- Tu n'entends rien ? , murmura Milton à son boss. L'autre sursauta. Sorti de sa torpeur, il prit conscience qu'un murmure agaçant, continu, émanait d'une source non localisable. C'était un chuintement de syllabes susurrées, de sifflantes ininterrompues. La somnolence des deux hommes s'était évanouie comme par miracle. Ils tendirent l'oreille pour essayer d'identifier la nature de ces bruits mystérieux et pourtant inexplicablement familiers.
Des lettres violettes s'affichèrent au dessus de la paroi qui faisait face à la cabine. Le mot "Hilarion" inscrit en capitales apparut. Le murmure ambiant se faisait plus distinct. Briggs comprit enfin pourquoi il lui semblait insolite et connu tout à la fois. Il poussa un juron, auquel répondit une exclamation de son compagnon. Lui aussi avait compris.
Connaissez vous Umberto Eco? Le facétieux auteur du "nom de la rose" et du " pendule de Foucault " avait attribué à la confrérie des templiers un redoutable secret. Il s'agissait de la carte de la cachette où était enfoui le fabuleux trésor. Bien des gens réputés en connaître l'emplacement furent assassinés par ceux qui voulaient s'approprier ces immenses richesses. Meurtres inutiles, car le secret était sorti de l'imagination fertile d'un écrivaillon milanais en quête de sujets de best-sellers. Il avait crypté son tapuscrit sur son ordinateur, ce qui avait conféré à ses élucubrations une apparence d’authenticité technologique. Pourquoi prendre tant de précautions pour dissimuler un canular? Il conta sa fable à son auditoire habituel du café della Galleria. Mais plus il niait son fondement, plus on y accordait foi. A force de parler de son roman, il finit par y croire. Le malheur voulut que d'autres y crussent aussi. Pour de bon! Et ceux-là n'étaient pas des enfants de chœur. Il s'ensuivit le meurtre de l'imprudent et une véritable saga de l'horreur qui se termina là où elle avait commencé : au Conservatoire National des Arts et Métiers, et plus précisément sous le pendule de Foucault dont le majestueux balancement ignore la rotation de notre planète.
Il est pourtant un secret bien plus redoutable que celui attribué aux malheureux templiers et à leurs infortunés successeurs. Il ne s'agit rien moins que de la maîtrise du magma originel. Cette entité impensable, inconcevable, insaisissable, bien contrôlée et dirigée, permet dit-on, de percer les murailles de l'espace temps. Issue des recherches les plus secrètes sur les phénomènes dits à tort paranormaux, travaux protégés de toute indiscrétion par le scepticisme des académiciens scientifiques, la nouvelle technologie permet de pénétrer à distance dans l'esprit des hommes et même de pressentir des événements avant qu'ils n'apparaissent à la conscience des masses. Les applications qui découlent de cette maîtrise sont terrifiantes. Débusquer les trahisons les plus secrètes de ses alliés, suggestionner et affoler ses adversaires les plus implacables, prévoir avec une bonne fiabilité les fluctuations des marchés,n'y a-t-il pas là de quoi faire rêver?
Certains observateurs bien informés, pensent que cette utopie est en voie de devenir réalité. Ce sont les fondateurs de "ATOLL" qui détiendraient d'après eux la clé de l'abîme, qui est aussi celle du destin de notre planète. ATOLL, surgi du néant est devenu un sanctuaire prospère dans un monde en proie au chaos, privé de son âme , embourbé dans la vase bureaucratique et la terreur intégriste, livré à des mercenaires avides et impitoyables.
Le groupe de privilégiés suspecté de faire partie de l'organisation a établi son siège dans un archipel situé entre l'Australie et la Nouvelle Zélande. Composé d'îlots coralliens et d'îles volcaniques, il tire son nom de son atoll principal, de soixante kilomètres de long.
