*** Deuxième leçon
Empreintes
Un enfant de douze ans comprendrait ça.
Vite, trouvez moi un enfant de douze ans!
(Groucho Marx faisant une conférence
devant un public de MBA)
1
Je ne puis la voir
Je ne puis la toucher
Je ne la connais pas.
(Oscar Wilde, A House of Pomegranates)
Au cours d'un cocktail de bienfaisance, une admiratrice se précipita sur Einstein :
" Dites-moi, Maître, qu'est ce que la relativité? ".
Le physicien rétorqua : " Un aveugle me demanda un jour "qu'est ce que la couleur blanche? - Je lui répondis, c'est la couleur de la neige.- Et qu'est-ce que la neige? - C'est de l'eau dont la température est inférieure à 0° et pulvérulente. - De l'eau, j'en ai bu, mais qu'est-ce que 0°?- Je lui fis toucher de la neige et il me remercia : il avait compris ce qu'était la couleur blanche. " Einstein puisa un glaçon dans le verre de son martini et le posa sur le dos de la main de la dame. -
"Oh merci Maître, maintenant je sais ce qu'est la relativité!"
Une dame qui devait être cousine de la précédente, me demanda
" Dites-moi, professeur, qu'est ce que l'information?
J'essayai de lui expliquer les principales notions qui relient ce concept à une expérience sensible : entropie, néguentropie, spécificité, pertes, bruits, distorsions, mais l'enchaînement qui les conduit au concept d'information était aussi clair pour mon interlocutrice que celui qui relie le glaçon à la couleur blanche.
"Je ne vois pas. Soyez plus clair, c'est du jargon tout ça!"
- Irrité je m'exclamai imprudemment : c'est pourtant simple, un enfant de douze ans pourrait comprendre le grand théorème de Shannon ou la loi de la variété requise de Ross Ashby.
- Je vous prends au mot. Voici Mackensie, mon petit fils. Il a quatorze ans et je vous met au défi de lui faire avaler toutes vos abstractions universitaires! "
Je relevai à contre-coeur le pari et je fixai rendez-vous au jeune garçon. Je m'aperçus, que ce gosse maussade et provocateur, bien que malin et intelligent, était incapable de conceptualiser quoi que ce soit. Il comprenait les choses, pas les idées. Baignant dans la culture rock, traversé par le beat de ses écouteurs, il aimait palper motos, ordinateurs, jeux vidéos, reboks et nikes, et toutes sortes de ces gadgets qui étaient étrangers à mon éducation première, façonnée par la fréquentation assidue de Homère et de la Bible.
Je voulus connaître son milieu familial. Le père, homme d'affaires chaleureux et toujours débordé, se réfugiait de retour au foyer dans le cocooning. Comme son épouse, femme pratique, courageuse mais limitée, il était totalement étranger, sinon imperméable, à toute idée de culture humaniste. Le commerce des choses supplantait celui des idées. Je voulus emmener Mackensie au Moma, mais je me heurtai à l'opposition de sa mère :
"Il va encore perdre du temps alors qu'il doit terminer ses devoirs et qu'il a son entraînement au base-ball et au karaté. Et puis il doit voir ses copains. On ne peut pas le couper de la vie. Votre culture, ça ne se mange pas en salade! Faut qu'il bosse utile. Le base-ball, ça vous socialise, le karaté, ça vous défend, c'est du concret. A quoi ça sert d'aller au musée et de lire des livres? Je l'ai une fois emmené au musée, je crois que c'était le Veterans House à côté de chez nous et il s'est barbé à mourir. Aller au musée, une fois ça va, mais trop c'est trop".
Le père, opina, (il était toujours d'accord avec sa femme).
"C'est vrai. La meilleure école c'est celle de la vie, et mon père qui n'était même pas undergraduate a bâti notre fortune. Mais, si Kevin veut expliquer à Mac sa théorie de l'information, ça peut servir dans le monde médiatique et computérisé où nous évoluons".
" On verra plus tard. Pour l'instant ça n'est pas au programme. Les théoriciens, ce sont des Geeks, des Dorks, y causent et ne font rien.
(Note du traducteur : les geeks et les dorks sont des intellos frêles, à la poitrine creuse comme leurs idées).
- Mais, objecta timidement son mari, Bill Gates et Woody Allen sont aussi des geeks! -
Oh! Bill, je connais sa mère. Il ne s'est jamais intéressé à des idées creuses. OK, il tripatouillait son ordinateur, mais il n'a même pas été au bout de ses études.
- Et toi, Mac, qu'en penses-tu?
- Moi, dit-il d'un ton arrogant et suffisant, je trouve que Mom (sa grand-mère) a raison, Daddy dit toujours comme Sharon (sa mère) et c'est pas génial. Moi, je veux bien tenter le pari, mais je vous avertis. Le jargon, les idées abstraites, très peu pour moi. J'ai un tas de choses à faire et y faut dès le début que je comprenne votre truc autrement je démotive. Il me faut du solide, des choses que je puisse toucher, qui m'épatent".
Au lieu de le gifler je lui donnai rendez-vous pour la semaine suivante à la crèche du Veteran's Museum, pleine d'enfants qui jouaient, sous l'oeil distrait de leur nounou. On y trouvait toutes sortes de legos, de cubes, et aussi de la pâte à modeler et des moules variés.
2. Genèse
1,1 Au début (bereshìt) Dieu créa (barà) le ciel et la terre.
2 La terre était informe et vide et les ténèbres recouvraient la face de l'abîme
et le vent de Dieu se déchaînait sur les eaux.
(Genèse 1,1)
2,7 Alors le Seigneur Dieu modela l'homme (adàm) avec la poussière du sol
et souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint vivant.
(Genèse 2,7)
Au début était le Verbe;
le Verbe était en présence de Dieu,
et le Verbe était Dieu,
et il était présent avec Dieu dès le début.
(Jean 1, 1)
10 Il était dans le monde,
et le monde fut fait par lui;
et pourtant le monde ne le reconnut pas.
(Jean 1,10)
Je m'installai face à McKensie dans un coin de la crèche réservé aux moniteurs. Deux chaises, une table, et sur la table, des moules à pâtisserie dont un représentant un petit poisson et de la pâte à modeler grisâtre. Elle s'amollissait lorsqu'on la plaçait sous un rayonnement infrarouge, et reprenait sa consistance quand on la refroidissait en la plongeant dans un saladier d'eau glacée. Chaude, elle était molle, froide elle devenait dure. Je demandai au gosse de pétrir la pâte après l'avoir chauffée, puis d'en façonner un objet de son choix et de laisser refroidir la pâte. Un peu interloqué il me fabriqua une boule qui ressemblait à un ballon de base-ball.
"Et maintenant qu'est-ce que je fais? dit-il.
- Tu écoutes".
C'est ainsi que commença un exposé que l'on pourrait intituler Théorie de l'Empreinte et que je développai par la suite pour expliquer à mes étudiants, le concept d'information.
