Thursday, 23 July 2009
CHRONIQUE
COLLECTIONNER, ÇA VOUS DIT?
Collectionner c'est être en contact avec des opportunités, comme telle vente aux enchères dans une station balnéaire où l'ennui vous guette, mais ça peut être aussi un esprit, que vous avez dans le sang. Carl Gustav Jung, vous dit qu'il est dû à l'introverti qui fait des crises d'extraversion. Normalement un introverti est replié sur lui-même, ramenant tout à lui, l'incitant à la prise de distance par rapport à l'environnement. Mais lorsqu'il est séduit par telle marotte, telle tentation d'un objet désiré, il s'oublie. Il est dévoré par l'objet, phagocyté. Il perd tout sens de la mesure et chante se mérites sous tous les tons . Mais l'esprit de la collection ne se borne pas à l'amour éclectique d'une catégorie d'objets. Il s'y ajoute un besoin de complétude. Il faut que la collection soit complète, la série respectée, autrement dit comme un puzzle qu'il faut achever. Mais il est rare que dans l'univers des collections on atteigne ce degré de complétude, d'autant plus que l'on trouve quelquefois des pièces en double, et que d'autres sont hors portée, gelées dans des musées.
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Journal des temps d’innocence, suite.
LES ITALIENS
Les troupes d’occupations étaient composées d’italiens (les plus nombreux je suppose) et d’allemands. Les soldats, les capitaines, les commandants, réquisitionnaient des appartements selon leur hiérarchie pour y loger. En fait ils trouvaient commode d’y conserver les habitants, dont les femmes faisaient la cuisine, tenaient le ménage et les hommes n’étaient pas plus encombrants que les gosses. Les arabes étaient au pied des allemands dont ils admiraient la force et la dangerosité. Les italiens étaient très recherchés car ils protégeaient la population des allemands qui se livraient à des pratiques dont on ne parlait qu’à mi-voix devant moi. Ma mère avait sorti le portrait en uniforme de son père, le médecin militaire adulé et séducteur. J’ai encore dans mon mémorial personnel cette photo encadrée par le sicilien Montefiore. Les italiens étaient aussi gentils, aussi conviviaux que ceux qui nous servent au Royal aujourd’hui. Ma sœur allait à l’école des bonnes sœurs et moi-même au collège italien où j’étais en « quarta superiore » c’est à dire en huitième. Je prenais des leçons avec une adorable demoiselle, la signorina Tamaro. Mais trois jours après elle vient nous voir en pleurs. Sa mère venait inopinément de mourir. La pauvre signorina était occupée à teindre en noir vêtements, chaussures, voiles… Elle suscita dans la colonie italienne une immense compassion dont je me souviens encore.
Le collège italien était superbe, tout en marbre et en bois patiné, les livres édité par Mussoloini « Italiani all’estero » , Italien à l’étranger, étaient somptueux, édités sur beau papier glacé, mais un peu partout la photo du duce, mâchoire conquérante. Le compagnon de ces manuels, étaient un recueil de nouvelles célébrant l’héroïsme et l’abnégation : cuore , de De Amicis. C’était le best seller absolu.
Moi, je préférai et de loin les contes de fées italiens, comme « Spera di sole » ou encore les contes de Grimm et d’Andersen, et la collection « contes et légendes » de l’éditeur Nathan qui me faisaient rêver. Ce n’est que bien plus tard que je retrouvai cette ambiance féérique dans Le Jardin des Grenades d’Oscar Wilde, en particulier « Le Pêcheur et son âme » repris dans « Le docteur Faustus » de Thomas Mann. Tout un réseau de rêves archétypiques qui s’incorpora indissociablement aux soubassement de mon esprit.
Le Capitaine Marinelli qui réquisitionnait notre appartement, était une personne délicate de sentiments, il faisait l’éloge de la cuisine familiale à laquelle il contribuait par des victuailles succulentes venues d’Italie : pains de sucre enveloppés de papier violet, et des panettoni. On mangeait en effet très bien : des sformati de maccheroni à l’œuf, des polpettoni, hachis de viande aromatisés et rôtis, gelati faits maisons dans la vieille glacière. On avait la paix, car mon père n’osait plus hurler, et était malgré tout impressionné par les compliments du Capitaine. Par la suite Marinelli devint notre plus cher ami et nous acceptâmes son hospitalité à Todi, en Ombrie.