Les spécialistes n'avaient pu d'emblée identifier les bruits, car il s'agissait de rafales de chiffres débités à grande vitesse par des voix suraiguës, s'entremêlant, se chevauchant. De surcroît ces chiffres " six" et " sixty six " étaient énoncés, ou plutôt sifflés, en français : six, six, soixante six, ce qui produisait ce son désagréable de cobra s'apprêtant à attaquer. Des mots prononcés par un timbre de castrat émergèrent du chuintement ambiant, ils venaient de droite: " sais-tu pourquoi les fleurs de lys se flétrissent? Les violettes s'étiolent dans la serre, sais-tu pourquoi? Les roses meurent, sais-tu de quoi?". Un nom apparut sur l'écran: OPPORTUNE. De gauche parvint une voix rauque de contralto. Elle répondit laconiquement: " de chagrin ".
- On dirait une chat room du Web, chuchota Steve de sa voix traînante de texan, une réunion de conspirateurs se servant de messages cryptés pour fomenter un mauvais coup.
Ces temps-ci les salons de bavardage de l’Internet étaient le cauchemar des services secrets. Malgré l'interdiction de cryptage, et la surveillance constante de ces lieux de rencontre, les bouges virtuels, véritables repaires de brigands, pullulaient dans les ramifications innombrables du réseau.
- Ce sont des messages cryptés, affirma Milton, ténor au débit saccadé. Nous essayerons de les déchiffrer dès que tout cela sera fini... - " One, two and sixty, one, two and sixty six, sixty six,six,six... ". Le bruit des chiffres devenait lancinant. Annoncé par l'inscription violette " ORDRE DU LOINTAIN ", la consigne retentit, impérieuse: - Rompez.
- Je sais ce que c'est, dit Briggs. C'est vraiment une " chat room " de l'Internet. Les noms des participants du salon virtuel sont projetés en lettres violettes sur un écran situé en face de nous, mais leurs propos sont émis par le système de sonorisation HQD.
Le HQD, (Hartley, Quad, Decca) conçu par un électronicien de génie : Marc Lévinson, était considéré par quelques mordus de la haute fidélité, comme la Phantom VI de l'acoustique. Totalement indémodable il était aussi encombrant que hideux. Ses haut-parleurs, énormes catafalques tendus de tissu noir, délivraient un son peu intense, mais d'une présence saisissante. Les deux agents en ressentaient les effets en ce moment. Les vibrations sonores qui envahissaient la nuit, se répercutaient dans leur cerveau, faisaient résonner leurs tympans, elles semblaient dotées d'un pouvoir hypnotique.
Les textes luminescents et les voix continuaient de se répondre, sur le fond des sifflantes. Un craquement sec, un grincement de chaises déplacées, un halètement rauque intriguèrent les deux hommes. - Pas possible, s'exclama Steve, ces bruits ne viennent pas du HQD, ni d'un salon virtuel. Il y a vraiment des gens dans l'auditorium.
- On ne les a pas vus arriver, s'étonna Milton.
- Pas étonnant, il fait noir comme dans un
four !
- Merde! Ce que vous essayez de me dire, c'est que ce n'est pas une réunion virtuelle, mais bien réelle,et que les bruits ne proviennent pas des HQD mais d'en bas, de la salle!
- Je ne sais plus, mais taisez-vous bon Dieu! Écoutez plutôt.
Les voix se rapprochaient, le débit des messages s'accélérait, jalonné par les inscriptions violettes.
" JEAN " : - et une bête monta de la mer ... ; " ORDRE DU MOYEN LOINTAIN " : - Rompez.
Une voix d'homme provenant du centre de la pièce, s'éleva angoissée:
- il manque le chiffre, manque le maillon, joignez vos mains, soudez vos volontés!
Le ton pressant émergeait sur le sifflement menaçant: "six, six, sixty six .
Une voix féminine survoltée fendit le crépitement:
- Je vois !
HYPPOLITE posa de nouvelles questions, plus saugrenues encore que les précédentes: - sais-tu pourquoi on ne trouve plus de carottes au marché? Sais-tu pourquoi les astres ne se reflètent plus sur les étangs?
- Ce sont des messages codés, je vous l'avais dit, chuchota Wrigley.
-Taisez-vous ! commanda Briggs car le brouhaha venait de s'arrêter net. Le silence venait de s'installer : total, impressionnant. Les hommes aux aguets écarquillaient les yeux: le pan de mur qui leur faisait face s'était volatilisé.
