Bruno Lussato

VALENTIN LUDELL
Je ne suis pas seul. Toute la journée et tard dans la soirée, n'ai-je pas reçu des visites?
MAFALDA
Vous êtes quand même bien seul. Depuis qu'elle est partie. Je vous l'avais bien dit que cela arriverait un jour. Il a suffi que la chair appelle! Il n'y a pas assez de chair en vous. Un penseur ça s'admire, ça ne se vit pas, ça...
VALENTIN LUDELL
Oui. Ça! Ce n'était que ça. Elle n'était pas une femme, ni même un de ces animaux familiers capables de sentiments. Ce n’é-tait qu'un tas de chair, un objet bourré d'hormones et programmé par une hor-loge génétique. Cette machine croyait ai-mer, penser, éprouver de l'attachement ou quelque chose d'approchant, et puis voilà, il a fallu qu'elle rencontre celui-là! Et tout est oblitéré... La chair appelle, amour hélant, l'amoureuse viendra...
MAFALDA
Quoi?
VALENTIN LUDELL
Gloria de l'été, Ô fruits !
MAFALDA
Oui. Vivement l'été, l'hiver ne vous vaut rien. À partir de Noël commencent les ennuis. On s'était pourtant promis de passer des fêtes tranquilles, et puis voilà! Déjà l'année dernière, vous tombez de l'escalier... Trop raide, trop raide. Et vous vous réveillez à l'hôpital. Un jour de Noël. Cette année...
VALENTIN LUDELL
Gloria de l'été, Ô fruits!
MAFALDA
Des fruits? Vous n'en mangez pas assez. Vous devriez. Des vitamines natu-relles… Et puis vous êtes trop mai-gre. Oubliez-la. Les femmes sont là, au-tour de vous, vous faites encore jeune. Si vous regardiez, pas loin d'ici...
VALENTIN LUDELL
Encore jeune? Quel avertissement ! Enco-re? Mais c'est déjà passé !
MAFALDA
Vous répétiez il y a un an que vous vous sentiez jeune, que vous étiez jeune.
VALENTIN LUDELL
Jeune par les erreurs, oui, mais vieux de souvenirs. Tant que ceux-ci me laissaient en paix, je demeurais jeune. Mais les voi-ci qui se pressent au portail, fantômes importuns, et qui chuchotent : laisse-nous entrer, fais nous entrer, on est là, tu nous a vécus, tu ne peux nous renier. Tu as beaucoup vécu! C'est alors que je ré-ponds. Non, vous faites erreur. Je n'ai pas vécu ma vie. Je dois encore accomplir ce pourquoi je suis au monde : naître ou renaître... Donc je suis jeune. Jeune par les actes incréés, jeune par les sentiments non incarnés. Pour un instant de pléni-tude, pour un éclair de jeune volupté, je suis prêt, moi vieux avant l'âge, à bas-culer dans une vieillesse enfin assumée, le repos avant la fin.
MAFALDA
Voici le lait, l'eau de fleur d'oranger et du miel d'acacia. Il faut dormir maintenant. Il faut revenir à vous. Le sommeil ça répare tout. Demain est un autre jour, disait ma mère. Un autre départ.
VALENTIN LUDELL
Valentin vous remercie. Toute nouvelle matinée est un départ pour l'homme jeu-ne. Laurent a-t-il donné signe de vie ?
MAFALDA
Il arrive demain. C'est donc ça qui vous travaille?
VALENTIN LUDELL
Merci, Mafalda. Allez vous coucher, je ferai de même.
MAFALDA
Bonne nuit. Dormez en paix. Et ... bonne année.
VALENTIN LUDELL
Excusez mon comportement. Il est dû à un excès de chagrin aveugle, une tempête surgie dans le livre d'un égoïste. Bonne nuit.
Mafalda sort.
Valentin, songeur.
Gloria de l'Été, Ô fruits...

Il boit son lait et s'assoupit. Par terre, sur le plancher, devant la table de travail, rampe une masse molle et gélatineuse.