Les "intellectuels" contre la hiérarchisation. Socrate reboirait aujourd'hui la ciguë.
De même qu'ils interdisent d'interdire, les "intellectuels" considèrent comme inférieure la pensée qui hiérarchise par rapport à celle qui relativise.Ils s'arrogent le droit d'interdire celle-là au profit de celle-ci, et de distribuer des bons et de mauvais points aux populations, vouées à la tolérance et à l'égalitarisme universels. Ce phénomène est l'essence même du paradigme impérial qui comprend deux couples d'instances antagonistes. D'une part l'empereur et la communauté des fidèles, d'autre part le magma des infidèles manipulé par l'anti-César. La masse des assujettis doit se garder de hiérarchiser ses valeurs et de se fixer des bornes autres que celles permises par César.
Cette interdiction, ce tabou qui frappe à l'intention des "autres" tous les propos et tous les écrits politiquement et socialement corrects, vise au premier chef ce que l'on appelait jadis la "culture générale". J'en ai bien entendu parlé dans mes leçons précédentes, mais je voudrais revenir sur ce concept car il me semble émerger de toutes les notations accumulées dans ces pages. Il est à la fois central et implicite.
Niveau culturel Le discernement en matière de culture générale conduit à attribuer aux productions des hommes des niveaux différents de complexité, ce que nous nommons la hiérarchisation culturelle. Le président Herriot, qui hérita de son pays une culture aujourd'hui en déréliction, la définissait " ce qui reste quand on a tout oublié". Encore faut-il que le vide succède au plein et non au néant et qu'il y ait quelque chose à oublier, ce qui n'est guère souvent le cas aujourd'hui.
Lorsque vous évoquez avec des passionnés de karaté, d'oenologie ou d'architecture son centre d'intérêt, vous ne manquez pas de noter qu'il applique avec constance le principe socratique par excellence : la hiérarchisation. Pour l'un comme pour l'autre, le discernement est une vertu cardinale qui va tellement de soi qu'on n'en est même plus conscient. Pour chacun de ces amateurs, il y a, comme l'enseignait Socrate, le bon, le moins bon et le mauvais, voire le détestable. Quel que soit le critère adopté, il s'établit une hiérarchie, qui pour ne pas être rigoureusement formalisée (car elle serait alors académisme) n'est est pas moins ressentie. Le passionné ne se contente pas de jouir tout simplement, il aspire à connaître, à différencier, à classer, et à ranger en un ordre approximatif de préférence les objets de sa passion.
Cette hiérarchisation en elle-même est loin de procéder de cette dictature du cerveau droit telle que Jaynes l'a déplorée chez l'homme bicaméral. Bien au contraire, les deux hémisphères coopèrent en une saine émulation pour affiner les critères de jugement, critères également perfectibles. L'intuition, la sensation, le raisonnement et le sentiment, les quatre fonctions jungiennes sont convoquées également dans l'appréciation de l'exécution d'un kata par un maître du Karaté Kyoku shin kai, d'un vin du terroir, d'une pyramide egyptienne ou de celle du Louvre. L'application des critères à des objets et la hiérarchisation elle-même des critères sont, on l'a dit perfectibles, et cette quête de perfection n'est pas donnée, même si son acquisition procède - moins qu'on ne le pense d'ailleurs - d'un don. Un dur et constant travail est nécessaire pour affiner ces outils admirables qui permettent ce que l'on nomme l'expertise.
C'est l'acquisition de ces outils qui fait du passionné un amateur, de l'amateur un connaisseur, du connaisseur, un maître, du maître, un guide dont tous sollicitent les lumières. Il ne faut pas confondre ce discernement miraculeux et presque magique, avec le sec apprentissage d'une technique. C'est que se cultiver ne se réduit nullement à l'acquisition d'une suite d'algorithmes formels, mais contient une large part d'informel et suscite en nous des sentiments mêlés d'admiration, de curiosité, d'amour. Juger de l'exécution d'un programme informatique, de la correction d'un pont, de la qualité, que l'on espère totale, d'une montre de précision, relèvent d'une technologie sans âme. Les érudits, les académiciens, les magisters qui pullulent dans les conservatoires et les écoles d'art plastique, trop souvent ne sont que des techniciens, des contrôleurs de gestion, mécaniciens de la création ... de ceux qui les ont précédés. Ils tombent ainsi dans le travers inverse de bien des critiques d'art incompétents pour qui le verdict, sans appel, obéit à une intuition postulée infaillible. Dans le premier cas c'est le cerveau gauche qui juge exclusivement, dans le second, c'est le cerveau droit.
