Bruno Lussato

SCHWARTZ

C'est cela. Mafalda est affolée et se prépare à alerter la police, lorsqu'à onze heures un coup de fil lui annonce que Valentin a dû s'absenter et qu'il s'est trompé d'un jour pour son notaire. Pas la moindre mention au sujet de ma venue.Le lendemain je me pointe 95ème rue. Mafalda est hors d'elle. Ludell n'a pas reparu. La porte s'ouvre soudain à dix heures précises : c'est lui! Il nous explique, comme si cela allait de soi, qu'il avait oublié un vol urgent et que quittant la maison à sept heures du matin, il n'avait pas voulu réveiller la pauvre Mafalda, se promettant de lui téléphoner de l'aéroport.Et puis, à la suite d'une avarie, son avion fut contraint de se poser en pleins champs, et dans la confusion, il avait oublié d'appeler de l'aéroport de fortune où l'avion s'était enfin posé.
FULTZ

Ceci est un conte à dormir debout, je vous le concède. Mais après tout c'est son affaire. À propos, comment était-il vêtu?
SCHWARTZ

D'après Mafalda, il portait un costume de confection, semblable à ceux qu'il porte d'habitude, mais fort mal coupé, bleu, cravate unie de même couleur et chemise Arrow blanche. Il s'habille toujours ainsi.
FULTZ

Qu'a-t-il répondu à Mafalda au sujet de cette conduite bizarre?
SCHWARTZ

Elle n'a pas pu l'interroger. Après notre entrevue il est sorti avec moi. On ne l'a plus revu depuis.
FULTZ

Il a disparu de nouveau?
SCHWARTZ

Oui.
FULTZ

Qu'attendait-il de vous?
SCHWARTZ

Je n'en sais rigoureusement rien.
FULTZ
Reprenons depuis le tout début, à partir de votre premier contact.
SCHWARTZ

Monsieur Ludell m'adresse un chèque d'acompte de 2000$ pour me rendre chez lui à 10 heures dix, le... le... c'était le 3 janvier. Il me demande d'enquêter sur une affaire très confidentielle.
FULTZ

C'est cela. Et il vous fait part au téléphone de soupçons dont il voudrait vérifier le bien-fondé?
SCHWARTZ

Oui. Mais il refuse de m'en dire plus par téléphone.
FULTZ

Cela peut se comprendre. Mais ce que je saisis mal c'est la suite. Vous le voyez vingt quatre heures en retard, et vous ne savez pas la raison de cette entrevue?
SCHWARTZ

Je crois vous avoir expliqué qu'il s'était ravisé. Ses soupçons, me dit-il, étaient dus au surmenage. Il était hanté par des cauchemars. Il décida sur les conseils de son psi de partir aux Caraïbes commencer une nouvelle vie. Partir, partir en laissant des dossiers défunts, ses affaires clôturés, avec ses économies, largement suffisantes pour subsister à Saint Martin ou à la Martinique. La vie n'y est pas trop chère. Sa femme l'avait abandonné dans des circonstances humiliantes. Sans amis véritables - peut-on s'en faire à New York? - à la retraite anticipée, il a rompu d'un coup, tout lien, sur un coup de tête.
FULTZ

Il n'a donc plus besoin de vos services?
SCHWARTZ

C'est bien ce qui me chiffonne. Il a catégoriquement refusé de reprendre les 2000$. Il a fait retirer par un coursier tous ses effets et ses papiers, et a chargé Mafalda de lui adresser la correspondance à une boite postale de Saint Martin.
FULTZ

Son comportement était vraisemblablement perturbé. Pourquoi soupçonner je ne sais quelle machination alors qu'une dépression nerveuse expliquerait tout ?
SCHWARTZ

Je connaissais peu Ludell. Mais Mafalda est bouleversée. Il a disparu depuis trois jours sans laisser de traces, à part l'enlèvement des documents et de quelques effets dont voici la liste.
FULTZ (Consultant sa montre)

Que puis-je pour vous?
SCHWARTZ

En refusant de récupérer les 2000$ d'acompte qu'il m'a versés, n'entend-t-il pas me faire parvenir un message, de semer un indice? Je désire mériter cet argent, il me pèse.
FULTZ

