verre. De plus la dureté confère une autre propriété au cristal : l'éclat. Le zircon par exemple, se situe entre le verre et le diamant, à la fois par sa dureté et son éclat. Mais en ce qui concerne ta pâte à modeler, il en est autrement. La dureté n'est plus une qualité aussi prisée, il faut prendre en compte tout ce qui est détruit par la numérisation, le sens, la complexité, le qualitatif.
- Je ne comprends plus du tout. Dans tous les articles sur l'information, on dit que la numérisation c'est le progrès. Qu'on ne peut être sûr d'une information que si elle est numérisée. J'ai entendu un jour des microsillons, ces disques de 12 inches, ou le signal est gravé sous forme d'ondes que tu peux voir à la loupe. Le son crachote, il y a de la perte de fréquences aiguës, de dynamique. On m'a dit que c'est de l'analogique. La galette de vinyle c'est une empreinte du son. Lorsque Eminem enregistre une chanson sur le moule, c'est toute l'empreinte qui est prise d'un coup. Un disque microsillon c'est un gros chunk. Au contraire le CD divise la chanson en une quantité énorme de bits. Et pourtant le résultat qualitatif est du côté des chunks durs. Ça ne tient pas ton raisonnement!
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Les degrés de synthèse
Le garçon avait oublié d'être bête. Il avait mis le doigt sur une des ambiguïtés du concept d'information. Ce qui échappe à des professionnels, comment le faire saisir à un adolescent inculte de quatorze ans? Je me lançai.
- Où as-tu écouté les microsillons dont tu parles?
- Chez les Galiano. Le père de Sinatra est un fou de musique, c'est pour ça qu'il a appelé Sinatra, Sinatra. En honneur de Sinatra, son chanteur favori? Il a tous ses disques.
- Pourquoi avoir écouté des microsillons et pas des CD?
- Tout Sinatra n'est pas édité en CD, il y a des microsillons non repiqués qui sont introuvables, des pièces de collection.
- Ce que tu as entendu, était de ceux-là?
- Non. Ce n'était pas du Sinatra d'ailleurs mais un groupe de Jazz. Du Duke Ellington.
- Alors, pourquoi l'avoir écouté sur microsillon?
- Le vieux dit que c'est bien meilleur que du numérique. Les sillons analogiques captent des micro-informations, comme il dit, qui restituent l'ambiance, le vrai son de Duke? C'est vivant qu'il dit, alors que le CD, c'est mort, comme de la conserve.
- Et toi qu'est-ce que tu en penses?
- Je sais pas. Je ne l'ai jamais écouté en direct, mais c'est vrai que rien ne vaut d'être dans la salle. Quand j'entends Eminem ou Shaqueel Kakazian, il y a quelque chose qui passe et qui manque dans le numérique.
Je ne connais ni Eminem ni Kakazian, mais je suppose que c'est l'idole des jeunes. Autant marcher dans le sens du vent. Va pour Eminem, va pour Kakazian.
- C'est précisément ce que j'essaye de te faire comprendre. Et pourtant il y a une restriction à tout cela. Lorsque tu compares la voix de Eminem telle que tu l'entends en vrai avec celle qui te parvient par le numérique, tu es tout faux.
- Pourquoi? Je compare le réel avec son empreinte numérique.
- Non. Galiano le fait, pas toi.
- Je comprends pas.
- Du temps ou Galiano entendait Armstrong, Art Tatum ou Sinatra, c'était dans des bars ou des salles de petites dimensions. Il comparait la voix réelle, les vibrations qui sortaient du saxo, avec leur empreinte gravée dans le vinyle. Mais, lorsque toi, tu entends Kakazian dans une salle de deux mille personnes, ou dans un campus, ce sont des haut-parleurs hurlants que écoutes, des empreintes de mauvaise qualité. La voix de la Kakazian reste enfouie sous le bruit numérique.
- C'est pas toujours comme ça?
- Non. Les amateurs de musique classique savent que rien ne vaut le concert ou l'opéra, car ils entendent les voix et le son des instruments, non trafiqués. Et eux, entendent la différence entre le microsillon et le numérique.
- Mais alors, pourquoi le numérique s'est imposé?