Un dur apprentissage est donc essentiel pour séparer socratiquement le bon du mauvais, le meilleur du moins bon, activité axiologique qui est à la base de nos choix, de nos désirs et de notre comportement tout entier. Toute une vie n'est pas suffisante pour dégager de l'étude et de la fréquentation d'un art, ce discernement qui s'exprime par les règles et les canons. Pis encore, ces règles et ces canons, qui ont une base réelle, ne sont valables que pour une classe assez étroite d'oeuvres. Il faut tout recommencer lorsque l'on change de référentiel spatio-temporel. Les critères de jugement varient radicalement lorsqu'on passe de la statuaire classique gréco-romaine, aux masques nègres, de la musique de Mozart à celle de Boulez. Cela tout le monde en est conscient.
Ce que l'on sait moins, est qu'au sein d'un même oeuvre, les critères peuvent également subir des mutations drastiques. On ne juge pas un tableau de la période bleue de Picasso, selon les mêmes règles qu'une oeuvre cubiste, ou sa "bad painting de la fin". Beethoven à la fin de sa vie disait en parlant des oeuvres de jeunesse "j'étais un âne". C'est parce que les critiques et les érudits ne prennent pas la peine de recommencer à chaque champ culturel la recherche des canons esthétiques qui lui sont spécifiques, qu'ils tombent dans le subjectivisme et dans l'arbitraire. Et ceux-ci donnent des armes aux tenants de la déhiérarchisation et du syncrétisme, ceux qui proclament que tout se vaut, que tout est relatif et qu'il est interdit de hiérarchiser. Or, s'il est vrai tout est spécifique et que rien n'est rigoureusement comparable, il est faux de croire que rien n'est évaluable et que les jugements de valeur sont exclusivement culturels au sens anthropologique du terme et subjectifs.
Certes, les échelles de valeur qui conditionnent nos choix sont aussi nombreuses qu'il y a de types d'objets auxquels les appliquer, bien qu'on puisse les ramener aux six axes HUMELD : le plaisir, l'utilité, la morale (ou l'éthique), l'esthétique et le goût, la logique et l'aspiration à la vérité, et au besoin de se développer, d'apprendre, en un mot de grandir. L'espace de phase défini par les échelles HUMELD est d'autant plus important, donc plus difficile à entretenir, que les échelles sont plus différenciées. Par exemple l'échelle d'utilité qui établit un compromis entre le plaisir ressenti aujourd'hui et celui espéré pour demain, peut être décomposée en autant d'échelles dérivées, que de cycles temporels en jeu : à court, à moyen ou à long terme.
Mais contrairement à l'opinion généralement répandue, l'échelle de valeur "D" (D comme développement) qui note le niveau culturel d'un homme, du béotien au connaisseur et qui interagit avec la création, de la plus fruste à la plus raffinée, n'est pas propre à la bourgeoisie du XIXe , ni même cantonnée à l'Europe, ce qu'on essaie de nous faire croire pour la discréditer. Elle est universelle et de tous temps. Elle transcende même les disciplines et elle est communément admise, à la fois par les populations de toutes les origines et de toutes les époques, et par les hommes de l'art. La production du Dogon est inégale, certains masques ont dansé, leur valeur sacrée est magnifiée par l'art du sculpteur, d'autres sont au contraire de la marchandise d'aréoport. Une symphonie de Mozart appartient certes aux formes du XVIIIe telles que l'école de Mannheim les a fixées, mais elle les transcende d'une manière éclatante. Entre l'humble église de village et la cathédrale de Chartres, entre l'oeuvre académique d'un Jérôme et l'oeuvre novatrice d'un Cezanne, entre le travail d'un médiocre copiste et un rouleau de Wang Wei, on retrouve, immuable cette notion de hiérarchie dans la qualité et le raffinement qui fonde l'idée de génie, aujourd'hui répudiée par les tenants de l'égalitarisme. Autrefois les princes, qu'ils soient les héritiers d'envahisseurs mongols, ou les descendants d'une famille de riches marchands florentins, y étaient sensibles, qui honoraient artistes et artisans,
Les hommes qui font l'effort de pénétrer les oeuvres de haute qualité, et disons-le, de génie, effort, pénible au départ mais récompensé à la longue par un plaisir devenu joie, ces hommes sont, à mon avis, le sel de la terre. On les nommait dans l'Europe des siècles passés des "gens cultivés" mais leur tournure d'esprit, loin d'être tributaire des conventions d'une "culture" particulière, datée dans le temps et dans l'espace, est universelle et durable.
