*** Témoignages Ce que des pianistes pensent de l'op.106 de Beethoven.
Monsieur Guy Sacre, compositeur et pianiste a analysé près de 4000 œuvres de piano, « parfois sévèrement » est-il écrit dans la quatrième de couverture. Cela peut paraître normal. Il serait étonnant que parmi des milliers d’œuvres d’Albeniz à Mompou, il n’y ait quelques scories. Le problème est que notre critique « qui veut partager au lecteur ses coups de cœur, ses enthousiasmes » se permet aussi de dénigrer quelques uns de chefs d’œuvre les plus sublimes de la musique classique au point d’en dégoûter l’amateur qui lui ferait confiance. Et comment ne pas se fier à un « spécialiste » qui s’exprime en des termes remarquablement choisis et dont l’érudition nous emplit d’admiration ? Mais venons-en à l’objet du délit.
A propos de la sonate N°29, Op. 106 de Beethoven dite aussi « Hammerklavier », il émet les jugements définitifs suivants :
« Elle est contre nature. Comment l’aimer vraiment ? Elle laisse insatisfait le lecteur, comme le pianiste. On l’accuse de gigantisme ; soit, elle dépasse largement les quarante minutes ; mais plusieurs sonates de Schubert en font autant, qui ne se sont valu que le reproche de « divines longueurs ». … sa longueur est moins en cause que la difficulté de son langage, qui va croissant au fur et à mesure que l’œuvre avance. … la fugue surtout (sans parler du largo déraisonnable qui l’introduit) dépasse les notions ordinaires de goût, refusant de charmer, poussant même exprès du côté de la laideur. … La Hammerklavier, tout le monde en parle, mais personne ne la connaît vraiment, ou ne désire la connaître. On passe au large, avec un respect mêlé d’effroi. » « La coda (du deuxième mouvement) … s’amuse à feindre l’hésitation entre si et si bémol ; mais c’est un humour grinçant, où B. a l’air de se caricaturer lui-même, dans sa manie des oppositions de nuances et des conclusions extravagantes ».
Notre censeur conclut ainsi « Le résultat (de la fugue) est impressionnant. Est-il beau ? Il faudrait pour le proclamer, n’avoir pas d’oreilles ; et du reste, répétons-le, cette musique ne veut pas charmer. Ceux qui la jouent, en proie à d’inextricables difficultés, se font si peu plaisir ; comment en donneraient-ils aux autres. Ce morceau si riche est pourtant un désert : les fruits étranges qui y poussent, n’apaisent pas la soif ».
Il ne faut pas croire, que Monsieur Sacre soit uniquement rebuté par des œuvres difficiles, il n’est pas moins sévère pour des pièces aussi populaires que la sonate Pathétique, qui charme le grand public. Aucun mouvement n’est à l’abri de ses dénigrements : « on peut regretter qu’il soit affadi par ces mordants un tantinet ridicules » (premier mouvement), « L’adagio cantabile ne tient pas jusqu’au bout les promesses de son beau début … l’épisode central aux trémolos poussifs, semble une diversion inopportune, vaguement besogneuse.. » (deuxième mouvement), « il en faut, certes, (de l’humour) pour faire passer le mélisme insupportable de son thème principal.
Il serait facile de se gausser de la ridicule prétention de Guy Sacre, donneur de leçon à Beethoven ; qui rappelle les pires sottises proférées au XIX siècle sur la neuvième symphonie, ou le jugement sévère des Loewenguth sur les obscurités des derniers quatuors,(verbatim), mais ce serait éluder une question embarrassante : comment est-il possible qu’un musicien assez chevronné pour avoir joué des milliers d’œuvres de piano, peut-il émettre des jugements grotesques, et dissuader le lecteur d’écouter avec attention une œuvre majeure, mise ainsi à l’index ?
On pourra avec intérêt comparer le dédain professé par notre censeur, avec les commentaires admiratifs d’un Wilhelm Kempff dans son DVD tiré des archives de Radio Canada. L’illustre pianiste place l’adagio et la fugue de la Hammerklavier parmi les plus sublimes réalisations de l’esprit humain, et exalte l’harmonie souveraine du dernier mouvement, apothéose de la musique de piano.