Qui se souvient de la conférence de Macao, qui vers la fin du millénaire rassembla les chefs des maffias les plus puissantes du monde? Même alors elle passa inaperçue malgré les hauts cris poussés par les responsables des Services Secrets des principales puissances, réunis à cette occasion à Los Angeles. Leurs mises en garde avaient un fondement sérieux. Le budget annuel de l'internationale du crime égalait le budget fédéral américain: mille milliards de dollars. Fort heureusement, les organisations criminelles ne purent fusionner. Mais il résulta de la conférence un phénomène inquiétant: des organisations dissidentes et clandestines se formèrent. Répudiant les méthodes grossièrement archaïques des maffiosi italiens, russes ou chinois, elles se mirent au goût du jour: nouvelles technologies, management transnational, lobbyisme mondial ; il suffisait de copier les prospères firmes mondiales qui avaient découpé le monde en créneaux, en segments et en cibles. Deux de ces organisations se disputaient la suprématie technologique: SPECTRE et MINOS. Mais celle-ci ne pouvait être assurée que par la possession du secret d'ATOLL. Sans elle, toute supériorité ne pouvait qu'être hypothéquée, provisoire, chancelante.
Toutes ces réflexions récapitulatives tournoyaient dans le crâne inventif de Gregor Gregoriadis. Grand et distingué, mise et mine plus anglo-saxonnes que nature: cravate club, chaussures solides et bien entretenues, chemise rayée à col blanc, il avait néanmoins quelque chose de levantin. Un psychanalyste mondain, ou un coiffeur de stars auraient pu arborer cette coiffure impeccablement ondulée, grisonnante au tempes. Son profil était allongé, sa voix aussi lente et sonore que celle d'un sénateur de film de série B. Pour l'instant il se balançait mécaniquement sur son fauteuil en faux regency. Son bureau était dans la plus pure tradition des bibliothèques directoriales londoniennes. Il raffolait du regency, et il était particulièrement fier de sa dernière acquisition: une table ronde en loupe d'amboine. Il caressa du regard les rayons chargés de reliures mordorées, victoriennes pour la plupart. Puis il se replongea dans sa maussade rumination.
Son obsession était que MINOS ne s'empare du secret du magma maîtrisé. MINOS, l'une des deux organisations issues de Macao, utilisait des techniques biochimiques pour attirer ses victimes et les réduire à sa merci. Elle contrôlait des équipes bien entraînées de tueurs, de tortionnaires immondes, qui opéraient dans l'impunité d'une omertà soigneusement entretenue.
L'autre organisation basée officiellement à Bruxelles, répondait au sigle sinistre de SPECTRE. C'était la Société Pour l' Expansion des Communications Télématiques, et de la Robotique Évoluée. Les esprits mal tournés interprétaient autrement l'acronyme : Société Pour l' Exploitation du Chantage, du Terrorisme, de la Rétorsion et de l'Extorsion. Mais après tout combien de groupes transnationaux, pourraient récuser une telle raison sociale?
Fidèle à son sigle, la Compagnie profitait de la complexité des réseaux et de l'instabilité des technocrates, pour pirater les banques de données. Elle pratiquait aussi l'intelligence économique c'est à dire l'art de tirer des révélations secrètes, d'une masse d'informations non protégées. Le berceau de la Compagnie se situait à Minsk. Quelques lutteurs de la Mafia russe, payèrent 2000 informaticiens de l'ex KGB, dix fois leur solde officielle, soit 5000 dollars par mois. Après les avoir parqués, eux et leurs familles dans une trentaine de sites secrets, aménagés par les autorités communistes, il les dotèrent des outils les plus perfectionnés et les plus puissants, datant de la technologie d’ après demain.Les moyens de riposte des Services Secrets des pays visés étaient ridicules en regard de ceux des pirates. Autant comparer la lutte d'un boutiquier contre une Centrale d'achats transnationale. L'effet d'échelle favorisait mécaniquement SPECTRE qui devint bientôt la transnationale la plus respectée du monde, avec son siège à Bruxelles, à New York et à Osaka.
