Genèse de MATRIX
Là où tout à commencé : à Dayton
Bernardo Trujillo et la naissance de la grande distribution
J'étais depuis un an au BHV (le Bazar de l'Hotel de Ville), lorsque Jacques Thomas, le Secrétaire Général,l'homme le plus influent après le président Georges Lillaz, me proposa de l'accompagner au séminaire MMM de la NCR. Au siège de la compagnie, dans l'ancienne maison du fondateur,professait un gourou perurbateur : Bernardo Trujillo (qui n'avait aucun lien de parenté avec le dictateur sud-américain).
Mon professeur Raymond Boisdé me présenta à Thomas sur qui je fis une certaine impression par ma culture, et notre amour commun pour Teilhard de Chardin et Lecomte du Nouÿ. Ma famille logeait en permanence au Grand Hotêl, Plade de l'Opéra, et supposée être très fortunée. Le Secrétaire Général pouvait donc me fréquenter, et il m'invitait souvent à sa table familiale, avenue Victor Hugo. Nous parlions uniquement de psychologie ou de philosophie, et au magasin nous affections de ne pas nous connaître pour ne pas susciter de jalousies.
Jacques Thomas était un homme grand et froid, de type écossais, marié à une aristocrate dans toutes les acceptions du mot, épuisée par sa trop nombreuse famille. Il se prit d'une amitié un peu distante pour le jeune homme qui l'écoutait avec une considération teintée d'admiration. Moi-même je me sentais honoré par le respect que me témoignait ce grand patron réservé et laconique. Il avait tendance d'ailleurs à me surestimer, et il pensait que je lui serais d'un grand secours aux Etats Unis. C'est ainsi qu'un beau jour il m'annonça : je suis invité par La NCR à écouter un étrange prophète qui annonce la bonne parole. Il y a peut-être quelque chose à glaner pour vous"
Au début des années soixante, aller aux Etats Unis en avion était un privilège, surtout lorsqu'on voyageait comme Thomas en "tapis rouge". On n'imagine pas les petits soins dont Air France entourait les VIP des longs courriers. Je ne manquais jamais de rapporter des flacons de "Moustache" de Carven; qui restèrent pour moi le symbole d'un exotisme cossu et studieux.
Plus tard, lorsque je me rendis régulièrement aux Etats Unis j'en profitai pour faire le tour des musées et des boutiques. Il n'en était pas question avec l'austère Jacques Thomas. Nous filames aussitôt à Dayton, Ohio et nous restames confinés entre l'amphi de trente personnes où officiait le grand homme et un médiocre motel. Avec de brèves incursions en avion dans les discounts et les shopping centers de la région d'où on ramenait des tonnes de diapositives.
L'assistance était peu nombreuse et choisie. Il y avait Laguyonie, et Vigneras, du Printemps, et , je crois Meyer des Galeries Lafayette, mais aussi deux jeunes gens, le fils d'un fabricant de layette, et celui d'un commerçant en pelotes de laine à tricoter : inconnus et considérés avec condescendance.
Trujillo était grand, costaud, épaules carrées, machoire carrée, lunettes aux épaisses montures carrées, grosse paluches carrées et type chanteur d'operette sud américain. Il haranguait l'assistance avec l'aplomb d'un Savonarole.
" Vos grands magasins, c'est fini. Aujourd'hui nous sommes à l'ère des Mae West et des Marilyn Monroe : MMM, make more profits, move more merchandises. Greta Garbo, Kaputt! Les clients ils s'en foutent des vos velours, de vos ors et de vos vendeurs pommadés. Ils veulent de carnaval, de l'animation, se servir tous seuls sans qu'on les surveille, et économiser. C'est le concept MMM qui détronera le commerce classique".
Le système MMM reposait sur un certain nombre d'assertions, qui réunies s'organisaient en un système cohérent qui devait donner, comme conséquences non prévues, Matrix. Voci ses postulats;
Discount.
Il faut casser les prix. Etre les plus bas du marché. Trois moyens pour y parvenir :
1. Payer des loyers très faibles. Eviter le centre des villes, aller à la périphérie. Le terrain est beaucoup moins cher et si vous l'achetez, la présence d'un centre commercial va faire exploser sa valeur. Vous devenez promoteur immobilier. Avec la prolifération des voitures, le centre des villes sera asphyxié, on ne trouvera plus à garer, et de toute manière, les loyers sont si chers que les gens habiteront dans la banlieue. Il leur faudra moins de temps pour se rendre à un centre commercial situé à dix km de chez eux, que d'aller faire des courses dans un centre embouteillé. Par dessus le marché, la surface peut être d'un seul niveau (faible côut du terrain) ce qui fait baisser drastiquement les frais de manutention.
2. Economiser sur le confort. Commencer dans des usines désaffectée (les "barns") et s'excuser si le sol est un peu boueux : les pancartes vous édifient " l'argent que nous ne dépensons pas pour votre confort, vous le mettez dans votre poche". En revanche mettre " du carnaval ' des manifestations populaires, comme des tombolas ou des animations.
3. Economiser sur le personnel. La meilleure manière, est de le supprimer. Plus de vendeurs, qui font écran entre le public et la marchandise. Les gens se servent eux mêmes et à l'entrée se trouvent les caissières flanquées d'un faux policier, pour dissuader les fraudeurs.
On supprime ainsi l'attente. Des études ont montré que souvent les clients hésitent et reviennent plusieurs fois soupeser la marchandise avant de l'acheter. Ils n'osent pas lorsqu'un vendeur excédé à la troisième présentation leur fait la gueule.
