L'amour et l'admiration
J'ai beaucoup de chance.
Ma plus grande joie est de partager avec des débutants, mes expériences de débutant. Si la culture est ce qui reste quand on a tout oublié, pour reprendre l'aphorisme d'Edouard Herriot, je suis vraiment cultivé!
Cette semaine, j'ai eu le privilège d'accueillir deux de mes étudiants préférés (je n'ose dire disciples, ce mot suggèrerait que je suis un maître) . L'un est un jeune homme, l'autre un homme jeune. Les deux n'ont pas grand chose à craindre de la vie, ils sont parvenus au faîte de la réussite et de la gloire matérielle, les équivalents de ce lord WH qu'admirait tant Shakespeare. Les deux ont en partage une distinction naturelle, une simplicité qui est la marque des grands, et une volonté de s'accomplir, en dépit de la chape qui pèse chez les héritiers de vastes empires. Le premier était triste, blasé, n'ayant aucun horizon autre que la réussite matérielle et le pouvoir.
L'autre, doutant de lui même, affronte l'épreuve qui attend ceux qui construisent leur voie afin de la découvrir. Il m'a posé une question : comment rester humble alors que vous êtes adulé, et que vous n'avez plus grand chose à prouver? Comment rester fier, sans tomber dans l'orgueil redoutable ou dans la vanité pitoyable? Comment atteindre cette qualité spéciale d'humilité qui, contrairement à la coulpe vaniteuse dont parle Diel, est la marque des êtres d'exception?
Trois valeurs concourent à cette ascèse : l'amour, l'admiration, la spiritualité.
De l'amour, hélas je n'ai connu que son ombre portée : l'amour maternel, et l'amour filial. La famille en est le creuset quand elle n'en est pas le tombeau. C'est chose trop intime, trop proche du corps et des hormones, pour qu'on puisse l'exprimer par des mots lorsqu'on l'a expérimenté.
Il en est de même pour la spiritualité, pour des raisons inverses. Trop loin du corps pour être partagée par des voies normales C'est le règne de la parapsychologie, de l'initiation, du transcendant innomable. Et comme enseigne de qui n'est pas formalisé?
L'admiration, au contraire, est à notre portée. Lorsque l'on se trouve devant des monuments de l'Art et la littérature, ces large scales systèms qui franchissent les siècles, inaltérés, on est pénétrés par une sorte de frayeur sacrée. A leur contact, on se sent à la fois petits et pleins d'énergie positive, de volonté d'émulation. C'est en cette fusion entre modestie et volonté de dépassement, que réside l'humilité féconde.
Notre siècle compte quelques "Large scale systems" artistiques, qui contrairement aux réalisations technologiques, également complexes, ont l'avantage de nous parler, étant faite par des hommes et pour des hommes. Les astronomes finissent tous par éprouver un vertige proche de la nausée, les physiciens manipulent l'incompréhensible et l'incertain, mais les artistes combinent l'infinie richesse de l'économie cosmique à l'indéfinie richesse de l'esprit et de ses profondeurs insondables.
Tout cela pour en revenir à ceci : la fréquentation des grands hommes. Parmi les artistes vivants, j'en connais quatre qui ont bâti des cathédrales. Bob Wilson, dans Le Regard du Sourd, chef d'oeuvre plus magique pour n'exister que dans notre souvenir, Bill Viola, pour Tristan le plus monumental exploit en vidéo, Matthew Barney pour Cremaster, macrocosme multimédia, abordant le mystère de la création, et enfin, Chute d'Etoiles d'Anselm Kiefer. J'ai été le revoir avec le jeune homme triste, et j'ai vu une animation joyeuse s'imprimer sur ses traits. Il avait ressenti la morsure de l'admiration authentique, celle qui dépasse celle qu'on éprouve en caressant une Lamborghini ou buvant un grand crû. Je plains ceux qui sont incapables de saisir la nuance entre le raffinement des sens et la véritable grandeur.
J'espère revoir une troisième fois Chute d'Etoiles. En attendant, bien qu'ignare, je me suis plongé dans la contemplation des poèmes de Paul Celant (que je comprends mieux en allemand, ayant l'habitude de lire des poèmes de drames musicaux). Mais ce qui m'a le plus ému ce sont les lettres d'amour qu'Ingeborg Bachmann a adressé à un certain Felician.sans doute imaginaire et qui me rappellent celles, déchirantes que Marguerite Yourcenar adressait à son amour défunt.Une infinie douceur, une tendresse pleine de pudeur et de délicatesse, légère comme un frôlement d'aile de libellule, émanent du visage angélique de la jeune poétesse de dix huit ans.
Je n'ai pu resister à la tentation de clore la partie centrale de Saga, l'Idylle entre Clara et Lars. Clara, de la même famille que Clara Schumann, que Ingeborg Bachmann; que la jeune Marguerite Yourcenar. Amour qui se contrepointe à l'horreur. Horreur de la folie, chez Clara Schumann, de la guerre et de l'exil chez Ingeborg et Marguerite, de l'antechrist, de l'autre, du monstrueux, chez ma Clara à moi. Reportez vous à la notice ci-dessus pour de plus amples explications.
Et... Rendez-vous en avion, en train, en voiture, ou à pied, à la verrière du Grand Palais, avant que "pluie d'étoiles" soit démonté. Vous découvrirez je l'espère le choc de l'exceptionnel, et vous en ressortirez admiratifs, donc humbles et révigorés.