..... La musique et le bruit qu'elle fait
Je fais référence à l'opinion injurieuse et imméritée que Beethoven aurait émise à propos des anglais : "Ils n'aiment pas ma musique mais le bruit qu'elle fait". De la Sonate Op.106 pour piano, il déclarait "voici une oeuvre qui donnera du fil à retordre aux pianistes, quand on la jouera dans cinquante ans". Et il ne se trompait pas. Il fallut attendre Liszt pour qu'elle soit exécutée et encore aujourd'hui, un Guy Sacre dit qu'il ne faut pas avoir d'oreilles pour l'aimer. C'est que Sacre a raison en un sens. Les oreilles entendent des sons et notre critique les veut agréables à l'oreille.
Mais en disant cela, Beethoven ne pensait pas aux sons, mais à la structure, c'est à dire l'agencement des notes, leur équilibre, leur groupement en des entités abstraites indéfiniment élaborées, développées, programmées comme une partie d'échecs. Dans la sonate détestée par notre musicologue,(à l'exception de l'adagio qui trouve grâce à ses oreilles), le bruit que fait la structure n'a souvent pas de sens pour le mélomane superficiel Par exemple on y trouve des canons à l'écrevisse. Les notes de la mélodie, sont émises dans l'ordre inverse, en commençant par la fin. C'est ce qu'on nomme la réccurence du thème. Pis encore, Beethoven superpose au thème particulièrement long, serpent musical qui n'en finit plus, sa récurrence Deux lignes sinueuses, l'une partie du passé, l'autre surgie du futur, se heurtent dans un présent fugace. Du jamais entendu.
Un certain Francès, (Psychologie de la musique, Vrin, Paris) psychologue expérimental scientifiquement correct (et musicalement incorrect) croit avoir démontré, protocoles rigoureux menés en laboratoire à l'appui, que les gens ne peuvent entendre des structures aussi complexes qu'une récurrence ou que la musique sérielle. Par exemple, les gens qui prétendent entendre de la musique dans Wozzeck d'Alban Berg, le plus grand opéra du XXe siècle, sont des snobs ou des charlatans. La musique dodécaphonique dont il est composé, d'une complexité inouïe, ne peut qu'être lue et pas écoutée. Aujourd'hui on ne compte plus les amateurs qui idôlatrent cette musique bouleversante, sans compter les chanteurs dont on ne peut imaginer qu'ils n'entendent pas ce qu'ils chantent.
Ce sont là des exemples de cuistrerie aiguë qui ne tireraient pas à conséquence si on ne trouvait ce conflit son-structure, chez les mélomanes les plus avertis.
Un de ceux-ci, particulièrement mordu (il a écouté plus de trois cent concerts de Karajan) est venu me rendre visite cette semaine. C'est un fanatique d'Arturo Benedetti Michelangeli, une idole des amateurs de piano. Mais il est incapable de détecter de grossières fautes d'interprétation, voire des contre-sens par rapport à la partition des Ballades Op. 10 de Brahms. Je lui mis sous le nez la partition. Il m'avoua fort embarrassé : je ne sais plus lire la musique. Mais ne critiquons pas cet excellent homme, esprit fin et cultivé, on trouve de semblables postures chez les critiques musicaux les plus chevronnés. Ils ne prennent plus le temps de méditer sur la partition. (En admettant qu'ils sachent la déchiffrer !).
J'ai dîné hier soir avec des amis qui ne connaissent pas grand chose à la musique, faut d'une initiation appropriée (et ce n'est pas au lycée qu'ils auraient pu en bénéficier). Le sujet venant sur le tapis, je leur ai expliqué les finesses de la sonate de Mozart que je viens d'enregistrer dans ce blog. Ils ont été particulièrement passionnés et ce n'était pas de l'autosuggestion, croyez-moi. Ils ont compris que chaque note, chaque nuance, ont été placées là où elles se trouvent en vertu d'une nécessité organique et fonctionnelle, comme les organes dans un corps vivant. Et cette comprehension intellectuelle se traduisait aussi par un sentiment d'évidence musicale. La structure devenait son.
Mes amis ont constaté qu'un interprète adulé peut jouer d'une manière sublime tout en trahissant l'intention du compositeur. Et ils ont immédiatement ressenti la différence entre des interprétations prestigieuses, somptueuses et frelatées, et ma modeste lecture. Celle-ci l'emportait sur celles-là, en force, en évidence, en clarté et surtout en puissance expressive. Les paroles de Mozart, cité par Horowitz dans la pochette de son disque, éaient claires à ce propos : il préférait un pianiste moyen qui respecte toutes ses indications, à un virtuose qui n'en tient pas compte.
