Bruno Lussato

Convertibilité des formes de pouvoir

1. Le pouvoir de coercition (que nous appellerons le pouvoir tout court). Le pouvoir c'est l'anti-inertie. C'est ce qui permet de mettre en route des masses immobiles, d'arrêter des processus en mouvement. Du pouvoir émanent des ondes de forme qui modifient notre perception des choses et nos critures de jugement. Le pouvoir au delà d'une certaine masse, s'appliquant à un noeud sémantique (un faisceau dense de croyances) est donc un puissant agent de désinformation. Néanmoins il ne peut être efficace qu'à condition de pouvoir être mobilisable n'import où, n'importe quand, sur n'importe qui, indifféremment. On dit qu'il est indifférencié ou encore, qu'il possède une forte entropie.

Lorsque le pouvoir est spécifique, qu'il ne peut agir que dans des conditions particulières, dans certains points du globe, sur certains individus, et à un instant donné, il lie son possesseur et ne lui donne qu'une marge de valeur limitée. L'anneau permet d'acquérir le plus efficace des pouvoirs : le pouvoir à forte entropie. A quoi sert celui d'un président occidental, s'il est tributaire de principe de précaution, dénoncé par la presse, entravé par un juridisme obsessionnel? Ainsi dans une organisation un obscur fonctionnaire, ou un directeur d'usine peut faire bouger les choses à sa discrétion... et dans la discrétion, alors que la moindre initiative de son président va être examinée avec suspicion par ses adversaires, ses actionnaires, et par la presse.

2. La richesse sans limites Je connais des possesseurs de fortunes considérables qui ne peuvent en jouir car de nombreux obstacles en limitent la convertibilité. L'argent illimité théoriquement permet de tout acheter : des hommes, des fidélités, des biens, du plaisir, du pouvoir de coercition et dans une certaine mesure de la santé. Mais encore faut-il qu'il soit mobilisable et au bon moment. Les richissimes personnages auquels je pense ne peuvent accéder à ce pouvoir. Leurs actions sont ligotées par des pactes de non-revente avant telle échéance reculée, et dans telles conditions, à tel actionnaire. S'ils touchent des appointements importants, la presse hurle au scandale, s'ils le dépense d'une manière ostentatoire, ils sont exclus de la communauté, s'ils donnent des pots-de-vin, ils doivent passer par bien des intermédiaires et courent le risque de finir en prison.

En revanche j'en connais qui disposent d'une masse financière plus faible mais cachée, occulte, dont ils peuvent user à leur guise sans devoir rendre des comptes à qui que ce soit. Leur argent est donc indifférencié dans son impact, il peut être distribué à n'importe qui, n'importe quand, n'importe où, par des canaux rendus invisibles par le heaume magique. C'est de l'argent à haute entropie.L'argent dit sale peut être ainsi blanchi et soumettre n'importe qui, modifier les jugements, les perceptions. Appliqué à un noeud sémantique, il est le plus puissant facteur de désinformation.

3. Le sexe sans limites
L'anneau permet, sinon d'acheter l'amour, tout au moins de procurer des jouissances sexuelles sans aucune contrainte. Non seulement il est utilisable par son possesseur mais il est également transférable à d'autres que l'on veut soumettre, séduire ou acheter. Or le sexe est un des déterminants les plus puissants du comportement humain et il oriente nos perceptions et nos grilles de jugement. Mais à quoi sert la puissance sexuelle si elle est limitée à un seul objet? Non seulement la fidélité qu'elle suppose limite nos jouissances (par exemple pendant les règles d'une femme, ou l'impuissance passagère d'un homme). Elle réstreint la gamme de nos sensations et surtout, elle n'est pas transférable. Si tous et toutes étaient fidèles, comment pourrait-on se servir du sexe comme levier et comme rétribution? L'évolution des moeurs a singulièrement facilité la tâche des négociateurs de sexe, grâce à la permissivité institutionnelle. Ainsi la possession de l'anneau et de ses substituts: le pouvoir de coercition et la richesse mobilisable, peut donner accès au sexe. Le sexe devient une marchandise et un levier, soit directement (par voie directe si l'on ose dire) soit indifféremment par des substituts tels que la pornographie, les perversions diverses, le tourisme sexuel. Le sexe est dons un outil de pouvoir à condition de pouvoir être libéré à volonté, sur n'importe qui, n'importe quand et n'importe où. Contrairement à l'amour qui est du sexe à faible entropie, bloqué sur deux individus, le sexe-pouvoir est à haute entropie.