Une ombre plana sur nous lorsque nous apprîmes la mort de l’aide de camp Pavia, un attachant jeune homme, tout dévoué à son capitaine et d’une rare modestie. Le capitaine fut longtemps déprimé par ce deuil.
Ce fut je crois vers cette époque (ou avant ?) qu’eut lieu le mariage de Paul Bessis, le neveu de ma mère, et de mon amour d’enfance Marcella Morpurgo. Les Morpurgo étaient une des plus grandes familles patriciennes d’avant l’occupation par la France. Marcella était mon idéal de femme : elle ressemblait à un Botticelli, en particulier à Venus sortant des flots. Mais les pommettes hautes, les yeux d’un vert émeraude transparent, lui conférait un je ne sais quoi de slave. Le couple fut bien assorti et il survit encore aujourd’hui dans la banlieue parisienne. La réception nuptiale se tint à la propriété des Morpurgo, une colline nommée Dar Naouar, située par rapport au chemin de fer de l’autre côté de Sidi Bou Saïd. La résidence d’été fut à la libération, losque tous les italiens furent chassés de Tunis, un hôtel pension de famille.
LES ALLEMANDS
On n’en parlait pas devant moi, si ce n’est à voix basse, comme un sujet honteux. En fait les italiens crevaient de trouille devant eux. Ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Il faut vous dire que la culture italienne est totalement incompatible avec la pensée germanique. Autant les italiens sont flexibles, polychrones, « alla buona » (conviviaux), humains, arrangeants, prêts à tous les compromis y compris malhonnêtes, sceptiques à l’égard de tout pouvoir, adorant les enfants, autant les allemands sont rigides, monochrones, guindés, inhumains à force de discipline(befehl ist befehl), ne tolérant pas les exceptions, respectueux du pouvoir et de la règle sans même réfléchir, agissant par réflexe, et aussi insensibles à la vulnérabilité d’un enfant autres que les leurs. Fanatisés ils sont capables des pires monstruosités sans l’ombre d’un remords, comme si les codes moraux ne sont pas inscrits dans leurs gènes, mais injectés de l’extérieur.
Nous disions les boches, les italiens disent « tedescacci ». Ce qui aggrave la détestation des italiens est la traditionnelle haine à l’égard des autrichiens. Dire « gli austriaci » les autrichiens, entraine toujours des connotations négatives pour l’imaginaire populaire de ce pays. En France au contraire, il se trouve toujours des gens pour respecter la force allemande et sa discipline, tout en s’opposant à elle. Alors qu’on se moque des « maccheroni », marque de mépris envers les italiens, on prend au sérieux les boches.
Voici donc le contexte dans lequel était plongée la colonie italienne de Tunis, originaire de Libourne (Livorne) ou de Gènes, et solidaire de l’occupant italien, tous philosémites par réaction.
De mon balcon il m’arrivait de voir et surtout d’entendre des compagnies défiler au pas de l’oie et chantant de beaux chants harmonieux. C’était les allemands et c’était tout juste si on ne se signait pas en les entendant.
L'EXPULSION BRUTALE DES "MACARONIS"
Ce n’est qu’à la libération que je pris conscience des atrocités nazies et ce choc mit brutalement fin à cet état que j’ai appelé les temps d’innocence. Je découvris alors ce dont l’homme est capable. Les français sitôt entrés à Tunis, désarmèrent les allemands qui se rendirent sans combattre et furent parqués dans des camps de prisonnier. Mais ils spolièrent tous les italiens et les chassèrent de Tunis, sans égard pour les drames qu’ils causaient, séparant les familles dont une partie était de nationalité italienne (comme ma mère) une autre tunisienne. Impitoyables devant les pleurs et le désespoir de ceux qui les avaient protégés pendant la guerre, ils riaient en disant « dehors les macaronis ! ». J’étais outré et je commençai à prendre les français en grippe. L’horreur était sous mes yeux. Par la suite le destin se chargea de les punir comme il se doit. Les italiens furent accueillis à bras ouvert dans leur pays d’origine et presque tous firent fortune. Lorsque ce fut le tour des Français établis en Tunisie d’être chassés, trahis par les Français de métropole, il furent honteusement traités, parqués dans des camps comme des pestiférés ou au mieux parvinrent à passer les mailles et se faire une situation sous la peu flatteuse dénomination de « pieds noirs ».