Magma et forme
- Tu viens de façonner une boule qui ressemble à un ballon de foot. Avant cette opération, qu'est-ce que tu avais entre tes pattes?
- De la pâte à modeler.
- Ça représente quoi pour toi?
- C'est rien, c'est n'importe quoi. C'est parce que c'est rien, que ça peut tout faire, tout ce que je veux.
- Et ce que tu veux c'est un ballon de foot?
- Non c'est pas ça. J'ai fait ça comme ça.
- Tu n'avais rien en tête? Tu as l'as fait machinalement, sans y penser?
-Mais non, puisque tu m'avais dit de faire un objet de mon choix. Simplement j'ai fait quelque chose qui pouvait être la terre, ou simplement une boule. J'aime bien ce qui est rond. Une boule c'est bien.
- Si tu avais de la neige entre les mains, que tu ferais-tu ?
- Un bonhomme de neige. C'est fait aussi d'un entassement de boules.
- Et ce bonhomme, tu peux le faire avec la pâte à modeler?
- Bien sûr.
- Essaie.
- Je peux pas. La pâte a durci, il faut que je la réchauffe afin qu'elle devienne plastique.
- C'est quoi, plastique?
- C'est quelque chose de mou, qui n'a pas de forme et qui peut donc prendre toutes les formes. Tandis que ma boule de matière refroidie, elle a déjà une forme, elle peut plus bouger.
- Il y a donc deux états de la pâte à modeler.
- Oui. Avant, ça n'avait pas de forme. Maintenant oui. Mais une fois qu'elle est formée, elle ne peut plus servir à fabriquer d'autres objets que j'ai en tête. Elle est rigide. Il faut la réchauffer pour qu'elle puisse resservir. Elle peut comme ça perdre la forme que je lui ai donné et que je veux changer.
- Il y a donc d'une part cette chose sans forme et d'autre part la forme que tu as en tête. Est-ce que la forme dépend de la chose informe que tu as choisie, par exemple, le bonhomme de la neige, et la boule de la pâte?
- Evidemment pas. Quand j'étais gosse, je faisais des boules de neige que je lançais sur les filles, et si tu veux je peux faire un bonhomme avec la pâte, mais ce ne sera pas un bonhomme de neige.
- Donc la forme est indépendante de la matière, que ce soit de la neige ou la pâte?
- Oui. Elle existe indépendamment de la pâte. Je n'ai même pas besoin de faire une boule ou un bonhomme. Je peux me contenter de les penser. D'ailleurs avant de m'endormir, je m'amuse à fabriquer toutes sortes de choses géniales : des autos qui volent, avec des formes formidables, et des ET, en mieux. Un ET, après tout, c'est un bonhomme de neige perfectionné, mais pas en neige.
- En quoi alors?
-En chair. Sinatra Galiano, mon copain qui est vachement instruit, a vu au MOMA des photos d'un labo de clones. Une rousse du tonnerre avait entre les mains une boule de chair qui ressemblait à celle que je viens de fabriquer. Mais elle n'était pas en pâte à modeler c'était de la matière vivante, du protoplasme.
J'étais étonné d'entendre ce langage savant dans la bouche d'un teenager. Les enfants deviennent de plus en plus intelligents, me disais-je. - Tu sais ce que c'est le protoplasme?
- Bien sûr. C'est comme dans alien et dans les "vers géants". C'est une masse de cellules vivantes mais sans forme. Le protoplasme, c'est la substance des cellules et il n'a pas de forme. Par des manip génétiques, les savants fous peuvent transformer en chien, en porc, ou même dans des organismes qui n'existent pas dans la nature, des chimères qu'ils les appellent. Les savants les imaginent, puis ils les fabriquent avec de la matière protoplasmique, et ça se met à bouger, à respirer, à vivre. C'est génial, mais aussi un peu dégoûtant.
- C'est comme ça que Le Grand Générateur s'y est pris pour créer le monde. Il est parti de la matière informe et il a dit : Je veux qu'il en soit ainsi, comme toi avec ta pâte. Puis il a pris de la glaise molle, il l'a pétrie pour lui donner la forme d'un adàm, ce qui signifie homme en hébreu, puis il a soufflé dessus pour y injecter de l'esprit. Et la glaise ainsi formée s'est mise à bouger, à respirer, à vivre.
- C'est marrant. Mais il a dû transformer la boue en protoplasme, le Dieu le père. Adam c'est un bonhomme de matière vivante qu'on programme. L'esprit, c'est un programme! Dis donc, c'est un scénario de SF que tu me racontes, ou quoi ?
- C'est la Bible.
- Comme ça, c'est jouissif, avec le pasteur je me barbe.
- Ta volonté de créer une forme, c'est ce que l'on nomme l'Esprit. Les hébreux nomment cela la barà. C'est tension intérieure qui t'a poussé imaginer la boule, une in-tension. (Note du traducteur. On a un peu arrangé le texte américain pour l'adapter au style chic des universitaires français. Ils ont la manière de torturer un peu les mots, les casser puis les raccomoder avec des traits d'union pour les faire avouer la vérité, leur vérité. On nous pardonnera donc ces coquetteries: in-tension, ex-tension, im-pression, ex-pression, et autres bêtises réservées à la traduction française. Il faut hurler avec les loups.).
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L'esprit est intentionnel. Mais si la forme reste enfermée dans ton esprit, elle ne peut pas agir sur le monde, elle ne permet pas la communication. Lorsque tu incarnes la forme en un bonhomme, tout le monde comprend ce que tu as en tête. Lorsque en plus l'intention est formalisée elle devient parole, écriture, ce qu'on appelle le Verbe ou encore le Logos. Le Verbe est créateur car il permet d'extérioriser avec plus de force, plus de richesse, les formes que tu as en tête, un lion à queue de serpent et à tête d'homme par exemple. Le Verbe ce n'est pas seulement la parlotte.
- Il permet de gagner de l'argent en tout cas. On n'a qu'a voir tous les gars qui s'enrichissent avec leurs logiciels. Les mémoires de l'ordinateur, c'est du magma puisqu'elles n'ont pas de forme. En les programmant je leur donne la forme que je veux. C'est bien ça le Verbe? C'est un logiciel ?
- Gagné. Mais ça permet aussi de prendre le pouvoir. Tu a beau avoir de l'énergie, de l'uranium, des esclaves, tous les lingots de Fort-Knox, si tu n'as pas le verbe, tu finis toujours par perdre.
Lorsque la gauche est passée en France soutenue par les intellectuels dits... de gauche, le ministre de la culture Jack Lang se serait écrié textuellement : grâce au Verbe nous avons pris le pouvoir. Nous avons le pouvoir, nous gardons le Verbe! C'est grâce au Verbe que les étudiants ont arrêté la guerre du Vietnâm. C'est par le Verbe, que Clinton a été déshonoré par les puritains. C'est pour avoir dédaigné le Verbe, que Bush s'est ridiculisé et en a pris plein dans la figure avec Farhenheit. 95 de Moore. Parce que le Verbe aujourd'hui c'est aussi les mass media, le monde virtuel du Web, les courants Rock. Il ne se limite pas aux livres même sacrés.