- C'est que le microsillon est fragile. Au bout de quelques auditions, il perd ses fréquences aigües, il crachote, les résonances des instruments sont effacées et en définitive il est moins bon que le numérique. C'est donc un problème de transmission pas de création.
- C'est normal. Puisque les chunks analogiques du microsillon sont plus lourds, ils sont plus déformables. Mais quelle est l'échelle qui va du dur et pauvre, au mou et riche?
- Tout à fait en bas nous partons des 0 et des 1. Mais on peut les compacter dans le système décimal. Au lieu d'écrire 010 et 111, on écrit 7 et 8. Comme tu vois le décimal est plus compact.
- Et il est plus facile à retenir parce qu'il y a moins de chiffres, et aussi parce que c'est moins monotone. 001000110111001111000, on s'y perd mais 11.10.2001 on s'y retrouve.
- Surtout si tu compactes le numérique en blocs : 11 est séparé de 10 et de 2001. Mais si on continue, on peut compacter en lettres les chiffres, ce sont des "notions" alphanumériques. Autrefois, au lieu de 044112497623, on disait " Grosvenor 76 23 à Londres, Angleterre. C'était plus long mais plus parlant.
- L'avantage c'est que Grosvenor, Londres c'est plus facile à mémoriser que 004411249. Tu ne confonds pas avec Rgoveron, Londes, alors que si tu te trompes sur les chiffres, tu le remarques pas.
- C'est dû au fait que lorsque les choses ont un sens, une cohérence ressentie, elles sont plus faciles à identifier, à mémoriser et à contrôler. Si nous continuons à compacter, nous formons à partir des mots des phrases tout entières comme "Votez pour Bush!" ou encore "Mettez un tigre dans votre moteur". Cela se lit d'un bloc et se mémorise d'un bloc.
- Mais ce n'est pas facile lorsque la phrase est longue. "Pour ouvrir le carton munissez-vous d'un couteau en prenant bien soin de le tenir par le manche, Panasonic déclinant toute responsabilité en cas de coupure, approchez-le de la partie supérieure de l'emballage posé horizontalement sur le sol ou sur une table, et identifiez le signe représentant une paire de ciseaux découpant un pointillé". Il ne m'est pas possible de lire tout ça d'un coup.
- C'est normal. Le chunk correspondant est trop lourd pour pouvoir être formé. Il explose spontanément en des chunks plus légers. Tu peux les énumérer?
- . . . ?
- Essaie d'identifier les plus gros morceaux de phrase que tu peux appréhender d'emblée;
- "Pour ouvrir le carton", puis "munissez vous d'un couteau", "en prenant bien soin", " de le tenir par le manche", " Panasonic déclinant toute responsabilité en cas de coupure"... Faut-il que je continue?
- Non, ça peut aller. Tes chunks compactent quatre à cinq mots. Mais on peut continuer plus loin dans l'échelle. Tiens, prends cette feuille et fais un dessin illustrant ces instructions.
- OK. voila le dessus du carton, je dessine le pointillé à moitié découpé par les ciseaux qu'un monsieur tient à la main.
- Par le manche?
- Bien sûr que non. Voilà, il suffit de voir ce schéma pour comprendre. pas besoin de se farcir la littérature.
- Hé bien, tu a visé dans le mille. Un coup d'oeil sur ton dessin vaut autant que le lecture d'une page de mode d'emploi. Ton dessin est donc un mode d'emploi très compacté. C'est un chunk lourd. La formule célèbre de Napoléon exprime bien les vertus du compactage : un petit croquis vaut mieux qu'un long dessin.
- Qu'y a-t-il de plus lourd qu'un dessin?
- Une peinture, une photo en couleur, un dessin animé, une séquence de cinéma. Essaie de décomposer un film dans ses milliers d'images, et visualise le tout.
- Ce serait indigeste, bien sûr. Donc si les phrases sont au degré ... je ne me rappelle plus, comptons : 1, digital numérique, 2. décimal, 3, mots, 4 phrases. Voilà. Le dessin se situe donc au degré 5.
