Des goûts et des parfums
J'adore enseigner. On s'en est déjà douté en lisant les "masterclasses". Mais cela dépend quand même des auditoires. Lorsque j'étais à la Wharton School, les undergraduates étaient des affamés de connaissance, curieux, imaginatifs, posant des questions décalées avec bienveillance et naïveté. Au niveau du doctorat,les futurs PHD étaient aussi créatifs, mais avec la connaissance en plus. On peut même estimer que la connaissance, ils l'avaient dépassée et ils désiraient s'aventurer vers les territoires inconnus, avec toutefois le souci de respect des règles académiques. Ils ne seraient pas allés juqu'à admettre la parapsychologie! Cette largeur de vue était réservée aux grands maïtres comme Hazan Osbekhan ou Adrian McDonough, et encore, dans la confidentialité de leur salon. Le problème - pour moi - était le milieu : les graduates, ceux qui aspiraient au MBA. Il y avait toujours parmi eux un "geek" ou une femme savante, dont le seul moyen de se valoriser était de poser au Prof des questions très pointues dont ils connaissaient les réponses , pour ensuite le coincer. Ces prétentieux, agressifs et imbus d'eux même, me rappelaient certains bobos parisiens, ce qui montre que l'ignorance pédante n'est pas un apanage de notre pays.
Le vrai bonnheur pour un professeur, est de tomber sur un jeune en fin d'études, passionné par son métier, jusqu'au fanatisme. Il y a beaucoup à apprendre, surtout si l'étudiant est spécialisé dans une branche aussi différente que possible que la votre. C'est le cas de Raphaël Amanatian, un garçon de 22 ans qui termine ses études sur les "Flavours". Ce terme américain est intraduisible. Il enveloppe aussi bien les notions de goût (la saveur, la sapidité) que d'odeur (parfums, senteurs). Ls quelques rudiments qu'il m'a appris, rejoignent les paradigmes universels, découverts par Lawrence et Lorsch (la théorie de la contingence) et d'une manière plus spécifique, la globalisation à l'envers de David le chameau.
Le mystère des deux codages
Isomorphisme et dénotation
Je l'avais appris par une séance de travail avec Firmenich, une des leaders des aromes artificiels qu'on livre aux parfumeurs (à l'exception de Patou, de Guerlain et,un autre dont j'ai oublié le nom, parfumeurs qui conçoivent et produisent eux-mêmes leurs arômes): on peut construire un parfum en avion, à l'aide d'un ordinateur portatif. A condition, bien entendu d'avoir une solide expérience de quelques décénnies. On peut comparer cette démarche à celle du compositeur sourd comme un pot qui réalisait des monuments sonores subtils et grandioses. (Vous avez tous reconnu Beethoven). Le compositeur écrit la partition, les notes couchées à l'encre d'une main quelquefois illisible, correspondent élément par élément à ce qu'on entend en concert ou en disque. IL y a un isomorphisme satisfaisant entre les signes musicaux et la réalité concrète. Certes, cette dernière ajoute des "bruits" au sens propre comme au figuré : nuances, sonorités, toucher, infimes nuances, mais l'essentiel est préservé par un grand interprète.
De même, l'arome : fraise, citron etc... dépend des radicaux ou des la formule chimique du produits de synthèse : éthanol, propanol etc. Qu'est ce qui fait qu'un signe mystérieux, comme le noyau benzénique, va être doux ou sucré? Pourquoi une configuration spatiale de molécules, soigneusement codifiée va permettre de prévoir l'action sur nos papilles gustatives ou les organes olfactifs? Souvent on peut ainsi reconstituer l'arome de fleurs impossible à capter de la nature : lilas ou muguet.
En réalité, les choses ne sont pas si simples car l'odeur d'u^ne molécule synthétique dépend aussi des autres molécules qui l'accompagnent. (Un chocolat, un café, après torréfaction, peut comprendre plus d'un millier de molécules). Par ailleurs elle varie selon l'individu, le climat et toutes sortes d'autres facteurs. C'est pourquoi lorsqu'on veut obtenir un même goût dans un yaourt, un biscuit et une boisson, il faut utiliser des molécules différentes.
Correspondances et connotations
Toute autre est la relation entre le produit fini et l'évocation qu'il suscite, et qui doit correspondre aux attentes du public visé par le parfumeur. On est dans le domaine des correspondances subjectives et non de l'isomorphisme précis et prévisible. L'évocation est malléable et peut être suggérée par la publicité et le flacon. Une odeur grossière peut paraître délicate et romantique si Vanessa Paradis la présente, ou si le flacon est un peu rétro.