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Mais revenons à notre pâte à modeler. Elle a servi de prétexte à une reflexion plus large. Nous constatons la division de toute chose en deux fractions distinctes : d'une part la matière-informe, le chaos, d'autre part la forme totalement indépendante de la matière.
- La chair et l'esprit?
- C'est exactement cela. Comme nous avons besoin de mots pour nous comprendre mon cher Mac, je te propose d'appeler magma cette masse plastique, informe, prête à recevoir la forme que tu voudras lui donner. La forme est abstraite, elle n'a pas de substance propre, Platon disait que c'est une figure éternelle.
- Comment va-tu appeler la pâte à modeler formée, la boule ou le bonhomme de neige?
- C'est une forme incarnée dans la matière-énergie. Les spécialistes appellent cela un formant, les psychologues, la gestalt. La gestalt résulte de l'union du magma indifférencié et d'une forme immatérielle. Ainsi, pour les chrétiens, Dieu qui est esprit, s'est-il incarné dans l'homme sous la forme du Messie.
Le magma, ici, est le nombre infini de combinaisons possibles que peut prendre l'ADN. Le magma est, on le sait aujourd'hui, formé par l'ADN de ton père, celui de ta mère, par le hasard aussi et quelquefois par un alien parasite.
- Mais si le magma est formé par le hasard, il n'est pas formé, puisque le hasard c'est n'importe quoi.
- Tu marques encore un point. Le hasard laisse le magma inaltéré, à l'état originel.
- Et l'alien, c'est quoi?
- C'est un rétrovirus. Celui de l'HIV par exemple, qui insère sa forme dans le programme de tes cellules.
- Au moment de ma naissance, j'ai donc hérité des formes de ma mère, de mon père, mais quand j'attrape le SIDA, j'ai un troisième père?
- C'est affreux à dire, mais c'est un peu ça. Une raison de plus pour faire attention : un alien peut se glisser en toi comme un passager clandestin. Mais dans le cas de Jésus, le passager mystérieux n'est pas un père, ni un virus, mais une forme immatérielle qui s'est ajoutée au magma, à la forme de l'ADN venue de la longue lignée royale de Marie.
- Une chose ne colle pas. Lorsque j'ai refroidi ma boule de magma, elle ne peut recevoir d'autre forme, devenir un cube par exemple. Il faudrait que je la réchauffe. Quand je suis né c'est pareil. L'ADN s'est figé. Il ne peut recevoir une autre forme, que ce soit l'esprit divin ou la forme du virus.
- Exact. Tu as mis le doigt sur un débat qui naguère a beaucoup échauffé, c'est le cas de le dire, l'esprit des scientifiques. La théorie de l'époque, était qu'après la naissance, le magma étant refroidi, il ne pouvait plus accepter d'autres formes, sinon par un hasard accidentel. Mais depuis on s'est aperçu que le magma ne se refroidissait totalement qu'après six mois, et qu'il restait toujours quelques zones encore plastiques, donc vulnérables. Cependant plusieurs théoriciens, surtout français, n'ont pas voulu admettre cette réalité car elle contredisait leur vision d'un magma immédiatement durci et non déformable.
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Cela nous amène à donner des noms nouveaux pour toutes les notions que nous venons d'évoquer. Tout d'abord, le magma peut être plastique quand il est chauffé. Il peut revêtir n'importe quelle forme puisqu'il n'en a aucune. On appelle cette qualité informelle, l'entropie. Plus la quantité de magma est importante, plus il est informe, plus grand est le choix de formes que tu peux lui imposer.
- L'entropie est donc une source importante de création?
- Oui. Mais à une condition. C'est qu'une fois que tu l'as formé, le magma doit être aussitôt refroidi autrement il ne pourra conserver ta création.
- Y a-t-il des exemples de magma qui ne peut durcir?
- Bien sûr. Un exemple est le sable mouillé. Si tu le verses dans ce moule qui représente un petit poisson, il va en prendre la forme. Mais dès que tu renverses le moule, le poisson de sable va peu à peu s'effriter comme ... un château de sable! En séchant tout simplement. De même, si tu graves sur du sable, la forme inscrite sera effacée par vents et marées.
- C'est pour ça qu'on dit : bâtir sur du sable. On décrit un magma qui ne peut durcir. Pour consolider la forme, il faut donc trouver une manière de le refroidir.
- On appelle phase froide l'état où le magma, formé ou pas, est indéformable, phase chaude, celui où il devient plastique. La température, est la possibilité des molécules, ou des grains qui composent la boue plastique, de bouger les unes par rapport aux autres. Evidemment si on élève trop la température, le magma devient liquide, puis gazeux. On ne peut l'utiliser.
- L'entropie est l'état de chaos, d'homogénéité du magma, l'absence de forme. Comment appeler le contraire, celui où il est formé parfaitement, intentionnellement par l'idée que j'ai en tête?
- Tout simplement neg-entropie ou neguentropie. Si l'entropie est l'indétermination, le n'importe quoi, l'homogène, l'informe, la néguentropie, c'est l'ordre, la forme intentionnellement imprimée dans la matière.
- Lorsque je suis dans un groupe rave où n'importe quoi peut arriver, où il n'y a pas de règle, je me plonge dans un état de forte entropie. L'entropie c'est la liberté. Et quand on me dit que le désordre et le chaos sont bons pour la création, c'est donc vrai. Tu m'as dit d'ailleurs que plus l'entropie est importante, plus j'ai de chances de créer des formes nouvelles.
- Non Mac. Plus tu as de chances de les incarner dans le magma. Mais si tu n'as rien dans ta caboche, le magma informe restera magma informe. Le magma est un instrument qu'on met à ta disposition, mais plus il est riche, plus il faut savoir le dominer autrement c'est du gaspi.
- J'ai remarqué que les fils de riches veulent toujours les plus grandes boites de couleur, les ordinateurs les plus sophistiqués, des programmes de musique rock de 10.000 titres, 100 ça ne leur suffit pas. Mais le résultat est minable.
6
Autre chose. Il faut encore qu'on puisse maintenir la forme qu'on a imprimée sur le magma. Autrement sitôt fait, sitôt oublié.
- Lorsque le magma durcit, ça veut dire qu'on mémorise?
- Exactement. Il est temps à présent de rassembler les notions que nous venons de découvrir. Tout d'abord, la notion d'entropie est liée à la quantité de pâte à modeler et à la finesse de son grain. En phase chaude, elle peut se convertir en néguentropie, à condition de pouvoir, une fois la forme inscrite dans le magma, se refroidir c'est à dire d'acquérir une permanence. On appelle ça, de l'entropie vive. Plus on a d'entropie vive, plus grand sera le stock de formes que nous pourrons conserver. Mais il existe des magmas qu'on n'arrive pas à refroidir, ou qui une fois refroidis se réchauffent spontanément et perdent la forme. Ce magma de mauvaise qualité, ne sert à rien. c'est de l'entropie morte.