SPECTRE avait horreur de la violence physique. Ses dirigeants avaient senti avec acuité la nécessité de lutter contre MINOS qui lui disputait la suprématie en matière de rackets. Certes, la Compagnie, comme la nommaient les vétérans de SPECTRE, aurait bien voulu s'approprier le secret d'Atoll. Que de perspectives en vue! Quelle progression dans l'operating profit! Mais ce qui importait par dessus tout à ses dirigeants, c'était d'empêcher MINOS de mettre la main sur les détenteurs de la technologie PSI, celle qui permettait la maîtrise du magma.
Jusqu'ici les deux organisations avaient respecté un statu quo prudent, se devinant à peine dans l'anonymat dont elles s'entouraient. Mais des indices convergents laissait à penser, que MINOTAURE, toujours prêt à l'œuvre d'horreur pour seconder son maître dans sa quête effrénée du pouvoir souterrain, monopolisait ses forces contre tous ceux qui étaient susceptibles de faire partie des initiés de ATOLL. Que l'un de ses spécialistes vienne à tomber entre les pattes du monstre, et sa chair torturée par des manipulations immondes, inciterait son esprit à céder. Aspiré vers les centres vitaux de MINOS, il fusionnerait avec lui, et dévoilerait le secret.
Gregor soupira, et fit nerveusement tourner son fauteuil de cuir vert patiné. Il faisait nuit, et des lampes bouillottes à l'abat-jour vert diffusaient une lumière apaisante dans la bibliothèque. L'horloge fit tinter la demie de dix heures. Gregor reprit le cours de ses pensées. Il aimait faire le point pour lui-même après avoir lancé une action décisive. C'était le cas, et il attendait le résultat de son pari.
Gregor était bien déterminé à protéger les "sachants" de ATOLL de l'étreinte molle et létale de la pieuvre aux aguets. Au jeu de l'huître et de l'astérie, c'est toujours cette dernière qui l'emporte. Après en avoir écarté en douceur les valves, elle s'insinue dans les interstices et digère vivant le mollusque. Le viol du secret des nouveaux templiers signifierait immanquablement la domination absolue de MINOS, et l'élimination de tous ses concurrents. Y compris SPECTRE. Et c'était bien la dernière chose que souhaitait Gregor Gregoriadis. Il était en effet le VP Marketing et Relations Publiques de la branche européenne de SPECTRE.
Une voûte étoilée venait d'apparaître à l'emplacement de la paroi de boiserie. A la faible lumière grise des étoiles, on put enfin entrevoir, sinon distinguer, ce que l'on avait entendu. Des silhouettes sombres entouraient une table ronde au plateau surmonté d'un pendule qui le frôlait. Une vingtaine de mains reposaient à plat sur la surface luisante, se joignant en une chaîne circulaire. A une dizaine de mètres derrière la table, une foule se pressait autour d'un homme de haute taille, à moins qu'il ne fût juché sur un escabeau. Cet homme déclama de la voix dramatique d'un orateur populaire des phrases en français. Briggs les traduisit pour son acolyte médusé: «If six saws saw six sausages, six hundred and six saws will saw six hundred and six sausages.” Un homme à la voix jeune et zélée conclut : scieront six cent six saucissons! nobles paroles reprises par la foule dans un enthousiasme délirant. Elle se mit à hurler frénétiquement : " six cent six saucissons! Six cent six saucissons! " . La clameur était scandée, ininterrompue.
- Je vous l'avais bien dit que ce sont des messages codés, s'écria Wrigley oubliant toute prudence.
- Parlez plus bas. C'est vrai que ça n'a pas de sens des scies et des saucissons. Mais ce n'est pas non plus un signal crypté. Cette populace a vraiment l'air de croire textuellement à ce qu'elle profère. On ne chante pas, on ne hurle pas un message codé! A moins que... Il s'interrompit. La foule venait de s'évaporer. Avait-elle seulement existé, n'était-ce pas un mirage holovisuel?
- ORDRE DU PROCHE LOINTAIN : établissez la connexion, enchaînez !
Là où six secondes auparavant se tenait la foule, on distinguait à présent une plage parsemée de galets brillants bordant le miroir d'un lac zébré de roseaux.
Une plage déserte, un lac marécageux... Le sifflement s'arrêta sur trois chiffres tonnants, espacés comme trois coups de canon: " Six, six, six. " La chaleur était oppressante et le cœur des espions battait la chamade. Les mains des personnages formaient une sorte d' étoile sur le plateau poli de la table. Le pouls des agents s'accéléra encore: un disque sombre amorçait une descente vers le lac, comme une soucoupe volante, ou un astre maléfique.