La notion de niveau culturel est propre à toutes les cultures particulières et il existe même une hiérarchie des hiérarchies. Pour faire comprendre cette distinction aussi subtile que répandue et contestée, je rappelle le cas du marchand de tableaux Samy Tarica déjà cité par ailleurs. C'était un des meilleurs connaisseurs en tapis, non point ceux en soie que l'on évalue au point à l'intention des riches industriels allemands, mais les pièces anciennes, portugaises ou perses des siècles écoulés, dignes des grands musées. Il fournissait un mécène bien connu, lorsqu'il fut impressionné par ses tableaux de Picasso, de Matisse et de Leger. On se trouvait alors à la fin de la seconde guerre mondiale, et un tableau de Leger pouvait être négocié pour le prix d'un repas. Il en acquit quelques uns et s'aperçut à leur contact prolongé, que leur qualité esthétique et l'émotion qu'il lui procuraient se situaient à un niveau nettement supérieur que celui des tapis anciens. Il ressentit alors la différence entre ce que l'on appelle les arts mineurs et les arts majeurs, distinction qui a toujours existé, de tous temps et dans toutes les civilisations. Les arts majeurs vont plus loin et plus haut, à la fois dans le retentissement psychologique, dans la complexité sémantique et iconique, dans la novation et dans le raffinement de la forme et de la réalisation. Cette distinction se retrouve dans différentes cultures. Pour les chinois la céramique et la calligraphie sont des arts majeurs, alors qu'ils ne sont qu'une forme évoluée d'artisanat en Europe. Au sein même de l'art pictural, les chinois considèrent la peinture de paysage comme d'un genre supérieur que le portrait alors que c'est le contraire pour les européens du moyen âge.
Curieusement le sentiment d'une hiérarchie entre la valeur d'un spectacle, d'un livre, d'un tableau, est particulièrement marqué aux antipodes du spectre culturel social, surtout dans les milieux exposés à l'Art et aux humanités. Tout japonais respecte les temples de Kyoto, et les paravents d'Ogata Korin. Le titre de Trésor National vivant en témoigne ainsi que le respect porté aux maîtres en calligraphie, en washi ou en arts martiaux. Les distinctions entre les degrés de qualité sont particulièrement subtiles et nuancées et la vulgarité est sévèrement condamnée. On peut en dire autant du chauffeur de taxi romain, du maçon florentin, du compagnon du tour de France. Les musées jouissent d'un respect qui autrefois était dévolu aux lieux de culte. Le sentiment religieux a cédé à celui d'admiration des oeuvres d'exception.
À l'autre bout du spectre, il suffit de lire les journaux consacrés aux arts, à la musique ou à la littérature, pour être frappés par l'abondance et le raffinement des appréciations qui dénotent un sens très aigu de la qualité et des niveaux de qualité.
Au départ, le béotien, ressent une vague admiration quelquefois mêlée d'ennui devant les grandes oeuvres. Mais s'il persiste dans sa fréquentation des lieux de culture, son goût va s'affiner et ce qui pour lui exigeait un effort d'adaptation va commencer à lui donner un intense plaisir. Il devient alors un amateur, puis un connaisseur. Au départ, il essaie de donner une note à un objet exposé dans un musée et l'étiquette l'y aide de même que les inscriptions pédagogiques, De confiance, ou par autossugestion, il se persuade qu'il aime ce qu'il doit aimer, pour faire comme les autres. Ce n'est que progressivement qu'il va se libérer du mimétisme pour acquérir un point de vue personnel. Mais aujourd'hui, par la faute de Force de la terre, variante dégradée et de Matrix, cette spirale vertueuse est compromise et c'est la spirale involutive qui prend le dessus. Plus on se cultive, plus on a envie de se cultiver, mais la réciproque n'est que trop vrai : moins on se cultive, plus l'effort nécessaire pour se cultiver est dissuasif.