En discutant avec ces amis, je parvins à formuler une typologie des interprétations musicales :
1. La partition est rigoureusement respectée par l'artiste. Au cours d'un apprentissage sans relâche, il finit par ressentir la spécificité des moindres détails de la partition qui précédemment n'était appréhender qu'intellectuellement.
Faute de s'astreindre à cette discipline rigoureuse l'interprète risque de tomber dans deux pièges :
a) il n'est pas d'accord avec les indications de la partition, mais par scrupule il s'exécute et les suit consciencieusement Le résultat est alors froid, scolaire, banal.
b) Il se laisse aller à jouer l'oeuvre spontanément, comme s'il venait de l'improviser. Il se laisse, sans toujours s'en rendre compte, influencer par les stéréotypes émis par le compositeur,( par exemple, la fiction d'un Mozart sucré, policé, divin), la pratique de ses collègues, ses préférences stylistiques et ses maniérismes, les critiques de disques etc...
La solution idéale serait à la fois de jouer spontanément l'oeuvre, sans la disséquer, tout en respectant paradoxalement les moindres intentions du compositeur, telles qu'elles sont notées dans la partition. On atteint alors un état de grâce extraordinaire.
2. Cependant la partition ne peut fixer avec précision le son produit, le style, la douceur ou la puissance du timbre etc. Le grand virtuose, par son toucher, donne vie à la moindre gamme, à fortiori à une grande sonate. On s'extasie sur le son de Claudio Arrau, le toucher de Cortot, le style et la polyphonie de Horowitz. Mais il s'agit là d'un don quelque peu empoisonné, pour l'interprète comme pour l'auditeur car il incline à la paresse et au laxisme. En effet, la magie sonore escamote souvent la structure de l'oeuvre, le bruit oblitère la musique.
Dans le cas de la sonate KV 310, des artistes comme Arrau, Guillels ou Pires, nous séduisent bien qu'ils déforment le sens de la partition, en jouant tout uniformément doux, (Pirès, Lili Kraus) ou au contraire dans un forte constant sans nuances (Guillels). Ces artistes plaisent aux mélomanes, toujours plus sensibles au son qu'à la structure.
3. Un troisième élément intervient dans ce qu'on appelle la musique occidentale descriptive. Il s'agit des associations romantiques que provoque l'audition de l'oeuvre. C'est la sémantique sous-jacente à toute musique expressive. Souvent ces connotations sont explicitées (poème symphonique ou opéra) mais elles sont généralement implicites et l'interprète doit découvrir en tâtonnant, puis révéler au public le message caché.
C'est précisément le cas des Ballades Op. 10 de Brahms.(cf.l'article correspondant). La première met en scène le dialogue entre une mère et un enfant parricide. Les pièces suivantes ne portent aucune indication programmatique. Pourtant on y ressent une nostalgie, un accablement, un remords, une aspiration douloureuse et poignante à la beauté, sentiments infiniment doux et rêveurs, alternant avec des passages sauvages; chevauchées lourde et brutales, ou encore danses de feux follets.
Or on trouve de plus en plus de puristes qui interprètent scrupuleusement une oeuvre, et la servent par la magie d'un toucher exceptionnel. On pourrait croire que cela suffit, mais bien souvent le résultat est décevant. C'est que ces respectables professionnels n'ont pas la moindre idée de ce qui se cache derrière le barrage sonore et formel. Sigi Osawa dans son enregistrement des Gurre-Lieder de Schönberg ressemble à un enfant japonais, qui apprendrait mot à mot les vers d'une fable de La Fontaine et les réciteraient dans une juste intonation, mais sans en connaître le sens.
En guise de conclusion provisoire, nous pouvons affirmer qu'une interprétation parfaite doit respecter les trois dimensions d'une oeuvre : la structure, le son qu'elle produit, l'histoire qu'elle évoque. Ces dimensions n'ont pas la même importance selon les oeuvres. Certaines sont purement décoratives ou sensuelles et destinée à la gastronomie musicale, (Le Boeuf sur le toit de Darius Milhaud) d'autres sont purement abstraites (L'Art de la Fugue de J.S.Bach), d'autres enfin n'ont aucun retentissement émotionnel, c'est de la musique et c'est tout (une pièce de Couperin, la Water Music de Haendel). C'est à l'artiste de moduler à bon escient ces trois déterminants de l'oeuvre sans se laisser emporter par ses habitudes, ni céder au goüt du public et aux pressions des critiques musicaux.