La partie était loin d'être perdue pour la Compagnie, qui avait bien des ressources. Au fond SPECTRE était en possession de techniques de pointe en matière de viol de l'intelligence mentale, comme Minotaure était passé maître ès-viols physiologiques. Certains informateurs précisèrent que le secret de Atoll résidait dans la sélection de sujets doués de facultés de perception paranormale. L'emploi de certaines drogues, de caissons à déprivation sensorielle, et de logiciels de filtrage des parasites et d'enrichissement des indices, aurait permis d'amplifier les propriétés télépathiques et d'en accroître la fiabilité. Ces " guetteurs " de l'espace PSI étaient sollicités à des dates précises. Enfermés dans des enceintes spéciales: les " travel rooms ", soutenus par une chaîne de sympathisants, ils rêvaient et voyageaient dans un espace raréfié et mystérieux . Un pendule signalait le lieu à explorer, les entités avec qui communiquer. Mais tout cela n'était que conjectures, rumeurs peut-être sans fondement. Mais il restait qu'il fallait bien que Atoll recrutât des sujets de valeur et motivés. Cette exigence était peu compatible avec le secret. Un centre culturel animé par un gourou homme de paille, était une bonne façade pour une telle activité. C'était là une piste intéressante. Une fois le site de recrutement identifié, il suffisait de se perdre incognito dans la cohorte des studieux, ou se substituer à un aide pédagogique, puis absorber l'enseignement prodigué. On ferait d'une pierre deux coups. Il serait possible de glaner quelques précieux indices dans le flot des connaissances programmées, voire se faire engager, et on pourrait guetter l'apparition d'éventuels sbires de Minotaure.
L'existence de Atoll n'était connue que de quelques initiés. Son talon d'Achille était celui de toute organisation désirant préserver sa clandestinité: le recrutement et la formation de nouvelles recrues. Comme on l'a signalé plus haut, il est difficile d'attirer des talents en cultivant l'anonymat.
C'est en France que Gregoriadis détecta une émanation probable d'Atoll, d'un accès aisé, présentant peu de risques. Depuis quelques temps la Direction Européenne avait repéré un centre de formation perché sur la colline de Montfort l'Amaury. Le fondateur, homme bizarre avait fait un peu parler de lui au cours des années soixante-dix. Contemporain de Umberto Eco, né comme lui dans une ex-colonie italienne en Afrique, il occupait une chaire de systémique au Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris, le lieu qui abritait le fameux pendule de Foucault. Spectre connaissait les deux hommes car tous deux à leur manière étaient des manipulateurs. Le français professait une utopie: la culture pour le bien des hommes et de leurs affaires. Eco , beaucoup plus cynique travaillait au projet révolutionnaire de détruire les hommes en s'attaquant à leurs valeurs , à leur foi, et en dernier ressort, à leur langue. Il en fut récompensé par un triomphe médiatique assuré par les intellectuels post-gramscistes, ceux qui croient que la démolition de la société capitaliste est préparée par le pourrissement général.
Le "professeur" français ouvrit en 1984 un premier centre culturel avec on ne sait au juste quels fonds. Il était soutenu par une Compagnie d'électronique militaire. Deux ans plus tard, cette dernière rachetait ce collège voué aux muses. Il était situé dans un ancien moulin. La Compagnie le transféra aussitôt dans le château attenant, ancienne résidence du maréchal de Villars. Pour préserver cet enseignement socratique, on dépensa une fortune en ravalement, miradors, grilles électrifiées gardes et maîtres-chiens et dispositifs de haute surveillance. Des fossés profonds, des murs de deux mètres d'épaisseur, certains d’entre eux orbes, protégeaient l'accès du temple de la culture.