Qui donc oserait combattre ce que l'ouvrier et le paysan ressent confusément à l'instar du grand connaisseur comme le plus précieux des biens? Qui a le coeur d'affirmer que tout se vaut et qu'un graffiti sur une vespasienne. peut représenter une culture authentique au même titre que la Joconde? Qui éprouverait le plaisir pervers de dissuader les analphabètes culturels de consacrer du temps à s'élever et s'efforcerait de les pousser démagogiquement vers la "merde"? La réponse n'est que trop évidente : les intellectuels contaminés par le virus A+B, les cyniques profitant de Matrix, les entrepreneurs à courte vue du Veau d'or ou les intégristes de Djihad et de l'Autel. Les uns pour des raisons démagogiques ou commerciales, les autres par fanatisme, sont totalement indifférents aux différences de niveau de complexité et évaluent toute chose par rapport aux autres échelles HUMEL en excluant l'échelle D.
La puissance douce de Matrix
À titre d'exemple je citerai trois ouvrages récents. Le premier, Les Armes de Distraction massive commis à la fin de 2004 par le rédacteur en chef du quotidien National Post, Mathew Fraser, fait l'apologie des pires excès des déchets culturels américains sous le prétexte qu'ils pacifient le monde en l'intégrant grâce à des valeurs communes. Le fait que ces valeurs soient culturellement du niveau le plus bas, le plus vulgaire, le plus grossier, ne le touche pas du tout. Il estime que les critiques qu'on adresse à la culture de masse à l'américaine, émanent des intellectuels français jaloux de la prééminence de la "puissance douce" américaine. Il conclut son ouvrage par cette profession de foi
: " Nous avons tenté de démontrer que les armes de distraction massive de l'Amérique sont non seulement nécessaires à la stabilité mondiale, mais devraient aussi être déployées plus vigoureusement dans le monde entier. Le monde a besoin des MTV, McDonald's, Madonna et Mickey Mouse en plus grande quantité. et oui, comme le dit le slogan ;avec Coke il y a vraiment de la joie".
Il serait sans doute ravi de la bourde des lycéens français qui écrivaient que les deux plus grands peintres qu'ils connaissaient sont Homard de Vinci et Mikey l'Ange. Car Fraser soutient que la France est l'épicentre de l'anti-américanisme, dû au dépit de la principale puissance culturelle mondiale se voyant supplantée par une rivale. Il ne faut pas croire que Fraser soit un pervers. Il est tout simplement complètement fermé à toute notion de niveau de qualité. Le fait que Coca-Cola et Madonna soient adoptés et acclamés par le monde entier lui suffit. Que les valeurs ainsi partagées et unificatrices soient de l'espèce la plus régressive ne le gène pas. Il applaudirait aussi bien une adhésion mondiale pour les tragédies grecques ou les opéras de Mozart, s'ils aboutissaient au même résultat "pacificateur". Pour lui, la critique envers Matrix est uniquement dictée par l'envie et l'élitisme politique.
Le diable à l’écran
Du côté des intellectuels français, on s'emploie à donner raison à Fraser. Michel Maffesoli, un des sociologues les plus estimés par les intellectuels français a écrit en 2002 un livre, La part du diable dans lequel à juste titre il épouse et développe la thèse Jungienne de la nécessité d'intégration de ce que l'on nomme le "mal", et des dangers de la prééminence exclusive du bien. La première phrase de son ouvrage annonce la couleur: "Il n'y a rien de pire, que ceux qui veulent faire le bien, en particulier le bien pour les autres. Il en est de même de ceux qui "pensent bien". Ils ont l'irrésistible tendance à penser pour et à la place des autres". Faisant l'apologie de l'intégration du"diable", il assimile celui-ci aux raves, à la téléréalité et autres "loft stories", à la drogue et au rap, en un mot à la sous-culture de masse, sans faire la moindre allusion au fait que celle-ci n'est pas nocive en raison de son contenu "diabolique" mais de son niveau régressif. Qu'elle soit opposée au "bien" suffit pour attirer sa sympathie.
