Interview publiée dans Chronic’art #34 (avril 2007)
Antivirus Bruno Lussato, consultant pour les multinationales, réputé pour son combat de pionnier en faveur de la « micro-informatique » (il est l'inventeur du terme), dresse dans son dernier essai l'inventaire des phénomènes complexes de désinformation et de distorsion du réel en vigueur dans nos sociétés contaminées par une série de virus sémantiques qui, selon l'auteur, ravagent nos cerveaux. Résumé de la leçon.
Propos recueillis par Cyril De Graeve
Chronic'art : Vous avez défini des pôles sémantiques pour tenter d'analyser les phénomènes de désinformation actuels qui distordent intentionnellement la réalité et sa perception auprès du public. Quels sont ces pôles ?
Bruno Lussato : Je définis d'abord un certain nombre d'échelles de valeurs que je regroupe sous l'appellation HUMELD et dont le mix donne l'échelle volitionnelle déterminant l'attraction ou de répulsion, l'adhésion ou la réprobation. A partir de cette échelle, il existe un ensemble de nuances, qui va d'un pôle à un autre pôle. Contrairement aux échelles d'évaluation, les échelle de valeurs n'ont pas de justification morale.
La question ici est de savoir quelle valeur nous portons aux événements dans cet espace, chacun attachant des valeurs différentes au même événement. Nous avons listé, avec des collègues anonymes (Bruno Lussato est membre d'un think tank, connu sous le nom collectif de Kevin Bronstein, qui se réunit régulièrement près de Genève, sous l'égide de l'Institut pour les Systèmes et le Développement, ndlr), six échelles de valeurs orthogonales, toutes indépendantes les unes des autres.
Il y a d'abord les critères hédoniques (H) - plaisir / peine -, utilitaires (U) et moraux (M). Jean Piaget et Jérôme Bruner ont montré que l'enfant, en allant petit à petit vers l'état adulte, arrive à relativiser cette échelle. On appelle ça la décentration temporelle, c'est-à-dire la capacité à faire un compromis entre ce qui nous plaît aujourd'hui et ce qui nous plaira demain, car ce qui est utile n'est pas toujours agréable. Plus l'homme est adulte, plus il est capable de se projeter dans le futur, moins il est dans l'ici et maintenant, qui correspond donc à une régression vers l'enfance. D'où mon aversion pour un film comme Le Cercle des poètes disparus et sa philosophie du Carpe Diem. On n'a pas besoin de professeurs pour apprendre ça aux enfants.
Par ailleurs, quand il grandit, l'enfant commence à penser aux autres. D'abord il ne pense qu'à lui-même, puis à sa mère, puis à sa famille, puis à ses amis, puis à la nation, etc. - sachant qu'il n'y a que Jésus Christ qui veut tout pour tout le monde ! Cela signifie que l'égoïsme est aussi une régression. C'est la raison pour laquelle la bourgeoisie du XIXe siècle a disparu, car elle n'était plus fondée que sur l'utile et l'agréable - d'où, entre autres conséquences, les désastres que nous connaissons aujourd'hui en matière d'écologie.
Ensuite, on trouve les critères esthétiques (E) : « c'est beau » ou « c'est laid ». Il y a les canons, il faut y adhérer. Cependant, dès lors qu'on commence à creuser ces canons, c'est évidemment plus compliqué qu'il n'y paraît. Parce qu'une œuvre d'art au premier abord déplaisante ou même rebutante peut s'avérer belle. C'est une question d'harmonie. La beauté et le plaisir ne sont donc pas liés. Le beau est quelque chose d'évolué, parce qu'il ne dépend pas, justement, de l’ici et maintenant.