- C'est exactement comme Babylos Smith. On peut lui dire n'importe quoi, il est toujours d'accord. Il a tout pigé, mais dès que tu as le dos tourné, il a tout oublié et il se rallie au dernier qui a parlé. Mais Samantha Greene est tout le contraire. Quand tu l'as convaincue, rien à faire. Elle retient tout mais pas moyen de la faire changer d'avis. C'est comme en informatique ou en vidéo. Lorsque les bandes sont usées, elles ne retiennent plus rien. Ou encore, les vieux fax sur papier thermique sont illisibles, ils ont pâli. Au contraire, j'ai des tonnes de photos, de journaux, de paperasses qui m'envahissent. Une fois que c'est écrit, ça ne peut plus s'effacer et ça encombre quand on a fini de s'en servir. On ne peut pas les recycler. On aimerait bien, qu'ils s'effacent pour les utiliser à nouveau.
- C'est ce que les romains nommaient les palimpsestes. Le magma c'était le parchemin et il était très cher. Aussi pour le réutiliser quand il avait fini de servir, on grattait les inscriptions et on écrivait dessus. Les peintres recouvraient les toiles ratées d'une couche d'enduit pour repeindre dessus et économiser. L'examen au rayons X permet de déceler ces "repentirs". On peut donc dire que lorsque la néguentropie ne peut être recyclée, elle tend à envahir tous les entrepôts, les magasins, les bibliothèques et... les cerveaux. On peut appeler cette forme de néguentropie, de la néguentropie morte alors que la forme recyclable est de la néguentropie vive.
- C'est interessant, parce que ça fait penser aux mémoires vives et aux mémoires mortes. Les mémoires vives sont recyclables, ce sont des DVD ou des CD ROM inscriptibles. Les mémoires mortes, c'est du read only. Elles ne peuvent se transformer en entropie quand on n'a plus besoin de garder l'objet formé.
- C'est exactement cela. Mais il arrive qu'à force de recycler du magma, à un moment donné le processus se dégrade.
- OK, j'ai compris. C'est pour ça que mes CD ROM finissent par s'user. Mais dis donc... Je m'aperçois que je vous tutoie, ça ne vous embête pas?
(Note du traducteur. Bien entendu le tutoiement provient de la traduction, qui a voulu donner un tour plus incisif, plus proche de la maïeutique grecque à ce dialogue).
- Exact. De toute manière tout finit par se dégrader. Sais-tu que pour beaucoup, l'entropie a mauvaise presse.
- Je comprends ça. La liberté ça choque les vieux, les conservateurs. Ma mère, elle est complètement bloquée, rigide, son cerveau, c'est de la néguentropie morte. Tout plein de formes immuables. Mais c'est la nég. qui devrait être condamnée, pas la liberté, pas le fun, pas l'acid ni le Rock. La neg, c'est l'oppression. La neg, c'est Bush, c'est le système des profs puritains. J'ai vu leurs dégâts dans un film génial : Le cercle des Poètes disparus".
7
Tu te trompes. Entre entropie vive ou morte, et néguentropie vive ou morte, il n'y a pas de symétrie. La néguentropie vive est utile puisqu'elle permet de détruire les formes devenues obsolètes afin de libérer du magma entropique. Mais la néguentropie morte a également des mérites. Sans elle, les monuments s'écrouleraient, les oeuvres se dégraderaient, la mémoire et les traditions se perdraient. Le pire qu'on puisse lui reprocher, est de conserver de l'inutile, ce qui est un reproche relativement bénin. En revanche, si l'entropie vive est nécessaire pour créer de nouvelles formes, l'entropie morte c'est la mort. On ne peut trouver aucune justification à l'accroissement de l'entropie morte. Elle ne peut comme l'entropie vive, recevoir une forme, elle est du magma mort, informe, inintéressant. L'entropie contrairement à la néguentropie n'a qu'une seule face défendable. Par ailleurs, mieux vaut pêcher par excès de rigidité que par destruction irréversible.
La peine de mort c'est de l'anéantissement. Un condamné à mort se transforme en molécules gazeuses et en un résidu informe alors que la condamnation à perpétuité va au pire le momifier. Quand on vieillit, la machine se dégrade. Il y en a qui sont envahis par des noyaux ossifiés d'idées immuables. Ils se pétrifient et se sclérosent. Ils se répètent comme des disques usés. Ils croient dur comme fer à leurs idées préconçues. Ils deviennent gâteux. Mais d'autres sont atteints par l'entropie morte. Ils perdent la mémoire et avec elle toute forme. Ils doutent de tout, ils ne s'intéressent à rien. Tout leur est égal puisque tous les grains du magma mort sont indifférenciés.
- Est-ce qu'il existe des gens qui ont tendance en vieillissant à devenir gagas par sclérose, et d'autres par retombée en enfance?
- Bien sûr. D'ailleurs, même à l'état adulte, les gens sont répartis entre "entropiques" et "néguentropiques". Les uns sont libertaires, audacieux, ils génèrent des formes foisonnantes, ce sont les baroques et les surréalistes, les dadaïstes et les partisans comme Duchamp, du hasard en tant que créateur. Les autres sont académiques, conservateurs, classiques et visant la rigueur et la simplicité. Ingres par opposition de Delacroix, Chacun défend ses choix, les "entropiques" confondent l'entropie vive avec l'entropie morte. Ce qu'on appelle une théorie, est une construction logique reposant sur des formes néguentropiques, les théorèmes, dont le socle est l'axiome.
L'axiome est plastique, il peut se déformer pour s'adapter au réel. Il est constitué de néguentropie vive. Mais les sclérosés, se bloquent sur l'axiome, ils se refusent à le changer et le transforment en un postulat mort. Les théorèmes deviennent des dogmes et la théorie doctrine. La Révolution Française a commencé par la néguentropie morte de 1789 (les postulats du peuple souverain, de la liberté, de la fraternité et de l'égalité pour sombrer dans l'anarchie entropique de la terreur, entropie morte et mortifère. Les "néguentropiques" stigmatisent le désordre, le laisser-aller de leurs adversaires et portent au nues la rigueur et le professionnalisme. Mai 68 a été une mode nettement entropique. Mais s'agissant d'entropie morte, aucune construction n'a émergé du chaos provoqué. Il s'en est suivi une réaction néguentropique morte : l'empire et la restauration.
- Les gens qui nous disent que du désordre et de la contestation naît une nouvelle société nous racontent des histoires?