Par exemple il loue la prééminence du diable dans le succès d'Harry Potter "forme moderne de la vénération des esprits". Il loue dans la publicité, une mythologie contemporaine qui n'a pas peur de "mettre en scène le poil, la peau, les humeurs sous leurs diverses modulations". "... L'hystérie ne doit pas être comprise de manière péjorative. Mais bien comme le refus de cette constante judéo-chrétienne, bien théorisée dans son avatar freudien " répression et sublimation". (...) les transes postmodernes (raves et autres manifestations) en sont l'expression (... du corporéisme mystique) qui, au travers de rituels précis, et grâce à des pratiques et des produits non moins précis : bruits, rythmes, effervescences, psychotropes divers, confortent la fusion, permettent la confusion des corps et des esprits, induisent une autre manière d'être ensemble".
L'auteur creuse le sillon, il se félicite du "plaisir qui sait" et s'emploie de tirer sur le moment le maximum des choses impermanentes et de la lucidité roborative qui sait que le mieux est l'ennemi du bien. Il voit dans l'apocalypse, de "l'allégresse dans l'air" et dans les technoparades, les effervescences musicales,le barbare et autres fantaisies animales, une innocence de bon aloi et une vitalité indéniable. Fraser serait enchanté de ce soutien involontaire des armes de distraction "passive". Maffesoli pense qu'ainsi on homéopatise le mal par le mal, sans songer un instant que si le mal est régression culturelle, amalgame, dédifférenciation, dé-hiérarchisation, ce mal-là n'est pas infusé à dose homéopathique mais asséné à doses massives, et c'est le développement culturel qui lui, se cache, et n'est plus présent dans les pratiques et les produits dits culturels qu'à doses homéopatiques.
Ni Fraser, le pro-Matrix américain, ni Maffesoli, l'intellectuel français, ne se sont avisés que la régression est destructrice des psychismes comme des civilisations, qu'il ne faut pas confondre la fusion par le haut qui est communion, avec le "bottom fusion", la fusion par le bas qui est barbarie. Ni l’un, ni l'autre n'ont compris que les armes de distraction massive, sont des armes de destruction passive. Maffesoli lit bien Jung lorsqu'il écrit qu'il ne faut pas vider la poubelle de l'inconscient, il le lit mal lorsqu'il confond les misérables productions de Matrix, loft stories, rap, et autres "familialités ambiguës de la téléréalité" avec le "sens du réel" et "une humilité reposant sur l'acceptation de la sensation". Lorsqu'il croit reconnaître dans "le footballeur d'origine algérienne au salaire faramineux, la princesse anglaise et sa mort tragique, le chanteur américain aux provocations scandaleuses, l'homme politique et ses petites corruptions, le gourou religieux avec ses fredaines sexuelles", de "véritables icônes" et des figures mythiques, il nous faut l'inciter peut-être à relire Campbell.
Là encore, la notion de niveau culturel est totalement évacuée. Maffesoli ne se rend pas compte que ce qu'il prend naïvement pour des puissances chtoniennes et qui agressent délicieusement son code de valeurs issues de Force de la terre, ne sont pas préjudiciables parce qu'elles sont subversives, contraire à l'ordre établi, ou parce qu'elles exaltent le démon. C'est tout simplement parce qu'elles sont "médiocres". C'est là toute la différence entre la pornographie et l'érotisme, et ce qui a pu choquer bien des américains comme des français, est la vulgarité des tortionnaires en Irak, de Bush ou des tabloïds qui exploitent le bien innocent démon qui fascine Maffesoli. Le danger de la diffusion des ces pratiques et de ces produits ne réside pas dans leur contenu, ni dans leurs valeurs, mais dans leur niveau déplorable. La drogue est bien plus nocive lorsqu'elle est de mauvaise qualité, et les produits de la contre-culture deviennent dévastateurs lorsqu'ils sont pollués. On pense à ces diététiciens qui préconisent des régimes drastiques en oubliant de dire que quels que soient les produits consommés, et leur apport calorique et biochimique, il convient avant tout qu'ils ne soient ni pourris, ni frelatés. Les armes de distraction massive, ne sont nocives que lorsqu'elles sont frelatées et encouragent la passivité et le mimétisme des consommateurs culturels. De ce point de vue Maffesoli comme Fraser auraient sans doute intérêt à ajouter à leurs réflexions celles de René Girard concernant le danger mimétique. Elles tempéreraient sans doute leur enthousiasme pour l'épiphanie de la mass-kultur.