4. Vendre presque à prix coûtant, faire le bénéfice sur la quantité, en obtenant des remises exceptionnelles des fabricants. Exploiter le fait que le client paye comptant, vous à 90 Jours. "Vous devenez des banquiers, dit Trujillo". Faire tourner les stocks au maximum.
5. Pratiquer le "psychological price cutting" en français , un phare de prix discount dans une mer de profits. On ne pratique la vente à prix coûtant que pour les produits les plus connus, dont les clients connaissent les prix.
Ces propos étaient débités inlassablement, d'une voix de stentor, avec un don remarquable pour la dramatisation. Le personnage était aussi theâtral qu'un grand chansonnier, et on s'amusait, fascinés. On s'amusait mais on le considérait un peu comme un marginal, un farceur, au pire un utopiste un peu fou. Ceci d'autant plus qu'il se levait l'après-midi et qu'il dialoguait avec ses visiteurs pendant la nuit, (ce que je fais en ce moment avec les internautes qui me suivent au Canada ou aux Etats-Unis!).
On s'en doute, les objections ne manquaient pas, surtout de la part des Français, qui les pîmentaient d'une bonne dose de persiflage condescendant. En voici une liste, que Trujillo nommait les ISO (International Standard Objections)
1.Les gens tiennent à faire leurs achats au centre des villes. C'est bien plus joli, on contemple des monuments, des statues, des théâtres... Un quartier d'une ville c'est commerçant, un terrain vague c'est sinistre. Et puis, c'est loin, ça coûte de l'essence ou il faut prendre le train...
2. Les gens aiment le luxe. La décoration fait partie des attracteurs d'un grand magasin. Y aller en famille est une distraction. Le choix de plus est infiniment plus important que dans un "discount". Avec l'accroîssement de la prospérité grâce à l'internationalisation et la tecnologie, les gens dépenseront de plus en plus pour un cadre qui leur donne le bien être.
3. Les clients ne veulent pas se servir eux-même. Le vendeur est indispensable. C'est son talent de négociateur qui promeut et fait vendre le produit. Et puis comment se servir en alimentaire : comment débiter une motte de beurre, un bol de riz, ou des tranches de pain? Les gens n'aiment pas emballer eux-même des produits et perdre du temps.
4. Aucun produit n'est comparable à un autre.
Il est évident que les patrons des grands magasins n'avaient pas compris les conséquences de la saturation du centre des villes, la pollution généralisée surtout dans des bassins comme le Latium ou la région parisienne.
Duttweiler, le fondateur de Migros fut dissuadé par ses spécialistes en marketing, de mettre en place le libre service. Ils se basaient sur des enquêtes d'opinion sophistiquée, qui montraient 69% des voix contre le LS. Il passa outre et implanta des caisses libre service. Le résultat fut si favorable que Duttweiler fit refaire le sondage. On trouva alors 90% des voix pour le LS !
Les séminaires baignaient dans une atmosphère étrange, due à la nature de l'expression charismatique de Trujillo. Comme Jacques Thomas s'adressant à l'orateur, déduisait de ses propos, que les grands magasins seraient marginalisés par rapport aux discounts, il fut interrompu par la voix gloussante du patron grand, chauve et jubilant " Oh mon dieu ! Minauda-t-il, qu'allons-nous devenir, nous autres Printemps et Galeries, si ces jeunes gens se mettent à suivre vos préceptes? "
- Vous allez être marginalisés et vous temberez en déclin. ce sont les jeunes (et il indiqua le jeune Fournier,) qui vous supplanteront.
- Et si on se met à suivre vos conseils, ils sont morts?
- Non c'est vous qui le serez.
- Pourquoi on devrait pas réussir nous aussi?
Le professeur s'approcha du grand chauve qui venait de s'adresser à lui sur un ton de défi, et tapa sur l'extrémité de son crâne ce qui donna un bruit mat.
- Voilà pourquoi. Cela sonne creux dans votre caboche, vous n'avez rien compris, et vous ne comprendrez que lorsqu'il sera trop tard" .
Et il quitta la salle, méprisant".
Une autre fois, il s'adressa à un des pontifes qui ne voulait pas changer et acopter le LS. Il commença une histoire autobiographique.
Quand j'étais petit, ma mère me disait " Bernardo, lave-toi les dents !" Autrement tu vas les perdre!
Je ne me suis pas lavé les dents, et vous voyez : (il exhiba un magnifique sourire).
Plus tard ma femme m'a dit, "Bernardo, lave-toi les dents, autrement tu vas les perdre !"
Je ne me suis pas lavé les dents, et voyez : (il exhiba un sourire encore plus éclatant).
Bien plus tard ma fille aînée me dit, "Bernardo, lave-toi les dents autrement tu vas les perdre !
Je ne me suis pas lavé les dents, et voyez : (il rit franchement, ôta son ratelier et le promena sous le nez des participants médusés.)
Tout au long de ma carrière d'organisateur je devais vérifier la justesse de cette affreuse métaphore. J'ai beau mettre en garde mes clients sur les conséquences de leur routine, de leur mollesse, de leur ignorance du moyen terme, lacune qu'il s appellent "pragmatisme", rien n'y fait. Lorsque ce qui doit arriver arrive, ils m'admonestes, : "puisque vous avez toujours raison, dites nous maintenant ce qu'il faut faire". Comme je leur rappelle que s'ils avaient agi en temps voulu, ils seraient hors de danger, et qu'on ne ferme pas l'étable quand les boeufs se sont enfui, ils me reprochent de ne pas avoir su les convaincre.
A suivre. Les conséquences imprévisibles de la doctrine Trujillo.