Quelques mois plus tard, l'on vit surgir non moins soudainement un nouveau monastère, voué au culte de Molière, de Wagner et de Picasso réunis. A quelques kilomètres du premier, cet ancien couvent de capucins, était établi sur une butte, dans le site de Simon de Monfort, Simon l'intégriste, celui qui fit brûler vifs les femmes, les enfants et les vieillards albigeois. Protestants et catholiques furent enfermés pêle-mêle dans l'église en flammes." Dieu reconnaîtra les siens" déclara Amaury, l'ami du bon Simon. Plus tard, ce fut au tour des intégristes révolutionnaires d'enfermer enfants, femmes et vieillards dans l'église de Saint Laurent sur le site du centre culturel et de les y laisser mourir à petit feu. Cette fois-ci c'était des vendéens catholiques sacrifiés à l'autel du peuple souverain de France.
Gregoriadis savait que des choses peu banales se dissimulaient derrière cet enseignement peu banal. En apparence les participants étaient des cadres de tous rangs, de toutes spécialités.Issus de la charcuterie ou de la finance, de la pharmacologie ou des cosmétiques, ils s'initiaient. Mais à quoi au juste? Gregor soupira en se remémorant le dossier. Il croyait à la vibration de la terre et à la mémoire des murs. L'évocation des massacres d'innocents sacrifiés au bien collectif, se mêlaient à celles des séminaires du centre socratique. Ceux là traitaient de tout ce qui ne pouvait présenter le moindre intérêt pour les firmes opulentes qui soutenaient le Centre en y mandant leurs cadres à haut potentiel. Difficile à gober, songeait le V.P. Européen en charge du Marketing. Il connaissait bien l'intégrisme financier des dirigeants occidentaux. Dans ce lieu aussi chargé d'histoire et de sang, on apprenait musique et géopolitique, gastronomie et perception non verbale. Plus de cent personnalités de renom y réalisaient l'utopie du fondateur.
Des cadres à haut potentiel, certes... Mais l'encadrement des compagnies multinationales est aussi contrôlé que ceux des services secrets européens. Une vraie passoire! Le turnover sévissant, rien ne s'opposait à l'infiltration clandestine de futurs membres d'Atoll. Le public étant présélectionné par les Directeurs des Ressources Humaines en fonction de leur ouverture d'esprit et de leur créativité, le plus gros du travail d'évaluation était épargné aux recruteurs de Atoll. De surcroît, la variété et la liberté d'expression des cours permettaient de dissimuler un noyau secret: la voie qui mène à la compréhension des clés; la clé des clés. Le Centre des Capucins pratiquait l'astuce de la lettre volée. Il prétendait délivrer des clés de lecture du monde. Qui donc l'eût-il pris au sérieux? Il n'est de meilleur mensonge que la vérité.
Une voûte étoilée venait d'apparaître à l'emplacement de la paroi de boiserie. A la faible lumière grise des étoiles, on put enfin entrevoir, sinon distinguer, ce que l'on avait entendu. Des silhouettes sombres entouraient une table ronde au plateau surmonté d'un pendule qui le frôlait. Une vingtaine de mains reposaient à plat sur la surface luisante, se joignant en une chaîne circulaire. A une dizaine de mètres derrière la table, une foule se pressait autour d'un homme de haute taille, à moins qu'il ne fût juché sur un escabeau. Cet homme déclama de la voix dramatique d'un orateur populaire des phrases en français. Briggs les traduisit pour son acolyte médusé: «If six saws saw six sausages, six hundred and six saws will saw six hundred and six sausages ». Un homme à la voix jeune et zélée conclut : scieront six cent six saucissons! Nobles paroles reprises par la foule dans un enthousiasme délirant. Elle se mit à hurler frénétiquement : " six cent six saucissons! Six cent six saucissons! " . La clameur était scandée, ininterrompue.
- Je vous l'avais bien dit que ce sont des messages codés, s'écria Wrigley s’oubliant une fois de plus
- Parlez plus bas. C'est vrai que ça n'a pas de sens des scies et des saucissons. Mais ce n'est pas non plus un signal crypté. Cette populace a vraiment l'air de croire textuellement à ce qu'elle profère. On ne chante pas, on ne hurle pas un message codé! A moins que... Il s'interrompit. La foule venait de s'évaporer. Avait-elle seulement existé, n'était-ce pas un mirage holovisuel?
- ORDRE DU PROCHE LOINTAIN : établissez la connexion, enchaînez.
Là où six secondes auparavant se tenait la foule, on distinguait à présent une plage parsemée de galets brillants bordant le miroir d'un lac zébré de roseaux.