Et puis lorsque l'on creuse les choses, on essaye de leur trouver une rationalité, une cohérence calculée. C'est ce que j'appelle le critère logique (L) : « c'est vrai » ou « c'est faux ». C'est toujours un problème de congruence calculée et prouvée. Si j'affirme que je vous dis la vérité, en admettant qu'elle existe évidemment, c'est qu'il y a une congruence entre ce que je dis et les faits observés. Il y a une interdépendance étroite entre la vérité et l'esthétique. Lorsque l'on creuse vraiment une grande œuvre d'art, on s'aperçoit qu'elle obéit à une logique extrêmement rigoureuse. Réciproquement, lorsque vous lisez une équation, un travail d'Einstein ou bien le dernier théorème de Fermat, vous pouvez éprouver un sentiment de beauté extraordinaire devant la cohérence…
Le dernier critère, c'est le développement (D), et il m'est un peu personnel. C'est un critère relativement objectif. Lewin, Bruner, tous les systémistes, les spécialistes de l'enfance et les éthologues ont montré que la vie évolue vers la complexité. On sait que la complexité est une espèce de spirale qui passe par trois phases différentes, qui sont la différentiation - et son contraire, l'amalgame, une autre régression -, l'intégration - et son opposé, la désintégration -, et enfin, et c'est là où Socrate intervient, la hiérarchisation - l'inverse étant que tout se vaut, soit des tendances entropiques qui mènent vers le chaos. Je ne juge pas tout, je ne dis pas, ici, ce qui est bon ou mauvais car c'est totalement subjectif. On peut simplement distinguer deux camps : celui de la vie et celui de la mort.
Dans votre livre, le camps dans lequel vous vous rangez apparaît clairement tout de même…
- Bien sûr, je suis pour le libéralisme, je suis pour la vie. Je suis contre la destruction, contre la mort. Mais j'ai essayé autant que possible de séparer ce qui est de moi et ce qui est scientifique. Karl Popper, Russel ou n'importe quel linguiste d'ailleurs expliquent qu'on ne peut pas discuter de ces valeurs, car elle sont exclusivement subjectives. La seule chose qu'on peut déceler et évaluer scientifiquement, c'est la contradiction interne entre plusieurs actes. Si vous lisez Les Bienveillantes, Jonathan Littell n'a pas le droit scientifiquement de juger le nazisme. De la même manière, cela n'a pas de sens, de ce point de vue, de prouver que la peine de mort est une bonne ou mauvaise chose. Je dis donc que certaines valeurs ne sont pas les miennes, mais scientifiquement, je n'ai pas le droit de dire que j'ai raison.
Vous identifiez un deuxième pôle sémantique dont les critères ont la particularité d'agir comme des virus…
- Oui, ce sont les nœuds sémantiques. Avant de définir la désinformation, il faut au moins savoir ce qu'est l'information. Admettons qu'il existe quelque chose qu'on appelle la vérité, qui peut être ou factuelle ou intentionnelle. Le message, disons authentique, passe par toutes sortes d'intermédiaires qui font que l’information envoyée ne correspond jamais complètement à l’information reçue. Et la théorie de l'information reconnaît trois catégories de déformations : les pertes, les ajouts (le bruit) et la distorsion. Ce qui est déterminant, c'est la déformation de ce qu'on appelle l'espace sémantique, l'espace des valeurs. Imaginez que je sois capable de modifier votre grille de lecture, c'est-à-dire votre espace sémantique : vous étiez pour le libéralisme, puis de manière inconsciente vous êtes pour le dirigisme.
Ce changement d’avis se fait par accumulation de petits phénomènes que le sociopsychologue américain Léon Festinger, auteur de la Théorie de la dissonance cognitive (1957), a bien étudiés. On connaît parfaitement aujourd’hui ces mécanismes. On parle de désinformation lorsque l'erreur sur le message est :
1) voulue, qu’elle obéit à une intention ;
2) souterraine, c’est-à-dire qu’on ne s'en rend pas compte ;
3) fidèle aux faits, et donc qu’elle ne les falsifie pas, soit parce que les faits sont justes, soit parce qu'ils sont inexistants, imaginaires ou absolument invérifiables.
On peut illustrer cette théorie avec la limaille de fer sur une feuille de papier dont le spectre magnétique d’un aimant agit sur les grains ; ou avec la lumière dont on imagine que le faisceau est droit alors que le champ gravitationnel dévie en vérité sa trajectoire. C’est flagrant si vous passez en astronef à côté de la Lune par exemple.