L’analyse de la Sonate op.106 fait l’objet d’un article séparé. Il s’agit ici de nous interroger sur les raisons qui ont poussé un musicien sans doute professionnel, à se méprendre aussi étrangement sur le sens et la valeur d’un des sommets de la musique.
Tout d’abord, je prendrai en témoignage, l’évolution de ma perception de l’œuvre. Lorsque je l’abordai, à l’âge de quinze ans, il était très difficile de se la procurer. Il en existait deux enregistrements en 78 tours. Le premier faisait partie de l’intégrale HMV des sonates par Schnabel, la seconde était jouée par Louis Kentner. Ces disques n’étaient disponibles qu’en Angleterre, en Suisse et aux Etats-Unis. Pas de marché pour elles en France. Je dus me contenter de lire la partition, qui m’impressionnait par sa longueur et par l’étrangeté de son écriture. Lorsque j’eus dix sept ans, mon professeur, Berthe Lapp, une élève de Hans Pfizner, me la joua. Je n’entendis que du bruit, mais feignis l’enthousiasme. Se méprenant sur mes réactions, mon professeur me permit de l’aborder (j’avais déjà appris par cœur toutes les autres sonates). J’avoue que la fugue me dépassait, et je ressentis toutes les affres décrites par Guy Sacre, à une différence près : j’attribuai ma répulsion à mon ignorance et à l’extrême complexité d’un chef d’œuvre inaccessible. Si la sonate op.111 était le Mont Blanc, la « 106 » était le Mont Everest de la musique de piano.
Lorsque par la suite, après une accoutumance d’une décennie de travail, j’eus la chance de l’écouter dans le cycle de l’intégrale des sonates, donné par Kempff, salle Pleyel, ce fut un éblouissement, une aventure sonore inouïe, dépassant l’imaginable. Le terme beau ne s’applique pas lorsqu’on contemple de pareilles merveilles, il est même inconvenant appliqué à la Sixtine, à la Comédie de Dante, ou tout simplement … à la sonate op.106. Reproche-t-on à Michel-Ange, ou à Goya de ne point nous charmer ?
Aujourd’hui, non seulement la fugue me semble d’une limpidité totale, d’une beauté à couper le souffle, les mélodies d’une originalité et d’un raffinement stupéfiant, où force surhumaine et délicatesse se conjuguent, beauté qui dépasse de loin celles d’œuvres encensées par Monsieur Sacre, mais tous les pianistes et les musiciens de quelque renom, que j’ai eu la chance de fréquenter, de Wilhelm Backhaus à René Leibowitz, de Pludermacher à Charles Rosen cet admirable connaisseur de la musique romantique, ont partagé ce sentiment d’exaltation et de jouissance sonore suprême. Sacre dit qu’il ne faut pas d’oreilles pour trouver belle la 106, il faut croire que les plus grands pianistes n’ont pas d’oreilles … ou qu’il souffre de surdité sélective !
Citons le témoignage de Robert Taub, qui consacre dans son ouvrage sur l’interprétation des Sonates, 14 pages très denses sur la 106, d’une profondeur et d’une lucidité qui ravalent les notations de Sacre, à la place qu’elles méritent. (Robert Taub, Playing the Beethoven Sonatas, Amadeus Press, Portland, Oregon.).
« C’est la plus longue des sonates de B. rarement jouée à cause de ses extrêmes défis pianistiques et interprétatifs : elle demande une concentration olympienne et des ressources émotionnelles terrifiantes, et pourtant elle est profondément gratifiante pour l’exécutant et l’auditeur, avec son immense déferlement d’un enthousiasme énorme, presque viscéral… » « Généralement il me faut un an pour mettre au point pour le concert une œuvre. Ce fut huit ans pour la sonate Op.106. » « Ayant vécu avec la « Hammerklavier » pour plus d’une décade à présent, l’apprenant, l’expérimentant, la jouant dans de nombreux concerts, l’enregistrer ; j’en suis arrivé à savourer ses défis, et à saisir que pour bien la jouer, une concentration au stade de l’immersion totale, est requise. Ce n’est pas une expérience de vie ordinaire. Ce morceau est à ranger dans une catégorie spéciale avec les œuvres les plus épuisantes, mais plus on investit sur ce monument, le plus on s’approche de sa spiritualité artistique ».