Enfin, ce qui paraît le plus pervers dans les ouvrages cités, est leur condamnation implicite de ceux qui ne pensent pas comme eux. Fraser stigmatise les critiques français qui ont le front de trouver vulgaires ou nocifs les produits américains issus de Matrix. Que Maffesoli critique ceux qui veulent notre bien, rien n'est plus légitime et l'histoire lui donne raison. Qu'il dise qu'il faut se garder de combattre la part du diable, le côté obscur de notre être, on ne cesse de le répéter depuis des siècles et la littérature taoïste à l'intention des ménagères en fait ses choux gras. En revanche il stigmatise ceux qui essaient de combattre la barbarie culturelle qui nous envahit. Il refuse de reconnaître la nocivité de la "fusion par le bas" et apporte son soutien à des tendances dominantes qui n'en ont, hélas, nul besoin. On sent là la fascination de l'intellectuel en chambre pour le vulgaire et le barbare.
Avec Dominique Wolton, connu en France pour sa spécialisation sur les médias télévisés, même occultation du fait humaniste, même absence d'analyse du niveau de qualité des pratiques et des produits. Certes il risque une timide allusion au problème du niveau en reconnaissant que " (la 5) est en train de tenter et de trouver une voie qui tire les programmes vers le haut tout en restant populaire" mais il corrige aussitôt en remarquant qu'il est un peu tôt pour tirer des conclusions en terme d'audience et de notoriété.
Quant à "Arte, le système est pervers car Arte se présente comme la caution de la culture, alors qu'en fait elle est une caution pour un milieu très particulier qui bénéficie déjà de tous les moyens culturels et matériels". En cela il a tout à fait raison, mais il faudrait ajouter, que cette chaîne est tout à fait dissuasive, par son choix délibéré du misérabilisme et de la contre-culture, proches du syndrome A+B, (Aujourd'hui nommé Medusa) ce que François de Closets nomme l'effet EPM, "et puis merde". Rebutés par la culture chichiteuse de Arte, les spectateurs se réfugient dans la "merde" des autres chaînes.
De même Wolton démasque le concept de téléréalité, mais pense que les spectateurs de mieux en mieux formés sauront distinguer le bon grain de l'ivraie. Mais pour le sociologue, la notation est d'ordre politique et sociétale et non humaniste. Le bien, c'est ce qui amène les gens à réfléchir sur le politique, à accroître leur connaissance du monde, combattre la dérive mercantile de Matrix, mais nullement à reprendre contact avec leurs racines et à essayer d'assimiler les chefs d'oeuvre du patrimoine mondial.
Par un mot, par exemple, sur la différence entre les contenus de la télévision du temps du noir et blanc, et ceux d'aujourd'hui. Autrefois en Angleterre comme en France, lorsque les chaînes étaient encore en nombre limité et que la publicité à l'américaine ne les avait pas encore envahies, on diffusait toutes les semaines des pièces de théâtre, des émissions pédagogiques culturelles. Tous les ans le public pouvait assister aux festivals, et on passait régulièrement les grandes oeuvres du répertoire : ainsi les séries sur les drames de Shakespeare, sur les comédies de Molière, sur les tragédies grecques ou l'art des grands pianistes. A New York les concerts de Toscanini à la NBC furent diffusés et enregistrés avec un énorme succès, le grand public put entendre toutes les symphonies de Beethoven et de Brahms et bien d'autres chefs d'oeuvre.
Un facteur négatif a été également l'envahissement du secteur culturel par le virus A+B qui a contribué à éloigner le public traditionnel de Force de la terre, des pièces de théâtre et des opéras. Les plus populaires d'entre eux, ont été, sous prétexte de rajeunissement et de distanciation, littéralement défigurés et alors qu'ils prétendaient adapter ces oeuvres à un large public contemporain, les metteurs en scène les ont rendus totalement incompréhensibles. Le phénomène a été beaucoup plus marqué en Europe, et en particulier en Allemagne et en France qu'aux Etats Unis , où la pénétration du virus est moins invasive. Les cas sont si nombreux et si patents, qu'il me semble inutile de les citer. Un livre n'y suffirait pas.