- Non. Entre le dessin et la phrase il y a encore un échelon. En effet le texte que tu m'as donné est extrait d'un mode d'emploi, donc sans ambiguïté. Mais en voici un autre bien différent (Note du traducteur. Kevin Bronstein a emprunté son exemple à Joyce. Nous transposons ce texte poétique par les premiers vers de Chansons d'automne de Verlaine).."Les sanglots longs des violons de l'automne, bercent mon coeur d'une langueur monotone".
- Ça veut dire quoi ce charabia?
- C'est de la poésie. Si tu traduis pour un chinois ces vers de la même façon que tut t'y prends pour le mode d'emploi, il se demandera si les occidentaux ne sont pas un peu fous. Tout d'abord, comment une saison peut-elle posséder un instrument? Comment un instrument peut-il sangloter? Y a-t-il en occident des sanglots longs et des sanglots courts? Pourrait-on imaginer les soupirs courts des flûtes de l'été?
- Pourquoi pas? C’est du pareil au même.
- Tu réagis comme le chinois, ce qui montre que tu es totalement coupé de nos racines européennes.
- L'Europe c'est vieux, c'est le passé. Ces flûtes et ces violons à quoi ça rime? Et la langueur monotone c'est déprimant. Le type qui a écrit ça, devait être dépressif. On n'a pas besoin de ces trucs d'intellectuels chez nous.
- Justement, c'est que tu lis ce texte comme si c'était un mode d'emploi. Mais il faut le décoder, derrière chaque mot se cachent des résonances.
- Explique-moi ça.
- Tout d'abord il faut connaître le contexte. Verlaine est un grand poète français, méconnu en son temps, désespéré, il broie du noir. Il exprime l'état d'esprit de tous ceux qui comme lui, ont perdu le sens de la vie et n'ont plus la force de remonter la pente.
- C'est un peu comme Eminem. Ce sont des paumés.
- C'est cela. Mais Verlaine remplace la musique et le beat des rappeurs par le rythme et le son des syllabes. Il compare le bruit de la pluie et le hurlement du vent au raclement de l'archet sur les cordes du violon.
- C'est quoi le raclement d'un archet?
Je commence à perdre pied. Comment expliquer à un aveugle ce qu'est la couleur blanche?
- Tu n'as jamais vu un violoniste jouer?
- J'en ai vu des tas dans un orchestre qui accompagnait le French Cancan. à Broadway. Mais c'était de loin. Et les violons, ils ne sanglotaient pas, c'était doux.
- Bon. Tu peux imaginer que les violons peuvent aussi jouer d'une manière soul, comme quand une fille pleure parce qu'on l'a abandonnée et que chaque sanglot est long, long, pas saccadé et brutal. C'est beaucoup plus triste. Et lorsque ça ne cesse pas, que sans arrêt tu entends ces pleurs doux et longs, ça fini par te bercer, comme par t'endormir. Tu te mets à rêver, à cause du rythme régulier, lent, doux, comme une plainte désespérée.
- C'est mieux qu'Eminem ça, c'est plus... Il y a vraiment tout ça dans ces deux vers. "Les sanglots longs des violons de l'automne... tous ces o et ces ongs, et ces l... Les o et les ons répétés, c'est comme une plainte, et les l, dans glots, longs, lons, l'au, c'est mouillé. Il a fait exprès Verlaine?
- Bien sûr. Et écoute le rythme en tapant avec ton crayon contre la table pendant que je récite le poème.
- Ta ta ta ta - ta ta ta - ta ta ta --- ta ta ta ta - ta ta ta - ta ta ta --- C'est comme un beat. Il y a encore des choses à découvrir dans ces deux phrases?
- Bien d'autres. Mais tu comprends pourquoi un chinois ne peut pas entrer dans ces phrases. Elles ont des dimensions qui lui manquent.
- Je comprends. Ce texte est à trois dimensions. Il y a une dimension cachée qu'il faut deviner. Et un ordinateur ne peut pas le faire : il n'a pas le blues, il ne peut pas vibrer à Eminem.
- Le texte de Panasonic est plat. Il est traduisible dans toutes les langues. On appelle les règles qui l'organisent la syntaxe et la grammaire que tu apprends en classe est une syntaxe qui diffère d'une langue à l'autre mais qui est rigoureuse.
- Bon. Je comprends. La poésie c'est donc quoi?