C'est justement le prix de ma consultation.
SCHWARTZ

Alors qu'elle me fournisse des réponses
FULTZ

À quelles questions?
SCHWARTZ

À ce prix vous pouvez les formuler!
FULTZ

Pourquoi moi?
SCHWARTZ

Parce que sous le pseudonyme de Fultz se cache le Professeur Isaac Feldman, connu pour résoudre, comme Nero Woolfe, l'homme aux orchidées, les affaires les plus paradoxales sans bouger de son fauteuil.
FULTZ

J'accepte les 2000$. Cela vous ouvre un crédit de deux heures, tarif préférentiel réservé à mes collègues. Ma secrétaire vous fera un reçu. Si vous voulez économiser votre argent, économisez mon temps en m'adressant données, questions et inférences, je vous répondrai en temps utile.
SCHWARTZ

Et si quelque événement nouveau devait se produire? Du reste tout est là sur cette mémoire encapsulée.
FULTZ (devant l'écran)

Il ne reparaîtra pas de sitôt, si c'est ce à quoi vous faites allusion. Valentin déprimé veut faire peau neuve. Il se demande s'il peut renouer avec sa femme qui a peut-être été influencée; et il vous charge de vérifier cette piste. Soudain, il lui prend l'envie de la surprendre, et la rencontre. Il se trouve qu'elle est heureuse avec son amant actuel et qu'elle le lui dit. L'enquête qu'il voulait vous confier devient donc sans objet. Plus d'issue, plus d'espoir. Il est quelquefois plus facile de se faire arracher une dent que de la soigner interminablement.Pendant que vous gaspillez vos sous, notre homme est sans doute en train de se faire séduire par quelque pulpeuse vahiné. Sait-on jamais, les plus austères sont les plus vulnérables au démon du midi. Rappelez-vous ses dernières paroles à Mafalda.
SCHWARTZ

Il y était en effet question d'été, de fruits, d'amour hâlé, de bronzage...
FULTZ

Que vous disais-je? Le pauvre Ludell a perdu son prestige, son job, ses relations. À New York, on vous oublie vite. Depuis que sa femme et ses deux enfants ont déserté, ses amis ont fait de même. Un coup de cafard suivi d'un coup de sang, et c'est la fuite. Classez l'affaire.
SCHWARTZ

Mon intuition contredit votre interprétation, elle me souffle que mon client est peut-être en danger.
FULTZ

Allons donc! Il vous a congédié. Vous n'avez qu'à lui retourner son chèque après en avoir déduit 1000$ pour la consultation que je vous ai donnée.
SCHWARTZ

Essayez plutôt de mériter les 1000$ restants! Oubliez l'avarice de Fultz et sauvez la réputation d'Isaac Feldman.
FULTZ

Vous avez gagné jeune homme! Dites moi à présent, de collègue à collègue, qu'est que vous avez omis dans votre récit? Quelque chose qui ne se dit pas, mais qui se ressent, qui se pressent, qui se sent, qui sent, qui pue?
SCHWARTZ *Qui pue? Tiens, c'est ma foi possible... Tout paraissait normal, en fin presque normal mais... Oubliez, c'est peut-être de l'autosuggestion.
FULTZ

C'est ce presque qu'il vous faut traquer. Une incongruité dans ses propos, une fêlure dans la voix, un trouble dans le regard, le poids d'un non dit? Cette histoire de costumes me paraît bizarre.
SCHWARTZ J'y réfléchirai et je reviendrai vous voir lorsque j'aurai attrapé quelque indice palpable. J'ai du travail en retard, faut que j'y aille. Merci pour vos prix préférentiels! Mon intention m'a sans doute joué un tour. Pourtant...
(Il sort).
FULTZ
Pourtant ?
(Il saisit le téléphone)
Passez-moi Lyon, France, s'il vous plait. Merci.
(Apparaît Jason Mulet sur l'écran)
Bonne année, Jason. Saint Martin dans les Caraïbes, ça vous dit quelque chose? Non je ne veux par partir en vacances, pas pour l'instant. Non, pas d'affaires fiscales ni immobilières, plutôt l'affaire Loewy. Voyez les archives Loewy et passez-moi Jonas.
(Jason disparaît remplacé par Jonas).
Vous étiez à l'écoute. Enquêtez donc sur la jeune femme et les deux garçons qui l'accompagnent, mais aussi sur l'amant. Je veux connaître la situation financière de Ludell et les conditions de son divorce... Si divorce il y a. Merci.
(Il raccroche)
Coïncidence? Pourtant...