LE CENTRE DE DOCUMENTATION
Les troupes de libération édifièrent des baraques dénommées « Centre de documentation ». Cela tenait du musée et des cartes, des documents photographiques, des vitrines exposaient les preuves de la barbarie nazie. J’eus un double choc : tout d’abord en voyant les photos et les débris de squelette provenant des camps de concentration. Puis, en admirant la disposition des cartes et des vitrines. La paroi de verre transparente qui séparait le visiteur de l’objet introduisait une distanciation qui transformait un banal tesson en une sorte de reliques. Ce fut le point de départ de cette vocation à créer des musées et non de simples collections, qui perdure encore aujourd’hui.
Il y eut un choc beaucoup plus profond que j’ai sans doute déjà évoqué dans un précédent billet. Pour le comprendre je dois parler de mes rapports avec le corps humain.
DE LA BEAUTÉ
Pour autant que je me souvienne, j’ai dévoré des quantités d’albums de contes de fées italiens. Ces albums étaient abondamment illustrés et on devait y voir des princesses belles comme le jour, des princes et des héros au physique parfait. Puis je contemplais souvent les dessins à la pointe indélébile violette, copies des statues grecques du Vatican, réalisées avec un talent admirable par mon père. Jamais je ne pus m’approcher de son coup de crayon. Il était fier de son crayon indélébile car ainsi, disait-il , on ne pouvait faire de repentirs (un peu comme le tracé d’un pinceau sur un rouleau chinois). C’est ainsi que j’avais sous les yeux des modèles superbes du corps humain, des visages les plus réguliers, bien mieux que ce que m’offrait l’iconographie des grands maîtres, à l’exception de Michel Ange (le David) ou de Botticelli (Le Printemps).
Or que voyais-je autour de moi ? Des corps trapus, vulgaires, huileux, des visages grossiers du côté tunisien, élégants et quelconques, dépourvus de sensualité et de beauté, du côté livournais et italien. Une exception : ma cousine Marcella, vivante réplique de la Venus de Botticelli qui faisait battre mon cœur et béer mes yeux d’admiration. Ajoutez à cela une ignorance totale des questions sexuelles, dont j’ai déjà parlé et qui ne me préoccupaient nullement.
LE JEUNE ALLEMAND
Et voici qu’un jour en allant voir ma Grand’mère en passant Avenue Gambetta qui longe le lac mort, je passai devant des barbelés et des baraquements. C’était le camp des détenus allemands. Et je vis un jeune homme d’une vingtaine d’année, très blond et splendide. Je le considérai avec émerveillement et il me sourit, un merveilleux sourire, naïf et chaleureux. Je pris l’habitude de m’arrêter tous les jours devant les barbelés et il était là à me sourire avec plaisir et affection. Dans cette communication informelle, passaient des ondes de compréhension, de complicité poignante et profonde qui me bouleversaient.
Je me demandai alors avec angoisse, comment un monstre (puisque c’était un soldat allemand) pouvait m’attirer à ce point et être aussi beau, aussi séduisant, aussi attentif au garçon de treize ans chétif et timide que j’étais, un gosse auquel nul ne prêtait attention sinon ma mère pour me rappeler inlassablement que j’étais fragile et mon père, pour m’humilier et m’insulter.
Je ne le vis plus. Je ne sus jamais qui il était. Je n’en vis jamais plus d’autre qui lui ressemble, jusqu’au Livre de LH. Tous les héros de mon entretien sortent d’un même modèle et ceux qui s’incarnèrent dans ma vie, de Olaf Olafsson junior à Hellewyijn, et à Axel Poliakoff. Peut être le personnage de Siegfried qui correspondait exactement à ce modèle constitua-t-il le cordon ombilical qui me relia au Ring.
Mais cela n’effaça pas le mortel oxymoron né de la superposition entre le bel aryen et l’amoncellement de corps décharnés, entre mes sentiments de nostalgie post romantique et l’âme brisée des survivants, entre la froide analyse de Thomas Mann et le suicide de Zweig, de Primo Levi, de Koestler et de bien d’autres. Je vécus toute ma vie avec cette faille interne, et c’est alors que tout fut consommé lors de mon départ à l’âge de quatorze ans de Tunisie de lycée Carnot à Lycée Carnot.