Qu'il suffise d'évoquer l'exemple d'une représentation de l'Enlèvement au Sérail donnée l'année dernière à Berlin dans un théâtre officiel et par un metteur en scène à la mode. Ce dernier récidiva en plaçant le cadre de l'action dans un bordel, avec accouplements variés, scènes de viols, de tortures et de meurtres sanglants. Alors que le Happy End de Mozart nous montre l'héroïne, la noble Constance, enfin réunie à son courageux amant Belmonte, dans la mise en scène berlinoise, elle se flingue pour ne pas s'accoupler à son transsexuel de fiancé. Osmin, un personnage comique, devient un serial killer tailladant les seins des prostituées avant de les trucider.
Le malheur est que ces dégradations culturelles, équivalents à cette part du diable évoquée par Maffesoli, ne sont pas l'exception, l'ombre qui fait valoir la lumière et qu'il faut se garder d'expurger, mal qui délivré en quantité homéopathique devient positif. Ce sont les représentations respectueuses de la volonté de l'auteur, qui de plus sont les plus assimilables par le grand public, qui sont réduites à la part congrue et dénigrées par les critiques européens. Qui veut aujourd'hui se procurer "les contes d'Hoffmann", délicieuse évocation de la fin du XIXe avec ses fastes et son élégance, ne dispose que d'une version lyonnaise qui situe l'action dans un asile de fou, peuplé par les figures les plus sordides et les plus répulsives qu'on puisse imaginer. Il en est de même pour une représentation de La Chauve-souris l'oeuvre la plus charmante et la plus élégante de Johann Strauss, au festival de Salzbourg, donnée devant le public le plus traditionaliste du monde qui vit s'infliger un spectacle funèbre avec bombardements et camps de concentration, sous prétexte que la bourgeoisie autrichienne fin de siècle est responsable des atrocités nazies, et qu'il convient de la culpabiliser.
C'est là que se révèle dans toute son ampleur et sa profondeur, la justesse de l'adage attribué à Jack Lang, un des chantres de A+B, ex-ministre de la culture en France: "tout ce qui est culturel est politique, tout ce qui est politique est culturel". Alors que le politique est secondaire et dissocié de la notion de qualité d'une oeuvre de culture (on ne fait pas des chefs-d'oeuvre avec de bons sentiments) il est réinjecté dans un but subversif. Le résultat en est la désaffection du grand public pour des oeuvres normalement accessibles et défigurées dans un but subversif et prétendument démocratique.
Bien que la place nous fasse défaut, à notre grand regret, pour traiter du problème de la désinformation dans l'art, et notamment de la dégradation volontaire de la communication entre l'artiste et son public, nous faisons figurer en annexe un schéma reproduisant les différents critères de jugement de qualité d'une oeuvre. Il illustrera parfaitement l'apesanteur hiérarchique, le brouillage total des repères, et la vision désespérée du monde, visés par l'artistiquement correct. Il sera ainsi démontré que tout ce qui est culturel est bien politique, et que ce qui est politique est bien conforme aux trous noirs sémantiques : A+B, (la subversion de la mise en scène) Diamant vertueux (la pédagogie marxiste), Matrix (la consommation culturelle de masse), Veau d'Or (le kitsch et le mauvais goût hollywoodien) et bien entendu Djihad (éloge du tiers-mondisme, prosélytisme anti-blanc et anti-occidentiste).
Ainsi se livre se termine sur un constat qui pourra plaire ou déplaire selon les points de vue. On a la désinformation qu'on mérite. La désinformation c'est nous, direz vous. C'est un peu vrai dans la mesure où le public dit cultivé subit ou collabore a ces entreprises de destruction culturelle passives par le moyen des armes de distraction massive, pour reprendre le titre de Fraser. Mais autant dire que la population allemande ou russe est responsable des millions de morts commis par les monstres qui l'ont soumise. La résistance n'est pas toujours facile ni même possible et il est facile de critiquer quand on est en sécurité.
Non, nous ne sommes pas tous responsables de la désinformation!