En ce qui concerne la sémantique, on appelle ces champs d’influence des postulats, des croyances qu'on ne peut pas démontrer. Par exemple, le postulat du nazisme, c'est la croyance dans le peuple (le Volk) ; celui de la Révolution française, c’était l'Etre Suprême, et pour les islamistes, c'est Allah. Lorsque vous avez ces faisceaux de croyance qui se trouvent incarnés par un nombre déterminé de personnes, elle commence à diffuser des ondes, telles des ondes magnétiques, comme un cancer diffuse des métastases. Dès lors que vous passez à côté, vous êtes pris dedans. Il est de bon ton de fustiger les jeunes nazis, mais lorsque vous vous trouvez dans des manifestations comme celles-là, avec des centaines de milliers de gens exaltés, du bruit, une pression énorme… Ajoutez à cela le fait de savoir que si vous vous opposez à cette masse vous courez le risque d’être réduit en charpie ! De fait, que vous le vouliez ou non, tout est orienté et vous ne pouvez pas résister - à moins qu’il y ait un autre nœud (une secte par exemple) à côté duquel vous pourriez vous rallier. Ce type de nœud est tellement puissant qu'il devient comme un trou noir, il absorbe tout. C'est très grave.
Concrètement, comment déceler un nœud sémantique ?
- Si vous êtes sous influence, que vous êtes pris dans ce trou noir, vous ne pouvez pas vous en rendre compte, comme le poisson ne peut voir l'eau dans laquelle il vit s’il n’en sort pas. Même chose en ce qui concerne le politiquement correct. Pour déceler un nœud sémantique, il faut donc toujours garder une distance par rapport à des événements, à des discours ou à des schémas de pensée. Si tout le monde fait la même erreur, on peut se demander quelle est l'intentionnalité qui se cache derrière le consensus. Il peut ne pas y en avoir, mais s'il y en a une qui explique la logique de la déformation, à ce moment-là, on peut définir le nœud, sa nature. Contrairement à ce qu'affirmait l'écrivain Vladimir Volkoff, on ne peut réduire cela à une vision politique et partisane des choses. Je vous donne un exemple de ce procédé appliqué à la musique classique : je me suis aperçu que les pianistes qui jouaient des sonates de Mozart les déforment tous, que ce qu’ils jouent n'est jamais conforme à la partition originale. Même chose pour certaines des dernières sonates de Beethoven. Pire : les interprètes font tous le même genre d'erreurs ! En étudiant cela, je me suis aperçu que toutes les erreurs allaient systématiquement dans le même sens d'une élimination de tout ce qui est désagréable, de tout ce qui choque, de tout ce qui est excessif… Tout est lissé.
Vous utilisez une image cosmologique pour nommer ces nœuds sémantiques, sans doute pour que cela parle au plus grand nombre. Le premier d'entre eux, c'est « Force de la Terre »… Comment le définir ?
- Jadis, c’étaient les cités. Florence, Venise, La Haye. Des cités qui respectaient le commerce, ainsi que toutes les valeurs HUMELD. Par ailleurs, on respectait les savants, les gens de bien. On passait beaucoup de temps à se cultiver, car la culture est une valeur, même si elle n’a a priori aucune utilité et qu’elle coûte cher. On vénérait les artistes, ce qui ne veut pas dire qu’on les subventionnait ! On étudiait avec eux, on essayait de comprendre leurs travaux, on les encourageait.
Aujourd’hui, François Pinault par exemple, représente parfaitement cette tendance : il ne se contente pas de financer les artistes puisqu'il les rencontre, il s'informe, il est particulièrement cultivé. Cet homme-là est un humaniste ! Ce qui ne l'empêche pas, bien sûr, de faire de l’argent, ni d’avoir une influence politique. Ces gens-là sont rares.
Ce n'est pas le cas également de Bernard Arnault ?
- Je ne crois pas… Lui fait simplement de la spéculation sur l’art, cela n'a rien à voir. Les humanistes sont ceux qui donnent la chose la plus précieuse qu’ils puissent avoir : du temps. Pinault sacrifie même ses affaires pour ça. A l'avenir, cette fondation qu'il constitue ira à la collectivité…
Pourquoi ces personnages, ces « Force de la Terre humanistes » comme vous les qualifiez, sont-ils si rares aujourd'hui ?
- Il y en a d'autres dans le monde évidemment. Surtout aux Etats-Unis. En Allemagne aussi, et au Japon. En France, depuis le XIXe siècle, ce n’est plus une tradition. Lorsque la bourgeoisie s’est emparée de la France en montant le peuple contre l’aristocratie, elle est devenue ultra conservatrice et elle s’est habillée des oripeaux de l’aristocratie, mais sans consacrer de temps et d’effort à la culture. N’oublions pas que les aristocrates savaient, eux, jouer du piano. Ils étaient vraiment connaisseurs. Avec la bourgeoisie, on n’a plus pratiqué. On allait au spectacle simplement pour se montrer parce que c’était agréable. Résultat : on a tourné le dos à l’innovation, qui n’est pas, elle, foncièrement agréable. Pour simplifier, disons que la nouveauté rebute, c’est du bruit. Et puis pourquoi se fatiguer ?