4. La notoriété sans limites Le pouvoir, l'argent et le sexe à forte entropie sont convertibles en une autre denrée éminemment recherchée : l'exposition aux medias. Le star systeme, le vedettariat a fait comprendre à tous que qui possède une couverture médiatique importante dispose d'un vrai pouvoir de coercition et peut le monnayer. (Par exemple Zidane, ou Halliday se font grassement payer leur présence sur les affiches et les clips publicitaires, et sont recherchés par les hommes politiques). La possession de la notoriété monopolise des masses financières considérables et elle n'est interessante qu'à condition que la diva soit connue par n'importe qui, n'importe où, n'importe quand. Un homme qui ne jouit que d'une célébrité locale et passagère, s'exerçant dans un petit cercle spécialisé, n'offre aucun intérêt. C'est pourquoi être à la télé, et autant que possible grand public, est plus important que de figurer dans les revues spécialisées, quel que soit leur niveau. Bien au contraire, plus le niveau est elevé, plus le public est restreint, plus la notoriété-pouvoir baisse. L'anneau permet une notoriété à haute entropie, celle d'un Bill Gates, d'une Madonna, d'un Bush.

La mort sans limites Si le sexe est un puissant agent de transformation et de désinformation, l'autre est la crainte de la mort. Qui dispose du pouvoir d'attenter à la vie d'autrui, même s'il ne sert que comme arme de dissuasion, peut modifier les Ces derniers sont prêts à changer de religion, de croyance, de parti politique pour être à l'abri de represailles même très aléatoires. Les terroristes, comme les gestapistes, ont compris que la mort n'est un pouvoir qu'à condition de frapper n'importe quand, n'importe où, n'importe qui. La mort à haute entropie confère le pouvoir.



La mort peut être différée, comme dans le cas du terrorisme ou de la dissuasion, mais elle peut aussi être distribuée au détail et à crédit. C'est le cas de la drogue, du trafic d'armes, de la menace cachée des islamistes. Le besser rot als todt, des brigades rouges, nous clame en substance qu'il vaut mieux tomber sous le joug soviétique que de risquer de faire les frais d'une guerre entre Est et Ouest, même si elle n'est qu'éventuelle. Il a suffi de quelques milliers de morts en Espagne pour que les espagnols votent à gauche au lieu de se rallier aux ennemis d'AL Qaida qui étaient en train de démanteler son réseau. Mieux vaut rouges que morts.

En conclusion les flux d'argent, de pouvoir-coercitif, de notoriété, de rétribution sexuelles et de destruction, sont les plus forts déterminants de l'action. Lorsqu'ils irriguent les noeuds sémantiques (idéologies, partis politiques, sectes et communautés religieuses ou ethniques) ils sont les plus puissant agents de désinformation.

Il serait intéressant de réflechir à l'incidence de la mondialisation, de la globalisation, de la massification et de l'internet sur ces dynamiques du pouvoir à haute entropie, et étudier également l'action des flux à basse entropie et à forte spécificité. Mon ouvrage Virus, huit leçons sur la désinformation aborde sous un angle plus détaillé ces influences. Ces masterclasses, bien que "self-contained", sont conçues comme un prolongement de Virus et une reactualisation de ses cas. Elle permet par ses commentaires, d'amorcer une discussion avec les spécialistes et les étudiants.