- Oui. La nouvelle société est une nouvelle forme potentielle qui peut être étouffée sous la censure, les idées reçues, les scories de néguentropie morte. Si tu vas visiter à Philadelphie la collection Annenberg, tu verras Le grand verre de Duchamp, une oeuvre très mystérieuse dont une grande partie a été inspirée par le hasard. Par exemple, pendant le transport, les plaques de verre qui la composent se sont brisées faisant apparaître une fracture en forme d'étoile. Duchamp au lieu de réparer l'oeuvre, a été ravi. Ces figures aléatoires l'enrichissaient d'après lui. D'ailleurs la partie basse de l'oeuvre montre neuf carapaces, appelées des moules maliks et qui représentent des personnages stéréotypés, des formes figées comme des soldats, des fonctionnaires ou des académiciens. Ils sont parcourus par l'esprit, représenté par du gaz d'éclairage, mais je doute qu'ils en deviennent plus vivants.
Détruire les formes mortes qui ont fini de servir, pour permettre aux bourgeons de s'ouvrir, c'est bon, comme il est bon de détruire les pucerons qui infestent les rosiers. Mais contester systématiquement les formes héritées du passé, c'est jeter le bébé avec l'eau du bain.
Les gens qui te disent que le chaos est créateur te trompent. Le chaos ne peut susciter la création qu'en étant au service d'une projet, d'une forme. Les révolutionnaires qui te répètent : il faut d'abord détruire la société, pour que sur ses ruines se lève une nouvelle civilisation meilleure, te lavent le cerveau. Aucune renaissance ne suit une décadence. La disparition des civilisations égyptienne, hellénistique et romaine, le montre. Les âges noirs ont duré près de mille ans de terreur entropique.
- Qui l'emportera dans le futur? La mort par le chaud, par l'entropie, ou la mort par le froid, par la fossilisation?
- La Chine, l'Islam, les monarchies, ont fini par se scléroser et par devenir des moules Malik, des dinosaures, qui peuvent perdurer pendant des siècles. La tendance néguentropique l'emporte dans ces cas. Mais plus nombreuses sont les civilisations qui ont pourri par la licence, le laisser-aller, le désordre, se prêtant ainsi aux envahissements des barbares. Ces derniers détruisaient tout. Les vandales étaient d'entre eux, qui systématiquement détruisaient toute forme, tout verbe, tout esprit. Ils répandaient de l'entropie morte.
- Les jeunes qui dégradent les bâtiments avec des graffitis, qui parlent slang et qui militent pour la drogue et la destruction de tout ce qu'on nous apprend à la maison et à l'école, ce sont des vandales?
- Bien entendu. Essaye de t'interroger. Qu'ont laissé New Age, le Hard Rock, l'Acide, comme héritage? Les colonisateurs ont bousillé les structures tribales parfaitement adaptées à l'Afrique et à l'Amérique du Nord sans pouvoir implanter les leurs. Quand est venue l'ère de la décolonisation, le chaos politique, culturel et économique provoqué la libération du joug colonisateur néguentropique a conduit à l'enfer. Et l'enfer, c'est brûlant, c'est l'entropie généralisée, la température inhumaine où aucune forme ne peut subsister. L'entropie morte.
- C'est passionnant, mais on devait, je crois, parler de Théorie de l'Information, et on se trouve dans la Bible et l'histoire des civilisations. Remarque bien que j'en suis ravi.
- Tu as raison. Mais l'information traite de la transmission des formes, et on ne pouvait l'aborder si on ne définissait pas au préalable la genèse de celles-ci. Nous pouvons maintenant aborder le sujet, et commencer à utiliser ces masses de matière plastique et ces moules divers. Ils servent à fabriquer des gâteaux. La pâte on la fait cuire pour la durcir, mais le gâteau ne sera plus recyclé que dans notre estomac! Voici des poissons, une tortue, un coeur et surtout une médaille représentant Abraham Lincoln.
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Formation et information
Tu vas à présent me fabriquer un poisson à peu près pareil à ceux des moules à gâteaux, mais en pâte à modeler. - Tu veux que je les copie?
- Non. Simplement fais-moi un poisson comme tu le sens.
- Ce n'est pas facile. Je ne suis pas un sculpteur. Enfin on va essayer. Je prends de la pâte, je la passe sous le micro-ondes. Voilà, elle est bien molle et maintenant je la pétris comme fait le boulanger quand il fait des poissons de Pâques avec de la pâte à sel pour décorer la vitrine. Maintenant je grave des écailles avec mon couteau et j'ajoute des nageoires, de grandes nageoires comme des oreilles de singe, et des yeux de poisson bouilli, très grands et bêtes comme ceux de Hank. Voilà. Terminé. C'est pas beau.
- J'avoue que ça ne ressemble pas vraiment à un poisson.
- Pour moi c'est un poisson. Je le trouve marrant. Et puis il ressemble à Hank. Moi, je le vois comme ça.
- Qui c'est Hank?
- C'est le poisson rouge de Samantha. Il a des yeux comme elle : grands et vides. C'est comme ça que j'imagine un poisson, enfin celui que je veux faire. Ne touche pas, c'est chaud. Je vais le passer sous l'eau froide pour le durcir.
- Si tu dois décrire la fabrication du poisson selon notre vocabulaire, qu'est-ce que tu dirais?
- Ben, tout d'abord que j'ai pris du magma durci, donc en neg vive, puisque je peux le ramollir. Il devient en phase chaude, entropie vive maximum et je crée ma forme, d'après ce que j'ai en tête quand tu me dis poisson. Enfin pas exactement, car celui que j'imagine est en couleur, brillant et bien plus joli. Mais il est marrant. Puis je transforme le ... comment ça s'appelle?
- Le formant.
- Voilà. Je fais passer le formant en phase froide. L'entropie est vive, puisque je puis la transformer en néguentropie et voilà j'ai ton poisson.
- Réfléchis bien. D'où vient-il?
- C'est simple. D'abord tu as prononcé le mot poisson. C'est le verbe ça. Dans ma tête j'ai imaginé toutes sortes de poissons et j'ai choisi Hank parcequ'il est plus facile à réaliser. Cette image, je l'ai transférée dans la pâte, et je reconnais que ce n'est pas exactement ce que j'ai dans la tête.
- Pourquoi ça?
- Parce que je n'ai pas de pratique. Il faut demander au boulanger, Silvio Culino, il a ça dans le sang, la sculpture. Il vient du pays de Michel-Ange et il aime faire des poissons. Et puis, cette pâte, elle est grise, alors que je voudrais un beau rouge vif, comme Hank.
- Tu viens de me décrire le processus de la création. Le verbe a tout déclenché. Mais l'image que tu as créée dans ta tête ne s'est pas exactement incarnée dans la matière à cause de deux handicaps : ton manque de technique, les limites de la matière qui t'a imposé sa couleur.
- C'est ça.
- Ce poisson me plait quand même. Veux-tu me le donner?
- Voilà.
- Qu'as-tu fait?
- Ben quoi, je te l'ai donné, tu peux le garder.