LE LYCEE CARNOT
Dès la libération, je fus placé dans le lycée français qui, avec l’alliance israélite était le seul établissement d’enseignement de Tunis. Je fréquentai quelques semaines l’alliance israélite que je pris aussitôt en horreur, car de même que les chiens ne font pas des chats, les gras commerçants huileux et pansus de la colonie juive tunisienne, donnèrent de petits gosses mal élevés, bruyants et aussi laids qu’on peut l’être à l’âge ingrat. On enseignait surtout la comptabilité, comment remplir un bordereau d’expédition ou des rudiments de pratique commerciale. Je m’enfuis et mes parents me placèrent au lycée français, le Lycée Carnot, réservé aux enfants des fonctionnaires français détachée à Tunis.
J’adorais ce lycée. Il était bien propre, et urbain, les élèves disciplinés et polis. Il avait surtout un cabinet de curiosités qui derrière ses vitrines abritait des minéraux, des squelettes d’oiseaux, des bobines de Rumkhorff, des étoiles de mer, des herbiers, des éprouvettes et des cornues. J’adorais la chimie et la minéralogie et je dévorais des yeux les spécimens de feldspath, les géodes d’améthyste, les calcites transparentes qui montraient la double réflexion. Le professeur de sciences naturelles se nommait Masson et il avait deux garçons, des jumeaux je crois, pleins d’énergie et pourtant disciplinés, beaux et blonds. Je mourais d’envie de m’en faire des amis, mais eux, ils me regardaient comme si j’étais transparent. Un mélange d’indifférence et de léger mépris. Mon seul camarade Pierre Landron venait me voir chez moi pour faire du troc de monnaies anciennes. En classe il affectait de ne pas me connaître. Mais au Lycée j’étais dans mon coin et on me laissait tranquille. Mais quelques temps après se forma un petit groupe de jeunes, les derniers de la classe, qui me prirent comme souffre douleur. Tous avaient des stylos, et j’étais le seul à me trimballer avec mon porte plume et ma bouteille d’encre violette. Je rêvais d’un stylo, et j’essayai de m’en confectionner un avec un porteplume en bois muni d’un capuchon. Je fixai un tampon d’ouate contre la plume sergent major ou Baignol et Fargeon avec comme résultats d’énormes pâtés violets sur ma feuille de papier quadrillé. Je n’étais pas Waterman !
THE PAINTED BIRD
On se souvient du terrible réquisitoire de Jerzy Kosinzki contre ceux qui de déchaînent contre ceux qui ne correspondent pas aux normes de la communauté. (L'oiseau peint, lâché dans une volière d'oiseaux non peints et déchiqueté par eux). J'étais évidemment un oiseau peint par mon langage très pur du XIXème siècle, ma passion pour la lexture et le dédain des jeux de ceux que je considérais comme des voyous.
Un jour un de ces chenapans pour rigoler me lança ma bouteille d’encre ouverte sur mon manteau le maculant de grosses taches violettes. Le dit manteau avait été taillé dans une grossière couverture militaire provenant des surplus que négociait mon père. Je le trainais depuis des années et il était encore trop grand pour ma petite taille. Je rentrai en pleurant et racontai ce qu’on m’avait fait. Mon père entra dans une colère folle, m’accusa de mensonge et me dit qu’en guise de punition je resterai avec ce manteau taché. Le lendemain je dus subir la risée de tous mes camarades, et je me promis de ne plus remettre les pieds dans ce lieu qui m’était devenu odieux. Je décidai de simuler une crise de rhumatismes aigus aux chevilles et regagnai la rue de Strasbourg en boitant. Lorsque ma mère me vit dans cet état elle s’affola. Elle examina mes chevilles. Elles étaient énormes et enflées. J’avais quarante de fièvre et le médecin, le docteur Hayat, qui avait succédé à l’excellent docteur Constantino, expulsé en tant qu’italien, diagnostica une poussée violente de rhumatismes aigus et prescrit un traitement de choc à base de salicylate de sodium qui acheva de me détraquer le tube digestif. Je ne revins jamais au Lycée Carnot et je pris des leçons particulières de littérature avec un étudiant épris de Du Bellay et Ronsard. Il m’apprit en profondeur Rodogune, qu’il présentait comme le plus impressionnant des polars.