Où l'on retrouve la théorie de l'hypermoule
(voir les masterclasses)
On peut considérer un arome donné comme un moule. Sa création fait intervenir des opérations longues, coûteuses et subtiles. On a donc intérêt à le dupliquer. Plus les séries sont importantes, plus le coût du moule sera amorti. Des entreprises comme Firmenich sont outillées pour livrer des tonnes d'arome pour leurs clients. Le produit est vendu dans le marché de l'industrie de luxe industriel (Marrionaud ou Séphora, Danone ou Saveurs d'autrefois) et il est défini par des études de marché ciblées et très sophistiquées, donc coûteuses. Le moindre échec est en effet dramatique, car on ne peut faire marche arrière, une fois le produit lancé.
Lorsque cela se produit, il devient alors indispensable, à défaut de corriger le tir, d'influencer le public, de telle sorte qu'il "aime "le produit. Par exemple un créateur invente des yaourts couplant l'arôme de la fraise avec celle du pain grillé. Cela peut ne pas plaire. Il faut alors faire intervenir la mode, le temps qu'on ait amorti les coûts de création de l'arôme, de publicité etc. Le résultat est simple : on va vers une grande uniformité et on fait croire au client qu'il achète un article nouveau et traditionnel tout à la fois. Bien entendu, cette uniformité n'est pas préjudiciable lorsqu'il s'agit de papier de toilette. Mais elle est regrettable pour les produits raffinés conçus pour des amateurs cultivés.
Small is beautiful
Un copain de Raphaël qui a choisi l'anonymat, et on le comprend, répond nettement à ma question : non, je ne veux pas travailler pour un Firmenich. Je veux tailler des arômes sur mesure pour des PME de cent personnes. L'avantage de ces "David", c'est qu'ils sont conçus pour fabriquer de faibles quantités. Par conséquent les échecs ont un coût minime et on s'adapte beaucoup mieux aux attentes particulières des clients. Variété, flexibilité, sont à portée de main.
L'adéquation du produit de Matrix, (l'entreprise mondiale vantée par Matrix), à un public très nombreux et diversifié, est obtenue par l'assimilation de ce dernier au produits de la firme. L'effet de mode jouant, c'est le client qui s'adapte au produit et non le contraire.
Au contraire l'adéquation du produit de "force de la terre", se fait par adaptation. C'est l'entreprise qui s'adapte aux besoins du client.
On retrouve le paradigme classique de Lawrence et Lorsch. Les très grandes organisations intégrées et centralisées conviennent aux produits stables et banals. Elles ont intérêt à persuader le public qu'ils sont nouveaux et personnalisés. Au contraire les petites entreprises et l'artisanat convient à des produits variés, flexibles dans le temps, et de très haute qualité.
Le paradigme small is beautiful est porteur d'emplois de qualité; (multiplication d'entreprises désirant rester dans le statu quo.et de proximité. Au contraire, la globalisation délocalise, automatise et dehumanise. Elle détruit des emplois dans les pays qui les accordent.
J'ai lu dans Libé d'aujourd'hui, une analyse du système hollywoodien. Notamment les pirates des caraïbes, version 3 peuvent être considérés comme un complexe exploitant la thématique des parcs d'attraction. Leurs budgets de cent à cent cinquante millions d'euros, visent les émissions télé,englobent les produits dérivés, internet, jeux video etc...et contrôlent toute la chaîne de la production à la distribution. Raphaël qui lit mon blog a confirmé que sa logique est également celle de David le Chameau, dans la globalisation à l'envers. Preuve de la correspondance entre des champs d'expérience diamétralement opposés.
Le Yin et le Yang
Vous connaissez tous ce symbole taoïste où on contemple un cercle divisé en deux moitiés : noire et blanche. La partie noire contient un minuscule point blanc, la partie blanche, un minuscule point noir.
De même lorqu'on concocte un mélange salé, on y adjoint toujours une pincée de sucré, et un soupçon de salé dans une préparation sucrée. C'est cela qui confère une dynamique interne à un goût, qui sans cela serait plat, inerte.
Souvenons nous que dans la forme sonate, essentiellement dialectique, si la pièce est en mode majeur (Yang), le thème secondaire est en mode mineur (Yin) et réciproquement.
Tout homme doit cultiver une part féminine en lui sous peine d'être une brute épaisse, et toute femme une part masculine.
Ainsi le paradigme du Tao traverse tous les domaines de l'expérience artistique.