Une plage déserte, un lac marécageux... Le sifflement s'arrêta sur trois chiffres tonnants, espacés comme trois coups de canon: « Six, six, six ».
La chaleur était oppressante et le cœur des espions battait la chamade. Les mains des personnages formaient une sorte d’étoile sur le plateau poli de la table. Le pouls des agents s'accéléra encore: un disque sombre amorçait une descente vers le lac, comme une soucoupe volante, ou un astre maléfique.
Gregoriadis relut le dossier. Dans l'auditorium, une réunion venait d'être programmée au dernier moment à une heure inhabituelle: dix heures du soir. Frédéric, le gérant chargé de la logistique du centre avait préparé des rafraîchissements dans le bar contigu à l'auditorium. Ce dernier, très isolé dans le parc, était doté d'une mezzanine destinée au matériel de traduction simultanée et abritait une cabine insonorisée réservée aux interprètes.Un détail avait retenu l'attention de Nils Anderson, le mouchard de la Compagnie au Centre culturel. Frédéric avait prévu de dîner à Pont l'Évêque et les gens pour une raison obscure, avaient reçu congé. La réunion avait été parait-il déprogrammée par Marina, la directrice des Études. Interrogée, elle déclara avoir suivi les instructions du "Professeur". Mais celui-ci répondit aux questions d'une manière évasive: il avait eu l'intention de convoquer quelques amis pour écouter La Flûte Enchantée dans l'auditorium, puis avait renoncé à son projet en raison des prévisions météorologiques. Il avait donc donné congé à tout le personnel, et fait mettre au dernier moment le centre sous alarmes. Tout cela se tenait, mais Gregor avait un pressentiment. Il envoya deux agents de chez Ruth Barnes, la directrice des opérations, couvrir la séance décommandée.Gregoriadis consulta sa montre: minuit, en ce moment les deux hommes devaient avoir fini leur mission.
Il émanait de la forme monstrueuse des vagues de terreur panique. Une femme affolée cria.
- clôturez, clôturez, clôturez vite!
Quelques secondes après, un éclairage brutal fit irruption. Les agents clandestins se mirent à trembler comme frappés par une crise de paludisme Il pouvaient enfin contempler à travers la glace sans tain de la cabine, la salle octogonale dont le centre était occupé par une table ronde en ardoise. Un pendule de Foucault oscillait faiblement, frôlant le centre du plateau circulaire.Huit personnages se levaient. Ils étaient dissimulés par des robes sombres.L'un d'eux en soutane violette tenait un second pendule de sa main gauche. Il tournait à toute vitesse, fixé par une grande femme aux cheveux très noirs. Les parois de la salle étaient lambrissées d'acajou. Là où quelques instants auparavant la foule se détachait sur le ciel étoilé, un écran concave de sept mètres, s'élevait lentement vers le plafond, pénétrant dans la corniche d'acajou. Il s'agissait tout simplement d'une séance de projection! Nos espions se regardèrent soulagés et penauds.
- Vite le mémo, pressa l'aîné, on évacue. Wrigley s'empara de la carte éjectée par l'enregistreur.
Dans la salle, comme engourdis, les spectateurs se dirigeaient vers la sortie latérale. Les deux clandestins disparurent par un sas balisé: "emergency exit".
II
Gregory bailla: minuit dix, et toujours pas de nouvelles. En théorie, rien n'aurait dû se passer mais ... Une sonnerie interrompit les cogitations de Gregor. C'était Roman Lucas chargé de superviser la mission. "Excusez-moi Monsieur, mais il serait nécessaire que nous nous voyons de suite au labo. Je sais qu'il est tard, mais après tout il n'est que six heures à New York, et si nous devons rendre compte...- Vous comprenez qu’on ne peut en dire plus par le réseau. A tout à l'heure."
Gregor était follement excité: ainsi son intuition était fondée. Quelque chose d'inattendu s'était produit: un indice, un lien ténu, peut être même une piste menant à Atoll? Il mit sa gabardine et se précipita vers sa limousine noire.
30 DÉCEMBRE 1989
23 AOÛT 1998
revu le 13 janvier 2005
et le 27 janvier 2005