Qu'est donc devenue aujourd'hui « Force de la Terre » ? A de rares exceptions près comme les grands mécènes américains, on peut parler de « Force de la Terre » rétrécie (ou dégradée). Ce sont des gens qui peuvent avoir du bon sens (Le Pen, Bush ou Nixon), mais qui sont d’une vulgarité épouvantable et qui nient totalement la culture moderne ou contemporaine. D’un point de vue culturel, ils sont effrayants. Ils aiment la culture facile, prédigérée. Jamais ils n’écouteront la musique de Boulez ! Je me fais mal voir lorsque j'affirme que nous avons en France une extrême gauche virulente, mais c’est bien la conséquence de cela ! La faute à la bourgeoisie, qui a méprisé la culture contemporaine de l'époque. Elle a alors pris une réputation épouvantable d’étroitesse d’esprit. Elle a dégénéré, il faut bien le reconnaître. Globalement, au XIXe siècle, les artistes étaient méprisés et se sont naturellement tournés contre la bourgeoisie.
Ce qui nous amène à un deuxième nœud sémantique…
Oui, c’est à ce moment-là que les artistes ont été récupérés avec la plus grande facilité par ce que je nomme « Diamant vertueux ». Il ne s'agit pas d'une véritable opposition à la bourgeoisie, notamment parce qu'il est né avec elle. On a d'un côté la dureté du diamant et, de l'autre, la vertu que représente le prolétariat, le peuple. Et avec lui le dogme des Droits de l'homme valables pour le monde entier. La Révolution française, qui a mon avis devrait être saluée comme jour de deuil, j’ose le dire, a donné lieu à des prémices utopiques qui ont en réalité très vite dégénéré pour virer à la terreur. C'est le premier génocide commis par un pays développé, ce qui s’est passé est absolument effrayant. « Diamant vertueux » est le nœud sémantique des contradictions internes. Chez nous en France, le communisme a eu le triste privilège d’être la patrie de « Diamant vertueux ». Cela a donné la Commune et ce n'est pas un hasard si les intellectuels français ont toujours voté pour l’horreur, pour la monstruosité. Ils ont été pour Lénine, pour Staline, pour Pol-Pot, pour Che Guevara, après maints reniements successifs. Il existait d'ailleurs un lien intime entre « Diamant verteux » (le communisme et toutes ses formes) et le nazisme (national-socialisme). Pour revenir sur Les Bienveillantes, Littell a très bien montré la similitude qu’il y avait entre l’Islam fondamentaliste, le nazisme et le communisme. Car en réalité il s'agit du même nœud sémantique avec des variantes. Tout cela repose toujours sur un principe transcendant, avec les fidèles et les mécréants, qu’il faut tuer ou mettre sous servitude. Evidemment, « Diamant vertueux » s'est effrité, en France y compris, - il n’a plus la forme aiguë qu'il avait du temps de Sartre où l’on disait qu’un anti-communiste était un chien ! -, mais on en trouve parfois encore quelques fragments…
Chez certains intellectuels de gauche français par exemple ?
- Oui, il y a un fond… Mais attention, ça n’est pas simplement le communisme, c’est plus général que cela. C’est la croyance dans la qualité des hommes et la diabolisation, toujours, de ceux qui ne sont pas ou ne pensent pas comme eux.
Il ne faut pas confondre « Diamant vertueux » avec quelque chose qui n’est même pas un nœud sémantique, parce qu’il n’a pas de forme, c'est un prion. Je l’ai appelé « Medusa ». Au départ, je l'avais nommé « Virus A + B », en référence à Adorno et Benjamin. Comme Picasso ou Wagner, se sont des personnalités à la fois admirables et nauséabondes. Adorno était un communiste convaincu contaminé, paraît-il - mais tout est contaminé, y compris ce que je vous dis là -, par Georg Lukàcs. Ce dernier lui aurait demandé comment procéder pour marxiser l’Europe occidentale (France, Allemagne et Angleterre) ; Adorno lui aurait alors signalé la nécessité de démolir les dogmes « Force de la Terre », soit la culture judéo-chrétienne et gréco-romaine, les valeurs humanistes. Si vous prenez tous les postulats de l’humanisme et que vous les mettez à l’envers, vous obtenez « Medusa ». Il s'agit ici de dérouter la population, de montrer le monde sous un aspect terrifiant, de plonger les gens dans le pessimisme, dans l’horreur pour qu’ils soient prêts, une fois que le chaos règne, à accepter l’ordre, l’ordre communiste. Sartre explique parfaitement cela dans Les Mains sales. Mais le génie d’Adorno a été de comprendre qu’un virus comme « Medusa » se propageait par contamination - pour transporter une bombe sémantique, il faut une fusée, un vecteur, un missile -, via la radio et les mass médias. Avec Benjamin, il a même inventé les sondages !