J’étais traumatisé. Je rêvais de posséder dans mes yeux le regard mortel du basilic afin de tuer mes tortionnaires. Plein de haine rentrée, je perdis ainsi mon état d’innocence. Ma physionomie jadis douce, gentille et timide, devint tendue, sévère et intimidante.
Collectionner (suite)
Je me suis passionné pour un grand nombre de collections dès l’âge de dix ans et cela me donne une certaine légitimité pour en parler.
NOTE : Cette liste ne se lit pas du début à la fin. Intéressez-vous simplement à ce qui vous attire. Aucune collection n'est comparable et chaque domaine a sa logique.
LES TIMBRES
Je commençai par la philatélie reine des collections. Ceux qui étaient en quête d’un alibi culturel pour leur hobby, proclamaient que les timbres concourent à vous apprendre la géographie comme la numismatique enseigne l’histoire. C’est fort possible car à cette époque les timbres servaient à acheminer les paquets et les missives des quatre coins du monde. Mais le charme des timbres, est qu’ils ne possèdent pas le moindre intérêt esthétique et qu’ils se prêtent bien, sous une forme réduite, à la constitution de séries facilement catalogables. Autre intérêt : une bonne répartition de la rareté, donc toute une échelle de prix à la portée du débutant comme accessible aux seuls milliardaires. Je me souviens de je ne sais quelle variante « chiffre maigre » d’un spécimen très courant chiffre gras. Trouver un chiffre maigre c’était gagner au loto. Autre timbre fascinant : celui, triangulaire, du Cap de Bonne Espérance.
On me fit cadeau alors que j’étais trop jeune, (huit ans peut-être) d’un gros album défraichi et en ruines. Il contenait des séries de vignettes de timbres, dont certaines étaient recouvertes par le timbre correspondant. Je terminai de le mettre en pièces et il finit dans la poubelle.
LES MONNAIES
J’étais beaucoup plus attiré par la numismatique. Le point de départ fut une grosse monnaie de bronze frappée d’une tête de cheval en haut relief. Elle provenait des fouilles des environs de Carthage. Suivirent d’autres grumeaux incrustés de concrétions vertes qui méritaient à peine le nom de monnaies mais qui pour moi étaient chargées du mystère de l’extrême passé. Je les troquais contre d’autres aussi laides, avec Pierre Landron. Mais j’avais aussi reçu en don d’un oncle, des pièces anglaises du temps de Georges V et de la Reine Victoria. Il y avait des pièces de 1 farthing, et d’autres, en cuivre, de valeur supérieure, mais rien en argent. J’étais très attiré aussi par une broche (ou un collier ?) de ma mère composé d’une monnaie grecque figurant Athéna en très haut relief mais elle était perforée, ce qui ôtait tout son charme.
L’apogée de ma collection de monnaies fut un coffret en acajou composé de quatre tiroirs emboîtés, le dernier étant surmonté d’une vitrine. Je crois que ce fut un cadeau de l’oncle Victor<… Mes trésors furent enfermés dans ce coffret, qui pendant le déménagement de Tunis à Paris fut irrémédiablement perdu, sans que mon père ne songe à me dédommager. Par la suite, j’essayai de me constituer un ensemble complet des monnaies fleurs de coin émises par la Monnaie de Paris. Il fut volé par la fille de mon maître d’Hôtel, qui la convertit en bonbons. Le dernier avatar de la collection de monnaies fut celle entreprise pour Misha (Socrate Papadopoulos) et qui après un départ fulgurant dût s’arrêter net sur l’avis d’experts bibliophiles consultés par mon mécène.
LES MINERAUX
Je ne sais d’où vint ma passion pour les minéraux (point les roches qui sont des agglomérats de minéraux) surtout s’ils étaient cristallisés. Mais elle prit forme lorsqu’on me donna la version italienne en deux tomes de l’excellent livre de Reinhardt Braun, Le Règne Minéral. Le volume 2 était un recueil de planches admirablement lithographiées montrant des exemplaires provenant des cabinets allemands de minéralogie : Giessen, Weimar, Freyburg in Breslau, Stuttgart, Idar und Oberstein , etc… Ces cristaux je les connaissais par cœur, je les aurais reconnus entre tous, ils avaient une physionomie propre.