- Mais si je le garde, tu ne l'auras plus.
- Bien sûr.
- Comment faire pour me le donner tout en le gardant?
- Ben, ce n'est pas possible. Ou c'est moi, ou c'est toi qui l'as. A moins de le casser en deux, ou d'attendre que j'en fasse un autre.
- Comment on appelle l'acte de changer de place et de propriétaire à un formant?
- Je comprends pas.
- C'est un transport. Tu viens de transporter le formant d'un côté à l'autre de la table.
- Tu te fiches de moi? Je suis venu pour apprendre des choses vachement difficile et tu me prends pour un bébé? Evidemment que je sais ce que c'est transporter un truc.
- En attendant tu ne me l'as pas dit.
- C'est nul. Tout le monde sait ça, c'est évident.
- C'est parce que c'est évident que tu n'as pas pu formaliser en verbe ton acte. Maintenant je répète, comment faire pour que ce poisson tu me le donnes sans t'en priver?
- C'est la multiplication des pains. Le pasteur a raconté le mois dernier, que Jésus il pouvait multiplier les poissons pour que tout le monde il ait à bouffer. C'est génial, parce que comme ça, il y aurait plus de faim dans le monde, et qu'il y aurait plus des gens comme Rocky qui me regardent de travers parce que je me paye des glaces à la root beer pendant que des millions de gens crèvent de faim. Mais seul Jésusà)oçççççç peut faire ça. La pêche miraculeuse, c'est du boniment de pasteur. C'est ce que dit Rocky.
- Qui est Rocky.
- C'est David Chancellor III Rockefeller. Son père est plein aux as et il n'arrête pas de me snober. En plus c'est un écolo. Il dit que l'argent c'est fait pour partager avec tous les déshérités de la planète et que je devrais avoir honte d'acheter mes gadgets. Je devrais lui donner cet argent pour qu'il les envoie aux "déshérité de la planète". C'est comme ça qu'il appelle son association. Des mecs qui passent le temps à taper tout le monde.
- Tu diras à ton philanthrope que la multiplication des pains et la pêche miraculeuse, ce n'est pas du boniment. C'est même courant dans l'infiniment petit, là où règne la physique quantique. Les spécialistes te citeront l'exemple du poisson soluble. Oui, un poisson dissous dans l'eau. Ou encore de la non-séparabilité : un objet est ici et là en même temps.
- Tu te fiches de moi?
- Pas du tout, mais il ne faut pas que tu essaie de dissoudre ton poisson dans l'eau de l'évier. Tout ceci ne fonctionne que dans l'infiniment petit. Donc pour faire en sorte que je t'envoie le poisson tout en le gardant, il faut trouver autre chose.
- Quoi?
- Le clonage. Je prends de la pâte à modeler plastique et je prends l'empreinte du poisson. Puis je fais durcir et de je te l'envoie. Tu prends à ton tour de la pâte et tu prends la contre-empreinte, tu fais durcir et tu as entre les mains un clone de mon poisson.
- Bien sûr. Mais c'est du moulage ça, pas du psi. Mon poisson n'est pas le même que le tien. C'est toujours toi qui as l'original.
- Quelle différence si nul ne s'en aperçoit? Même forme, même pâte.
- À ta place, je signerais mon poisson pour l'authentifier. C'est l'original, l'autre est un faux, une copie sans valeur.
- Qui a dit cela?
- Tout le monde le sait. Une copie vaut moins que l'original.
- Pourquoi?
- Il y a toujours quelque chose de mieux dans l'original. La signature. C'est pour ça qu'un tableau pas signé est beaucoup moins cher! Je vais signer mon poisson pour le distinguer de la copie.
- Si tu ne fais pas la différence, c'est donc la signature qui fait la valeur?
- Bien sûr. C'est pourquoi une photo signée par Nemo Branzine coûte cent fois plus cher qu'une photo non signée. C'est la règle du jeu.
- On peut aussi cloner la signature. C'est ce qu'on fait pour les éditions numérotées.
- Alors ça va. L'original et les reproductions c'est quif-quif. Il faut seulement qu'on soit sûrs que la reproduction est parfaite. Avec le numérique c'est facile. Tu dupliques à un million d'exemplaires tous pareils.
- Voici un exemple de reproduction miraculeuse.
- C'est vrai.
- Il faut donc étudier quelles sont les conditions pour avoir une fidélité parfaite à l'original.
- OK.
- On va d'abord, une fois encore, nous fabriquer un petit vocabulaire pour nous deux.
- Vu.
- On va appeler "création", ou "formation", le transfert de ton idée, ou de ton image mentale dans le magma, pour créer un formant. Ce qui n'est pas évident.
- C'est sûr. Il n'existe pas de machine pour ça. Le cerveau n'est pas numérisable.
- Une fois que tu as créé le formant, tu passe par un moule qui est une empreinte du formant sur du magma qu'on peut appeler le magma d'émission. Parce qu'on peut appeler le formant un émetteur.
- Pourquoi? Un émetteur est un appareil d'où partent des ondes, des signaux, des messages.
- Et ton formant, est-ce qu'il ne t'envoie pas un message encore plus clair que le mot "poisson" dans un télégramme, ou un smiley?
- Oui, il transmet une forme, la forme du poisson que j'ai en tête.
- Le magma d'émission prend l'empreinte et te la transmet. Tu prends une nouvelle empreinte de l'empreinte, avec du magma de réception, et tu reconstitue mon poisson. Tu es le récepteur, et l'ensemble des empreintes constitue ce que l'on appelle l'information au sens large. La communication, est l'opération qui assure le transport des empreintes. Tu te souviens que chaque empreinte est composée de deux fractions : le magma néguentropique, c'est à dire solidifié ce qui permet de conserver la forme. En informatique, le magma est nommé le support ou le médium, la forme, le message ou les données à transmettre.
- Le support c'est le magma?
- Assurément.
- Alors il peut se trouver dans les deux phases : entropie ou neg, dur-froid ou mou chaud?
- Exact.
- Je veux des exemples concrets.
- Prends un DVD. Le support est la galette de plastique qui contient des millions de petites cuvettes. Chacune peut se positionner d'une manière indéterminée, n'importe comment lorsqu'elle est en position d'enregistrement. Son entropie est donc maximum. L'empreinte est formée par une combinaison spécifique de 0 et de 1, qui peut représenter un état comptable ou un jeu vidéo. C'est donc la forme abstraite qui circule à travers les câbles pour aboutir aux hauts parleurs et aux écrans à plasma. Ceux-ci à leur tour les réceptionnent en prenant fidèlement leur empreinte sous forme de courant et la reconstituant en ondes acoustiques ou en particules chromatiques luminescentes.
- Mais dans le cas que tu cites, le magma est toujours différent : cuvettes creusées dans le plastiques, ondes sonores, écran de plasma... et la forme aussi : caractères binaires 0 et 1 ou fréquences sonores. Comment parler de communication dans ce cas?