Tout d'abord parce qu’on ne nous laisse guère le choix de nos informations, et puis, parce que lorsque la désinformation est la règle, le concept même d'information est annihilé. Kalfon disait, non sans impudence, "l'important n'est pas ce que la télévision fait de l'enfant, mais ce que l'enfant fait de la télévision". C'est ainsi reporter sur l'enfant et ceux qui le guident, ses parents, ses professeurs, la responsabilité de la télé-poubelle. Car même en admettant que la mauvaise monnaie ne chasse pas toujours la bonne, lorsqu'il n'y a plus que du frelaté comment faire du bon à partir du mauvais? Kalfon n'a sans doute pas été cloué pendant un mois dans une chambre d'hôpital avec comme seule compagnie un poste de télévision. Il aurait pu nous montrer comment il aurait pu tirer des programmes débiles déversées dans les bouquets des chaînes, une nourriture culturelle et spirituelle roborative, par quel talent caché, il aurait pu distinguer le réel et l'authentique à partir de ces informations trafiquées par des incompétents et des subversifs. En définitive nous pourrions conclure ces réflexions par cette constatation : non, tous n'ont pas la désinformation qu'ils méritent.
Pour être fidèles à notre propos, nous devrions nous garder d’émettre un quelconque jugement de valeur sur cet état de fait. Que les civilisations régressent et meurent est un constat. Le déplorer ou s’en féliciter est affaire sinon subjective, du moins métaphysique et culturelle au sens anthropologique du terme. Cet essai se voulant aussi objectif que possible, il se doit de démentir les connotations négatives qui transparaissent dans les lignes qui précèdent.
Au nom de quoi, dira-t-on, défend-t-on la culture humaniste, au nom de quoi, s’insurger contre la part du diable, ou tout au moins contre sa domination de plus en plus envahissante sur les psychismes humains ? En quoi les adorateurs du démon sont-ils plus coupables que les fidèles puritains qui hantent les églises, font leurs prières avant le repas et votent Bush ? On aurait raison et nous ne pouvons désavouer – ni approuver d’ailleurs – ces arguments assénés sous forme d’interrogations. Mais ce devoir de perplexité, pour reprendre le terme de Fred Vargas à propos de l’affaire Battisti, ne doit pas être à sens unique et le scientifique doit dénoncer les donneurs de leçons qui se mêlent de critiquer les électeurs du Front National, les supporters de Pinochet, les paras tortionnaires de la guerre d’Algérie, ou de désavouer les terroristes.
On ne peut à la fois accepter la part du diable et lui donner des leçons de vertu. Le diable est à prendre où à laisser.
C’est cette incohérence que nous pouvons dénoncer dans cet ouvrage, et elle n’est pas tout à fait innocente. Elle est notamment responsable de la tache aveugle que nous avons constaté après avoir terminé la rédaction de ces pages. En revanche, il m’est permis, à moi, Kevin Bronstein, d’avoir une opinion et de défendre des valeurs auxquelles j’adhère. Elles ne sont satisfaites par aucun des empires qui nous régissent, ni aucun empire imaginable, car elles appartiennent à notre part la plus secrète, la plus spécifique, la plus humaine.
Ces valeurs sont, on l’a compris, celles qui ont prévalu dans les âges d’or, qui n’ont peut-être jamais existé, la désinformation n’épargne pas non plus, la relation de leur admirables accomplissements, mais qui au moins nous fixent un idéal, dont pour l’instant nous nous éloignons à grands pas dans notre époque de massification accélérée et de dérive des continents axiologiques. Chacun d’entre nous doit défendre ses valeurs après les avoir soigneusement considérées et débarrassées de l’ignorance et du conformisme, aussi bien que de la contestation et du nihilisme non moins mimétiques. C’est ce que Carl Gustav Jung entendait par le mot d’individuation, et c’est ce pour quoi nous devons tous nous battre. C’est grâce à cette résistance active qu’enfin, la désinformation, cette part du diable, reprendra sa place minoritaire, sa concentration infinitésimale, homéopathique pour reprendre le terme de Maffesoli, celle de l’ombre. Que la lumière soit, et que la lumière domine ! C’est mon souhait personnel et aussi le dernier message de Mozart dans La Flûte Enchantée.
Kevin Bronstein
Version révisée du 11 Janvier 2004