Je pris l’habitude de marcher le nez pointé au sol dans l’espoir de trouver quelque cristal. En fait je ne récoltais que des infiltrations arborescentes de manganèse noir sur la superficie terreuse du calcaire de la région tunisienne. Ce ne fut qu’en me promenant à Courmayeur, tout de suite après la guerre, que je ramassai quelques petits cristaux de quartz.
J’avais bouquiné une revue destinée aux collectionneurs américains de minéraux. On y parlait d’amateurs passionnés qui avaient trouvé – dans l’Arkansas, je crois - des géodes de Grenat (cela n’existe pas à ma connaissance, on voulait dire d’améthyste) des gypses en fer de lance, des touffes de tourmaline multicolores comme des fleurs, des calcites transparentes montrant la biréfraction. J’en bavais. On décrivait aussi les accessoires du parfait collectionneur au premier rang duquel trônait l’émetteur de rayons ultraviolets. Que n’aurais-je pas donné pour avoir un pareil engin, capable de dispenser de la « lumière noire » !
Par la suite, à Paris, je fus un familier de Deyrolle, rue du Bac, et du musée de minéralogie au jardin des plantes. J’ai raconté ailleurs comment grâce à de généreux mécènes je pus me constituer une merveilleuse petite collection aux provenances illustres attestées par de vénérables étiquettes. Celles-ci étaient du même modèle que celles du musée : écrites en une belle ronde. Chaque échantillon était conservé dans un petit bac de carton bleu verni. Dans le livre de Braun, entre autres conseils on montrer comment confectionner ces cuvettes de carton avec force détails ou encore comment épousseter et conserver les pièces rares.
Ce qui me fascinait le plus étaient les pièces sardes de Monteponi : anglésite, dont j’avais un merveilleux échantillon, phosgénite, pyrargirite et surtout proustite. La proustite, très chère était un sel d’argent se présentant comme un cristal à l’éclat métallique prononcé, un vrai miroir, mais vue en transparence elle était d’un magnifique rubis foncé, comme du vin de Bourgogne. Malheureusement elle se détériorait vite à la lumière et s’obscurcissait. J’avais aussi une topaze de l’Oural identique –sinon la même – de celle de la reine Olga, figurant sur les planches de Braun, un magnifique spécimen d’or natif cristallisé en petits cubes brillants, un cristal de grenat parfait, une exceptionnelle tridymite , silice cristallisée selon le système quadratique (et non hexagonal comme le quartz), et même un petit octaèdre de diamant, jaunâtre mais si brillant et si parfait de forme.
Plus tard je fus introduit dans le milieu des minéralogistes de Saclay : Charvet, Guillemin. Ils se prirent de sympathie pour le passionné que j’étais et m’offrirent les plus splendides minéraux d’uranium du monde : l’autunite, la renardite, la chalcopyrite, … des cristaux fluorescent de la plus belle couleur jaune-vert. Ils se trouvaient dans le chiffonnier de ma chambre du Grand Hôtel, 2, rue Scribe à Paris. Je n’appris que des années après que je courais un risque sérieux car ces minéraux aux diaprures d’ailes de papillon dégageaient du radon et d’autres gaz radioactifs.
LES PARTITIONS MUSICALES
Je ne sais trop comment je vins à me constituer cette collection… Ah ! J’y suis. Vous savez que la Sonate Op. 106, dite Hammerklavier, est la plus complexe de toutes et une des œuvres le plus difficiles de piano. Je jouais par cœur toutes les sonates, mais jamais je n’osai aborder le monstre, me contentant de le lire, ce qui n’est quand même pas pareil. Je n’avais pas la moindre idée de comment il sonnait jusqu’à ce que j’entende, en disques 78 tours l’interprétation de Louis Kentner. Mais je n’y entendais que du bruit, au fond je partageais le point de vue de Guy Sacre, que j’ai tellement critiqué dans ce blog.