- Tu as raison. La transmission se fait à travers des magmas différents, et la forme revêt une apparence différente aussi. Ton interrogation te montre que le problème de la communication et de la transmission d'information n'est pas aussi simple que celui d'un transport de marchandises, ou de la circulation d'un flux dans un tuyau.
- Pourtant Stan Kukowsky, le copain informaticien de papa qui travaille chez SAP, dit toujours que c'est pareil. On n'a qu'a brancher la prise et l'information coule dans l'ordinateur, comme l'essence dans le réservoir de la bagnole quand tu veux faire le plein, ou comme quand tu recharges la batterie de ton portable.
- Ton Kukowsky raconte des âneries. Âneries répandues par presque tous les informaticiens, mais une ânerie mille fois répétée reste une ânerie.
- Alors quelle est la réponse selon toi? T'es plus intelligent qu'eux?
- Non. Mais mon métier c'est de réfléchir à l'information, le leur c'est de fourguer le maximum de bidules et de services à leur poires de client.
- T'es dur, non?
- C'est ce dont tu pourras juger quand on aura comparé les flux de pétrole dans un pipe-line et d'information dans une ligne internet. Mais auparavant il me faut répondre à tes deux questions relatives à la multiplicité des magmas traversés par une forme qui semble changer mais qui en réalité est toujours la même tout au long de la communication.
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Isomorphisme et transducteurs
- Je parie que tu as un bidule à écouteurs pour écouter du rock pendant que tu fais ton jogging. Un machin japonais ou coréen.
- Ce n'est pas un bidule, proteste le gosse vexé, c'est un PDM super magna de Panasonic.
- Je suppose que tu as toujours ton mode d'emploi.
- Bien sûr. Un vrai manuel comme celui de Kukie.
- Je suppose qu'il est écrit en plusieurs langues.
- C'est formidable, au moins vingt langues, même le sanscrit.
- Tu sais lire le sanscrit?
- Non. C'est pour les indiens.
- Tu sais qui a rédigé ce booklet?
- Je suppose que c'est un gars de Panasonic.
- En quelle langue l'a-t-il rédigé.
- Je suppose en japonais, puis il l'a fait traduire.
- Qu'y-a-t-il de marqué à la première page?
- Quelque chose comme " Panasonic vous félicite de votre acquisition qui vous transportera dans le monde magique de la supermusique mégabasse, et des aigus à vous vriller les tympans". Puis : " armez vous d'un couteau et ouvrez la boite en carton qui contient le PDM en faisant attention de ne pas vous couper. PDM décline toute responsabilité en cas de blessure." Et d'autres conneries de ce genre.
- Est-ce que tu as l'impression que cette information est la même dans toutes les langues.
- Bien sûr. Ce n'est pas une impression. Le mode d'emploi est traduit dans toutes les langues.
- Pourtant quand tu vois les signes, ils diffèrent d'une langue à l'autre. Et tu ne peux pas lire les recommandations en chinois. Il y a donc quelque chose en commun qui n'apparaît pas d'emblée, qui est dissimulée.
- Il suffit de prendre un dictionnaire pour traduire du chinois ou de l'allemand.
- Qu'est-ce que c'est un dictionnaire.
- C'est un bouquin avec deux colonnes. Dans la colonne de gauche il y a un mot d'une langue, dans celle de droite le mot qui correspond dans l'autre. On passe comme ça de l'un à l'autre dans les deux sens.
- On peut dire que nous avons deux jeux identiques, à la différence que les pièces sont les mêmes avec des noms, des apparences différentes. Les règles du jeu sont également identiques, mais prennent des noms différents.
- Si je lis " Brancher le fil à la prise, en faisant attention de ne pas le faire traîner à terre. Panasonic décline toute responsabilité pour un accident qui pourrait résulter de l'infraction de cette recommandation", où sont les règles du jeu?
- En italien ça donne à peu près : " Attaccare il filo alla presa, in faccendo attenzione di non farle trascinare per terra. Panasonic declina tutta responsabilità che potrebbe risultare dell'infrazione di questa raccomandazione". Dans ces phrases, nous avons des mots qui désignent des objets: fil, prise, terre. En italien ils sont traduits pas filo, presa, terra. Une opération mécanique simple permet de les interchanger. D'autres mots désignent des actions, ce sont des verbes : brancher, faire attention, traîner. Leur équivalent est attaccare ou collegare, fare attenzione , ou essere attenti, trascinare. Enfin il y a des mots qui désignent des connections comme le que l'on met avant un nom ou qui relie deux mots comme ... à la ... et qui ont également leur équivalent en italien. L'organisation de la phrase est identique d'un ensemble à l'autre, et réciproquement. On peut donc transposer ces langues entre elles sans perdre leur contenu.
- Mais la théorie des ensembles que j'apprends à l'école c'est pareil! Lorsqu'on compare deux ensembles, si à chaque élément de l'un correspond un élément de l'autre, les connections sont "one to one". (Note du traducteur, One to one, un à un, est ce que l'on nomme en français une bijéction). Mais il peut aussi y avoir des connections many to one (plusieurs à un, en français on dit surjection). Est-ce que c'est pareil pour les langues?
- Oui. Par exemple à fil correspond filo et réciproquement. C'est une bijéction. À brancher, ou attacher ou connecter; correspond un mot italien : attaccare. Mais la réciproque n'est pas vrai, ce qui fait qu'il y a une indétermination. C'est ce qui se passe lorsqu'une langue est plus riche qu'une autre. La traduction marche de la plus riche à la plus pauvre, mais l'opération inverse se heurte à une impossibilité. Tous les traducteurs savent ça. Par exemple les trois phrases italiennes : sai, sapete, lei sa, se traduisent en français par tu sais, vous savez, vous savez, et en anglais courant par you know. Le problème, est le sens inverse : pour traduire en italien "you know", on a le choix entre sai, sapete ou lei sa.
- Comment le résout-t-on?
- Par le contexte, ou par les circonstances. Sai en italien comme en français dénote une intimité, en anglais, ce n'est qu'avec Dieu qu'on l'utilise. Sapete est courant, et Lei Sa est en train de passer de mode, il exprime le respect et la considération, catégories démodées aujourd'hui.
- Donc les deux langues ne sont pas exactement superposables, les règles du jeu changent.
- C'est ce qui rend le travail des traducteurs si difficile, ils faut qu'ils soient aussi un peu sociologues et poètes. Mais le langage des modes d'emploi est différent. Il évacue toute ambiguïté, c'est un système artificiel, ce qui fait que toute phrase est transposable dans chaque langue.
- Tous les mots qui les composent sont one to one.
- Pas seulement les objets, mais aussi les verbes, et l'organisation globale de la phrase, permettent les passages d'une langue à l'autre. Mais tu fais allusion à la théorie des ensembles qui tu a appris à l'école. Mais une langue, ce n'est pas un ensemble qui n'est qu'un simple assemblage d'éléments alors c'est un assemblage systématisé c'est à dire organisé par une grammaire, par des règles, des rapports complexes.