- C'est un langage concentré mais mou, déformable. Chacun le lit à sa manière. Il se situe au niveau cinq, le dessin au niveau six, l'image colorée au niveau sept et le film au niveau huit.
- On peut aller plus loin? Il y a un niveau neuf.
- Oui, lors de l'expérience vécue. Je te donne une idée. Il t'est arrivé de prendre des films de vacances, des images qui t'ont vraiment enthousiasmé et que tu as voulu fixer pour les montrer à tes copains.
- Bien sûr. Par exemple un très beau coucher de soleil aux Caraïbes. C'était le paradis. Je l'ai pris avec le caméscope de mon père, huit millions de pixels, régulateur de contre-jour et tous les trucs les plus perfectionnés. On a ensuite passé ça au home cinéma. C'était fidèle, on s'y serait crus - Sony c'est formidable.
- Et tes copains, ils ont aimé?
- Non. Ils se sont barbés malgré mes explications.
- Comment tu expliques ça?
- Je ne sais pas. Pourtant les couleurs étaient fidèles et le zoom marchait bien, j'ai commencé par le soleil tout rouge sur la mer puis on a vu les cocotiers bouger sous le vent, les vagues... Il faut dire que moi-même j'ai pas retrouvé ce que j'avais filmé. Il y manquait quelque chose. Je ne sais pas expliquer quoi, mais c'était plus ça.
- L'essentiel manquait. Lorsque tu a pris la séquence du coucher de soleil, en même temps que le paysage et que le bruit des vagues, tu as ressenti la caresse de la brise sur ta peau, ton corps t'a transmis une multitude d'impressions, du coin de l'oeil tu as capté mille micro-informations périphériques, tu as pensé à toutes sortes de légendes et de mythes.
- C'est vrai, il me semblait me trouver à la fin du lagon bleu, un vieux film que papa avait acheté et qui était très triste. C'était sur un atoll où deux cousins ont fait naufrage. Il étaient très jeunes et très beaux, elle surtout, et ils s'aimaient. Mais le petit est mort, et ils se sont suicidés. Le paysage, il était pareil avec le soleil tout rouge sur la mer et les cocotiers qui bougeaient sous le vent. J'avais envie de pleurer. J'était gai et triste en même temps.
- Toutes ces impressions ont été compactées en un seul chunk, un chunk ultra lourd, très dense. Ton Sony, même très perfectionné, ne pouvait capter toutes ces associations, tout ce spleen, car le sentiment gai et triste que tu as éprouvé, c'était ça, la nostalgie de quelque chose que tu aurais voulu vivre, l'identification avec des héros superbes et touchants.
- Pourtant il ne me semblait pas que c'était ça qui manquait, c'est le paysage lui-même qui me paraissait plus terne, le soleil ce n'était qu'une tache rouge sur l'écran.
- C'est que dans un chunk lourd, tout est fondu, tout retentit sur tout. Ton histoire a donné des couleurs plus vives au soleil, comme lorsque tu es amoureux, tout devient différent, plus vivant, plus éclatant. Ce qui manquait à ta projection, c'était l'émotion tout simplement. Les chunks lourds captent l'émotion. Dès que tu les décomposes en chunks plus légers, elle se volatilise.
- Le chunking ajoute quelque chose à l'information?
- Il la rend plus riche, plus dense et surtout il emprisonne dans le chunk lourd des choses qu'on ne peut pas exprimer avec des mots, des chiffres, ni mêmes des images : des regrets, des émotions, des passions, des souvenirs vagues et doux, des peurs ou des angoisses. Comme je te l'ai dit, tout ceci est fondu, amalgamé, indissociable. Quand dans Alien tu as peur, alors que rien ne se passe, tu n'as pas conscience que c'est le fond sonore qui se projette sur l'image. Supprime la musique, l'image est banale. Si tu casses le chunk lourd et que tu entends séparément le son de l'image tu as perdu l'information globale.
- Est-ce qu'il y a des chunks encore plus lourds que mon coucher de soleil?
- Oui. C'est la dixième porte. Le seuil où commence le mystère. Mais seuls des êtres privilégiés peuvent y accéder. Moi-même je n'y parviens pas.
Suite et fin dans McKenzie III