En me promenant un jour près de la place de la Madeleine, rue Chauveau Lagarde je crois, je pénétrai dans un magasin de partitions d’occasion ou ancienne et je la vis. Une partition de petites dimensions, verticale, où était notée Beethoven, Sonate Hammerklavier. Le papier était ancien comme l’impression mais en excellent état. Le libraire m’apprit qu’il s’agissait de l’édition originale de cette sonate monumentale, d’autant plus précieuse que le manuscrit s’était perdu. Je la trouvais néanmoins trop chère, bien que d’un prix abordable, mais j’avais d’autres préoccupations en tête.
Bien plus tard je commençai, sous la férule de Madame Lapp, mon professeur, à affronter sérieusement le monstre. Les détails commençaient à apparaître comme si une brume se dissiper, des mélodies d’une extrême délicatesse surgirent come des fantômes. Je dus me battre avec les codas du 1er et du 2ème mouvement qui exigeaient de grandes mains alors que les miennes étaient petites. Arrivé au fameux adagio, qu’on a surnommé « élégie sur les malheurs du monde » je sentais l’émotion me saisir, des chants splendides et désolés, un air de valse se dissolvant dans une crise de pleurs torrentiels et suffocants, des silences et des abîmes soudains comme si l’esprit avait cessé de fonctionné et tombait dans une torpeur énigmatique, et surtout cette coda. Le thème principal qui revient squelettique, à la basse comme une réminiscence de l’adagio de la « clair de lune » et les cloches. Les cloches. Couvrant toute l’étendue du clavier elles résonnaient énigmatiquement pour se dissoudre dans le vide.
Et aussitôt, les voici à nouveau qui reviennent menaçantes. L’atmosphère a changé comme si on était passés de l’autre côté du miroir. Un courant d’air froid. Un paysage désertique. Et, interrompus par les cloches des fragments de Jean Sebastien Bach, de plus en plus rapides. Les cloches reprennent leur battement sur un rythme de jazz dément et voici le serpent qui se montre : avant la tête, puis une spire, puis l’autre, et tout le corps se déroule démoniaque, mauvais, jusqu’à la queue. Tout ceci entrecoupé de rires déments jusqu’à la fin de la première partie de la fugue. Et puis voici : une fugue calme, condescendante, froide, détachée, dans le plus pur style de J.S.Bach apparaît comme une vision céleste, reflétée dans un miroir de glace. Thomas Mann dans le docteur Faustus d’où j’emprunte cette vision d’un paradis lointain nous décrit soudain un tableau horrifiant. Des narines, des yeux, des oreilles des anges dégoulinent des suintements ignobles, des vers immonde et nous voici à nouveau dans le manège infernal : serpents désarticulés, entrelacés, remuant en tous sens et pour finir, après un tremblement qui agite tout le clavier, des rires affreux, déments, le rire originel proche du hurlement. Cette description correspond tout à fait à l’idée que je me faisais de cette immense sonate. Par la suite, en travaillant sur l’édition de Schnabel, je compris que cette musique était encore plus perverse, plus tordue, que ce que j’imaginai.
Tout ceci est pour vous expliquer que je me précipitai rue Chauveau Lagarde pour essayer de retrouver la partition originale de ce qui m’apparaissait à présent un tour de force hors de toute mesure, comparable à la Divine Comédie ou à la Chapelle Sixtine. Mais le libraire avait disparu et je m’en voulus à mort d’avoir laissé passer un tel document.
C’est alors que se présente un certain Hermann Baron, un libraire londonien spécialisé dans les éditions musicales anciennes. Il éditait tous les mois un catalogue et me procura l’édition allemande de la Hammerklavier Op.106. Ce n’était pas du tout celle que j’avais vue rue Chauveau Lagarde qui ne devait être qu’une banale édition postérieure. J’appris ainsi que trois éditions de l’Op106 apparurent simultanément : celle de Londres revue par Ferdinand Ries, celle de Paris, et celle de Vienne, toutes chez Artaria. Beethoven avait fait réimprimer tout l’ensemble pour ajouter deux notes dès le début de l’adagio. On crut qu’il était devenu fou, mais il s’avéra qu’il avait raison : ces deux simples notes à l’unisson, un la et un do dièse, furent sans doute les plus lourdes de signification qu’on aie jamais composé. Mais je découvris que Baron avait d’autres œuvres en édition originale de première importance : le Messie de Haendel, Don Juan de Mozart et surtout beaucoup de Schumann et de Brahms. Les prix étaient plus que modiques et il prit l’habitude de venir me voir au Rond Point des Champs Elysées avec un grand sac de toile où il avait emballé les ouvrages commandés par catalogue et renfermés dans des emboîtages de toile vert anglais au dos en chagrin marron, le livrée qui marquaient ma bibliothèque.
