SÉQUENCE 241
La lettre de Clara à Lasse
« Codex éléphant » Volume XVI p.1921
Mon amour,
Ce mot a-t-il encore un sens? Je ressens au fil des jours, la tristesse de notre séparation et notre enfant -mais ce mot a-t-il encore un sens? - l'avive à chaque instant. Il te ressemble au delà du supportable. L'éloignement clarifie tout, mais avec la lucidité, vient la confusion des sentiments. Car il me faut te haïr et mon enfant je dois le renier. Tout ce en quoi je crois, tout ce pour quoi je me bats, se révolte à l'évocation de tes actes. Tu incarnes la barbarie, la loi implacable de la nature inculte, asservie à la fatalité génétique. Mais ce que je ressens contredit ma raison. D'où vient que le chef d'une bande de criminels voués à la damnation, prenne pour moi l'apparence de la figure la plus chère, du regard le plus doux, du plus candide des sourires? Assassin plus brutal, condottiere plus sournois, je n’en connais point. Froid, calculateur, dominateur et destructeur, le voici celui qui m'a fécondé et dont le rejeton risque à son tour de m'enchaîner. Qui a distillé l'alchimie de ces noces politiques?
Il me faut te l'avouer malgré qu'il m'en coûte, notre rencontre fut planifiée, mais non l'enfant venu par surprise, expédient improvisé pour assurer ma survie. Je savais que tu ne me supprimerais pas tant que je le porterais. Le destin t'a ainsi condamné à des unions mal assorties. Christine était une arriviste machiavélique. Tu l'as démasquée et torturée à mort. Vera fut trop faible pour te supporter.Mariage d'argent au delà de tes espérances car elle mourut fort opportunément en te libérant du fardeau d'une hypocondriaque paresseuse. Et moi, femme sans homme, sinon sans héritier, je dois combattre sans relâche les deux monstres, seuls objets de mon amour.
Ô Lars, nous sommes écartelés entre nos doubles. Voici Lars II, patron d'un empire industriel et financier cachant une secte maffieuse fondée sur la terreur biologique, responsable de massacres innombrables, d'ignobles inquisitions. Et voici Lasse, un tout jeune homme, habité par les tristes forêts et les miroirs glauques des fjords, en quête de tendresse authentique, jamais guéri de la mort du père chéri, mère tôt disparue. Lasse, fidèle et loyal, aux sentiments aussi profonds que l'âme de la forêt nordique, aussi tumultueux que les hautes vagues des Hébrides.
Tu es un mutant. Tes gènes sont marqués, te vouant à l'exclusion de la race humaine. Notre fils, sous sa splendide enveloppe charnelle, se yeux lumineux et son sourire irrésistible, est un amas proliférant de cellules vénéneuses, sécrétant des phéromones mortelles, attirant les proies fascinées vers l'esclavage et le suicide. Mon fils! Et moi donc ! Je répète ma question, que sais-tu de moi? Tu ne connais que mon enveloppe charnelle, corps d'emprunt comme le déguisement d'un soir de fête. Tu m’aurais tuée sans m'atteindre, car je me serais logée ailleurs. Élue sans que j'y consente par les sages d'Atoll, je suis comme toi, une mutante, capable d'influencer, d'habiter à distance, ces machines biologiques que l'on dit humaines. J'obéis aux règles de ma communauté, vouée à la destruction de tes oeuvres. Comme Lars, Clara est double. Son enveloppe charnelle est tout instinct, passion et sentiment. Quand je me glisse en elle, je manipule son cerveau, je dévie le train ambigu des messages hormonaux, mais saisie d'un trouble imprévu, à mon tour je succombe à ton emprise. Emprisonnée dans des cellules trop humaines, j'absorbe les poisons chimiques que ton corps leur injecte lors d'un dévastateur accouplement et l'effet s'en répercute dans mon âme immortelle. Induction de la nature cruelle sur la culture désincarnée, invasion du froid par le chaud.
Pendant que je trace ces lignes, j'écoute notre musique à tous deux. Je ne m'en lasse pas car elle dépeint le sentiment qui m'étreint lorsque je revois les vastes étendues de tes yeux calmes, que je crois entendre les joyeux bruissements de tes cheveux lorsque je les emmêle, respirer le souffle profond de ta vaste poitrine, qui gonfle et meurt en un soupir ravi. Quand je pense à toi, je revois nos promenades à Stockholm, les palais paradoxalement italiens flottant sur l'eau glacée, le soleil vert de Götland et ses roses médiévales et les forêts interminables aux noirs sapins austères. Et ces danses populaires de Gotland, dissimulant un sourd regret, une sourde nostalgie. Absence du héros blond en voie de disparition : Gösta Berling ou Peer Gynt, avivée par la prédominance du crétin socialisé soucieux de ses droits et de sa médiocrité. Quand j'ausculte ton corps étendu à plat ventre, moi penchée sur lui, l'interrogeant anxieusement, surgissent les majestueux combats de trolls, la lutte des fiers marins et des robustes bûcherons. Gars aux yeux clairs et aux membres noueux, leur musique me transporte. Elle n'est ni d'un compositeur majeur, ni d'une œuvre maîtresse. C'est la Suite Holberg de Grieg dans sa version originale pour piano.
De toi il me reste un gage d'amour et de haine : TON fils, je n'ose dire notre enfant. Il m'arrive de vouloir le supprimer, comme Médée les siens, mais pour des raisons opposées. Ce qui me retient est mon amour pour toi. Mon devoir envers l'humanité me pousse à accomplir l'acte contre nature : le garçon grandit et se développe monstrueusement et sa taille ne se conjugue pas avec le nombre des années. Il te ressemble par une carrure trapue. En dépit de ses longues jambes, il paraît bâti en largeur et en épaisseur. Tout est à la fois charnu et musclé en lui et il serait splendide s'il ne l'était avec un excès incompatible avec l'enfance. Chair trop lisse, carnation trop rose, chevelure trop métallique, yeux trop clairs. Ces yeux vous fixent sans un battement de cils, vous fascinent et vous paralysent. Lars III est intelligent, il excelle en tout et montre déjà ces qualités de chef de horde que tu as mis si longtemps à acquérir. Les aînés ne jurent que par lui, les mères le courtisent car à seize ans d'âge physique, toutes les ambitions lui sont permises. Avec moi, il est tantôt joueur, tantôt distant et autoritaire mais jamais il ne se départit de son calme. Avant hier, attaqué par des touristes éméchés, il les terrassa en silence, puis, il les passa copieusement à tabac. Après quoi, il alla se laver les mains comme si rien n'était et appela sans se presser une ambulance. Je devrais l'idolâtrer. Il me terrorise. Cette croissance anormale, cette emprise sur les plus autoritaires de ses camarades, cette totale absence de réaction affective et émotionnelle, m'épouvantent. Les médecins de Sienne-sur-Port, ont émis l'hypothèse que des gènes mutants ont accéléré sa croissance physique et qu'il utilise pleinement les connexions de son cortex. Ce développement s'effectuerait au détriment d'autres fonctions, mais il est possible que ce déséquilibre soit transitoire.
Je dois reconnaître que tu lui manques... mais est-ce amour ou poursuite d'un plan? Quitte à me faire traiter de paranoïaque, j’avoue que je le crains encore plus que toi. Ecris-moi, je dois tout de suite te quitter : il est là qui fixe ma main, en essayant de deviner les lettres à partir de son mouvement et il est, ma foi, bien capable d'y parvenir! Adieu, viens vite me rejoindre.
Clara.
Ce Vendredi Saint de 1999