- Dis-moi si je me trompe. Mais mon magma, ma pâte à modeler c'est un ensemble d'éléments, et les éléments ce sont les grains. Mais dès que je fabrique un poisson, les grains ont une forme, ils ont des rapports bien définis: une tête, des nageoire, des écailles, de yeux... Ils forment un ensemble systé...
- Systématisé. Oui. Alors que lorsque tu essaye d'établir des correspondances entre deux ensembles tu t'occupes uniquement des grains, lorsque tu t'attaques à des langues tu dois tenir compte des règles d'organisation, de ce qu'on nomme la syntaxe. Dans le cas de ton poisson, la syntaxe ce nomme la structure.
- On dit toujours bijection pour deux assemblages systématisés?
- Non. Cela se nomme isomorphisme. Tous les modes d'emploi des différentes langues sont isomorphes.
- Et quand c'est du many to one?
- On appelle cela homomorphisme. Dans le cas que je t'ai cité, l'anglais est homomorphe à l'italien. Il est moins riche.
- L'homomorphisme c'est donc le contraire de l'homosexualité?
- Comment ça? Cela n'a rien à voir!
- Je te charrie! Des homos c'est du pareil au même. Deux homos sont interchangeables, alors qu'un mec ça a quelque chose de plus qu'une nana. Dans l'homo...
- L'homomorphisme.
- C'est ça. Dans l'homomorphisme au contraire, l'un a quelque chose que n'a pas l'autre. Le riche peut ressembler à l'autre en se coupant le zizi, mais le contraire ne marche pas.
- Je trouve ta comparaison très vulgaire et dévalorisante pour les filles. On peut dire aussi de celles-ci qu'elles ont des organes très riches : une matrice par exemple que n'ont pas les hommes. D'ailleurs en anglais on trouve des mots intraduisibles dans les autres langues comme "spleen" ou "sophomore", ce qui montre qu'une langue peut être à la fois plus riche ou moins riche qu'une autre.
- Ta comparaison avec le mode d'emploi ne tient pas alors. Il peut y avoir des mots en trop qu'on ne trouve pas dans l'autre texte, et d'autres fois, on ne sait pas comment traduire parce qu'il existe trop de mots étrangers et qu'on ne peut pas se décider.
- Tu as raison. C'est pourquoi on appelle correspondances les relations entre deux assemblages systématisés, le terme homomorphisme étant réservé au cas ou le premier texte est moins riche que le second, et le terme isomorphsme à celui où les deux vocabulaires sont exactement appariés, comme dans le mode d'emploi.
- Et que devient ma pâte à modeler dans tout ça?
- Tu as raison. Si j'ai fait cette digression c'est que tu m'as posé la question de savoir comment une information peut circuler d'un type de support à l'autre.
- Je ne vois pas le rapport.
- C'est simple. Tu admets avec moi que des langues sont des magmas.
- Je vois encore moins.
- Un magma c'est quelque chose d'informe. C'est pou ça que tu peux en faire ce que tu veux. Une langue c'est pareil, c'est fait avec des lettres, les lettres avec des mots, et ces mots tu peux les manipuler comme tu veux pour en faire des phrases, autrement dit pour leur donner une forme. Pour que cette forme se conserve tu dois durcir le texte, abaisser sa température. Tu peux faire appel à ta mémoire et si tu à peur de mourir tu peux le dire à ton fils qui l'apprenant par coeur le transmettra aux plus jeunes. Ainsi des légendes se sont transmises de génération en génération. Mais on ne savait pas encore lire et écrire. On pouvait dessiner, mais le magma était peu souple, il ne permettait pas d'exprimer des idées comme liberté ou bonté.
- L'écriture est donc du magma à entropie vive? Au départ on peut assembler les lettres comme on veut, et puis on les fige?
- C'est exactement comme ça que Gutemberg a procédé. Les grains du magma étaient mobiles. Quand il les avait alignés selon son idée, c'est à dire qu'il avait créé un formant, il les a bloqués dans une réglette et l'ensemble de ces réglettes, placées l'une sous l'autres on formé une page. L'encre a constitué un nouveau magma qui a transféré la forme sur le papier. La gomme arabique a été l'agent durcissant, qui a empêché le texte imprimé de se disperser comme s'il était gravé dans du sable. La gomme arabique était une colle, ce qu'on appelle un fixatif.
- C'est ce que j'utilise pour conserver les pastels, ça empêche les grains de se remélanger et de tout brouiller. C'est donc l'équivalent du refroidissement pour la pâte à modeler. Mais une fois que j'ai fixé le dessin je ne peux plus le réutiliser. C'est donc de la néguentropie morte?
- Oui. Mais non seulement le langage est un magma qu'on forme, ou qu'on informe par empreintes successives, mais aussi la parole. Notre organe vocal, le larynx, peut émettre toutes sortes de sons, graves, aigus, forts, faibles. Nous apprenons dès l'enfance à former d'une manière particulière des séquences de sons que nous transmettons à travers l'air ambiant aux oreilles de nos interlocuteurs. Les vibrations de ces sons frappent nos tympans, qui peuvent prendre n'importe quelle position et se modeler à la séquence de vibrations, avant de la convertir en influx nerveux.
- Je vois. L'influx nerveux c'est un nouveau magma qui fa prendre l'empreinte sonore reçue par le tympan et va la transporter jusqu'au cerveau. On peut dire que les paroles que je t'envoie sont du magma sonore que je module pour lui donner une forme. C'est le mode d'emploi en anglais. Le dictionnaire transforme l'anglais en italien, comme le tympan transforme les vibrations du tympan en influx nerveux? Le tympan du récepteur et le larynx de l'émetteur, sont isomorphes?
- Pas forcément. Il est possible que ton larynx émette des sons que ton interlocuteur ne peut entendre parce que son tympan ne peut vibrer à cette fréquence.
- Tu veux dire qu'on est sourd?
- Non. Pas forcément. Mais il y a des mots qui manquent chez le récepteur. Les fréquences sont les mots. Par exemple certains français qui lisent couramment l'américain ne comprennent pas un mot de ce que disent les speakers de CNN, alors que les russes se débrouillent très bien.
- C'est que les russes sont doués pour les langues, pas les français.
- C'est un peu ça. La langue américaine est très riche en fréquences aiguës alors que le français est accordé sur des fréquences basses. La langue russe comprend à la fois des fréquences basses et élevées, c'est comme si elle avait à la fois des mots français et de mots russes.
- Tu peux me donner des exemples de sons anglais qu'un français ne peut prononcer?
- Bien sûr, le "the", mais surtout les enchaînements parlés qui avalent la moitié des mots de la langue écrite. Par exemple un français prononce "Glou-ces-ter" alors qu'un américain dit "Gloster". La langue