La comparaison entre les appréciations de Taub qui font l’unanimité dans le milieu international de la musique, et celles de Sacre, nous révèle un phénomène très intéressant. C’est la répugnance viscérale d’un grand nombre de musiciens français, pour ce qui constitue la polarité allemande complexité-transcendance. De Bach à Stockhausen, l’art musical est imprégné d’un sérieux remontant à Luther, pour qui la musique est un art sacré. Ce respect pour la musique comprend deux faces : la recherche d’une structure savante et novatrice, et d’une polyphonie réfléchie, quasi algorithmique, une inspiration d’origine mystérieuse, presque parapsychologique et une sentimentalité à fleur de peau.
L’œuvre est close sur elle-même, indifférente à l’effet qu’elle produit sur l’auditeur peu éduqué. C’est à celui-ci de se hausser au niveau du monument, et non au monument de composer avec le chef d’œuvre. Cette position est constante chez les grands musiciens et elle a pu paraître de l’orgueil. Guillaume II reprochait à Bach, la complexité de l’ouverture à la française des Goldberg, Mozart se voyait critiquer pour les mêmes raisons « trop de notes ! », Beethoven, prophétisait que seules les générations futures pourraient apprécier la grande fugue ou l’Op.106, ses contemporains se contentant de « friandises ».
En ce qui concerne la sentimentalité, elle est certes envahissante chez les romantiques et les postromantiques de culture allemande, mais on la trouve dans les contrastes signalés dans certaines sonates de Mozart (cf. La rubrique correspondante) et atteint son point culminant chez Brahms et Wagner. Chez ces deux héritiers de Beethoven, les plus représentatifs de la fin du XIXe siècle allemand, l’extrême complexité de la forme coexiste avec le déferlement des passions, et des émotions, introverties chez Brahms, explicites chez Wagner, démesurés chez les deux.
Pour les Français en revanche, la musique est l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille. Les notions de charme, de goût, de mesure, de retenue de bon ton, nous rappellent qu’ils sont sensuels, jouisseurs et gastronomes. « Tout ce qui est exagéré est insignifiant ». Pour le Français cultivé et sérieux, il faut tempérer le sentiment par l’équilibre et le bon ton. L’emphase, le sentimentalisme le plus échevelé, (Scriabine ou Rachmaninov) ne sont tolérés qu’à condition de produire des sons voluptueux. Ce tropisme hérité du XVIIe siècle est tenace et explique la position de Sacre. Il n’admet la grandeur qu’à condition qu’elle soit calibrée, que la mélodie soit accessible et les sonorités flatteuses. C’est la conception étroite de la beauté, et le dernier Beethoven, Schumann, Wagner, Mahler, Brahms, et Schoenberg, ont été amplement dénigrés par les élites françaises, qui en revanche ne pouvaient que goûter la suprême délicatesse de Chopin, le dernier des grands classiques, et bien entendu la musique française, de Fauré à Ravel, aux antipodes de l’expressionnisme allemand.
Reste à se demander quand même, comment Sacre a pu être sourd à la beauté éclatante de la fugue de la 106. La réponse a été donnée par Taube : manque de temps ! Quand on déchiffre quatre mille œuvres, on n’a guère le loisir de pénétrer une œuvre, on reste à la surface. Ce qui en revanche est plus critiquable, est une suffisance hélas commune chez certains « professionnels » à l’égard d’œuvres dont l’envergure dépasse considérablement leurs capacités d’appréhension. Le bon sens et la modestie, devraient recommander à ces gens de s’abstenir de dégoûter des amateurs naïfs, de les dissuader à approfondir des chefs d’œuvres exigeants, et qui ne se laissent livrer qu’au bout de longs efforts. Lorsqu’on n’aime pas une œuvre, pourquoi l’interpréter et la dénaturer, (Glenn Gould jouant Mozart), ou la commenter en la dénigrant ? Goethe a répondu à propos des gens qui se gaussaient du livret de La Flûte Enchantée : « Il faut plus de talent pour admirer que pour dénigrer ». Tout est dit.