Ca signifie que le message qui émane de ces étoiles mystérieuses que sont les nœuds sémantiques rentre dans le cerveau des gens et s'y implante. Et lorsque les circonstances sont favorables, il se développe et prend possession de toutes vos échelles de valeurs. Le reste est intact : vous êtes un individu comme les autres qui agit raisonnablement, qui vit sa vie normalement. Les Allemands contaminés par le nazisme étaient dans la vie de tous les jours des gens tout à fait normaux, courtois, censés. C’est effrayant !
Julian Jaynes, un des plus grands psychologues actuels, a expliqué comment fonctionne cette implantation du virus et sa localisation : il parle de civilisation ou de culture bicamérale. Cela signifie que l’homme devient schizoïde puisqu'une partie de lui commande l’autre sans qu’il s’en rende compte (hémisphère droit et hémisphère gauche). Adorno et Benjamin sont donc des personnalités considérables, extrêmement raffinées et qui veulent faire le bien, mais ils sont aussi à l'origine de cette chose monstrueuse qu'est « Medusa » ! Il faut comprendre qu'ils sont rejetés par « Force de Terre », et donc qu'ils se révoltent en voulant détruire notre civilisation pour implanter « Diamant vertueux ». Sauf que « Diamant vertueux » s’est écroulé ! Et « Medusa » est resté… L’ordre n’est pas venu et la destruction est là. Aujourd'hui, le système « Medusa » continue à se développer sans tête, partout…
Pouvez-vous citer quelques cas concret d’effets « Medusa » observés aujourd’hui ? - On détecte les nœuds sémantiques via l’asymétrie. Prenez Abou Grahib : lorsque vous voyez ce que Baudrillard et d’autres ont pu écrire à ce sujet, on est proche du délire ! Il paraît que c’est Bush le responsable de ces horreurs.
Problème : Il y a ici deux asymétries. La première, c’est qu’ils se sont bien gardés de positionner Abou Grahib dans le contexte des mœurs en vigueur dans les pénitenciers américains. S’ils s’étaient un peu penchés là-dessus plutôt que sur Guantanamo exclusivement, ils auraient appris qu'on observe dans les prisons US des pratiques bien plus terrifiantes que ce qu’ils ont pu décrire. Il y a environ 180 000 à 200 000 viols par an dans les prisons américaines, et ces viols sont pratiqués par des hétérosexuels sur d’autres hétérosexuels, pour humilier et prendre le pouvoir. C’est l’horreur ! Un type de 35 ans qui entre dans un pénitencier américain a de fortes chances d’être violé en seulement deux jours de captivité. On ne parle pas de simulacres ici, mais de la réalité. Deuxième asymétrie : on ne parle jamais des tortures pratiquées par des musulmans sur d'autres musulmans ; ou bien de celles que les Arabes assènent aux chrétiens. On voit pourtant des choses spectaculaires… Lorsqu'on dit cela, évidemment, on nous rétorque qu'il ne faut pas tenir une comptabilité de l’horreur ; ou bien qu'un seul enfant tué suffit pour discréditer toute une nation. Très bien, mais à ce moment-là il faut discréditer toutes les nations.
Vous évoquez un autre nœud sémantique, apparu plus récemment semble-t-il. Vous le nommez « Matrix ». De quoi s'agit-il ? - Avec « Medusa », c'est l'autre nœud sémantique dominant aujourd'hui. « Matrix » correspond aux armes de distraction massive. On peut dire, en gros, que c’est la domination de l’Amérique. « Matrix » est une excroissance monstrueuse de « Force de la Terre », qui repose sur l’utile et l’agréable. C'est monstrueux parce que ce prion s’est multiplié grâce à deux éléments fondamentaux. Le premier, c’est la bureaucratie (à la française si l’on peut dire…), un système qui fonctionne tout seul, par lui-même, qui n’a pas de tête et qui s’auto-alimente. Le deuxième, c'est ce que j'appelle la mondialisation heureuse. Ici on retrouve les préceptes de « Diamant vertueux » : tout le monde est égal, il n’y a plus de frontière, plus de spécificité, plus de nation…
Vous incluez ici Internet, les réseaux, le virtuel ? - Bien sûr ! Et c’est le pire des dangers.
Pour imager, en gros, l’Europe serait plutôt « Medusa » et les Etats-Unis « Matrix » ? - Oui, absolument. Bush versus Chirac, si vous voulez. Et peu importe le prochain président qui passera, ce sera le même constat. Je vois la catastrophe qu’est en train de produire « Matrix » actuellement… Il s’agit de l’abêtissement général des esprits. C’est très proche de « Medusa », au fond. On détruit des civilisations, des cultures au profit de la prédation. Car les entreprises, les multinationales américaines notamment, ne produisent plus rien. Elles engrangent de l’argent non pas en échange de leur production, mais pour payer les fonds de pension, rétribuer des actionnaires. Ces mastodontes du marché sont pompés par le milieu informatique et le milieu bureaucratique. Le reste est consacré au marketing et à la publicité. Toute la production, toute l’innovation se fait donc en réalité à l’extérieur des grandes entreprises, par l'intermédiaire des petites entreprises qui sont dans un état d’émiettement par rapport aux multinationales.
Voyez-vous, parmi les candidats à l’élection présidentielle, une possibilité d’opposition plus efficace à l’un ou l’autre des nœuds sémantique que vous décrivez ? - Les discours électoraux sont une chose, et puis la réalité est tout autre. Lorsque le candidat, quel qu’il soit, sera au pouvoir, il sera obligé de sacrifier plus que jamais à « Matrix ». Ses partisans veulent éliminer la liberté en en ce sens, « Matrix » s’entend bien avec le communisme – avez-vous remarqué comme les Américains s’entendaient parfaitement avec les oligarques ? C’est la classe moyenne qui est en train d’en pâtir, or c’est elle qui garantit la stabilité d’un pays. Ce qui est effrayant dans le monde, et notamment en France, c’est le creusement de la classe moyenne qu’on remarque, par exemple, dans les grandes surfaces : on vend de plus en plus de produits très bon marché (pas forcément de mauvaise qualité), puis des produits extrêmement chers. Au milieu de cela, la variété a disparu. Même chose en ce qui concerne l’immobilier. Entre le pas cher et le cher, on est dans un marais... Cette situation est très dangereuse. Donc je crains que la France, qui est le siège de « Medusa », ait de plus en plus de respect pour « Matrix »… En France, un personnage comme Alain Minc en est le symbole absolu, c’est le protagoniste de la raison pure.
D’où provient « Matrix », comment est-il apparu ? « Matrix » est né de l’esprit de Davos, un groupe de pensée qui regroupe des personnes telles que Joël de Rosnay, Carl Sagan (décédé en 1996, ndlr) ou Richard Nesbitt du groupe TSX, qui ont tous une espèce de fétichisme de l’Internet et du village mondial, et dont vous trouvez la caricature dans L’Homme symbiotique de Rosnay, un livre monstrueux qui prédit que nous serons tous connectés biologiquement à un ordinateur central et mondial qui nous dira ce que nous devons faire. C’est effrayant, or lui trouve cela très bien. On n’est pas loin, finalement, du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley… C’est évidemment une vision du monde soutenue par « Matrix ».
Vous êtes incroyablement pessimiste en ce qui concerne les nouvelles technologies. Ne pensez-vous pas que les nouvelles générations, nées avec la machine, sont au contraire capable de faire le tri et de ne plus se laisser aussi facilement manipuler ? Le tri, c’est les grilles de lectures. Ce n’est possible qu’à une condition : qu’il y ait un accroissement des efforts de formation. D’ailleurs les gens en sont avides, on le sent bien, ils veulent avoir des clés. C’est évidemment tout l’inverse de l’utile et l’agréable que prône « Matrix ».
Virus - Huit leçons sur la désinformation, de Bruno Lussato
(Editions des Syrtes)