Tous avaient entendu parler de Hans Schneider à Tutzing, qui éditait de somptueux catalogues, qui étaient autant d’évènements dans le cercle restreint de la bibliophilie musicale. Résidant près de Munich, très lié aux musiciens de l’opéra et aux bibliothécaires, c’était un spécialiste de Richard Strauss et de Wagner, mais les meilleures éditions musicales se trouvaient dans ses catalogues, très chères mais un cran au dessus de celles de Baron. Je découvris ainsi que ce dernier m’avait fourgué un Messie en édition postérieure, et vendu des pièces somme toute assez banales. Schneider éditait des catalogues raisonnés, notamment pour Wagner, qui faisaient autorité. En dépit du pris élevé, je sautai le pas en 1976 lors du centenaire du Ring à Bayreuth et je ne le regrettai jamais. Grâce à lui et des occasions exceptionnelles comme la vente Burrel et la vente Chancellor, je constituai les plus grandes archives wagnériennes du monde après Bayreuth. Les circonstances valent la peine d’être racontées.
LA COLLECTION BURRELL
Mary Burrell était une fanatique wagnérienne qui avait bien connu la famille et voué une haine tenace à Cosima. Elle n’appréciait pas les manœuvres de cette dernière pour falsifier l’image de son époux, ni la manière autoritaire avec laquelle elle imposait à son entourage sa volonté en la faisant passer pour celle de Wagner. A Bayreuth, elle s’opposa à toute innovation au nom d’une fidélité scrupuleuse à ce qu’elle croyait être immuable : les représentations de 1876, au sujet desquelles le compositeur excédé laissa échapper « après l’orchestre invisible j’aurais aimé créer le théâtre invisible ». Mary Burrel commença à rassembler tous les documents qui pouvaient jeter une lumière décapante sur la réalité de la vie du compositeur.
Parmi les pièces à conviction, on trouve la lettre que Mathilde Wesendonck fit adresser en grand secret à l’aube au compositeur qui habitait avec Minna sa femme dans l’annexe modeste mis à disposition par le mari Otto Wesendonck, un riche marchand de soieries, fier d’abriter sous son toit Wagner et heureux de fournir une occupation à sa bas-bleu de femme qui se piquait de poésie et entretenait des rapports faussement passionés avec le compositeur-courtisan. Minna était affreusement jalouse et intercepta une des lettres secrètes censées constituer une preuve de l’infidélité de son mari et de Mathilde. Elle fit un tel scandale que Otto dut mettre à la porte les Wagner. Et voici notre compositeur devenu à nouveau un chien errant. Il se sépara de Minna qui était cardiaque et se retrouva à Venise, au palais Vendramin pour terminer Tristan et Isolde. Il oublia totalement Mathilde et lorsque plus tard, le couple vint le voir à Bayreuth, alors en pleine gloire, il les accueillit fraichement.
On imagine l’intérêt de posséder une telle lettre ! Lorsqu’on put alors la lire on se trouva en présence d’un galimatias philosophique imbuvable, rien qui puisse laisser penser à une liaison extra-conjugale. Tout ce bruit pour rien ! Je regrettai quand même de ne pas avoir acquis cette lettre mythique.
Wagner avait rédigé sa vie, livre tiré à un petit nombre d’exemplaires et destiné à ses fidèles. Il avait formellement interdit aux imprimeurs d’en garder une copie. Comme il eut des doutes sur Bonfantini, qui avait produit les trois premiers tomes, il confia le quatrième à un imprimeur de Zürich.
Les pages de frontispice étaient ornées d’un blason représentant un vautour (Geyer) et une charrue (Wagner) ce qui laissait supposer que Geyer était son vrai père.
Les volumes Bonfantini furent mis en vente. Ils étaient une preuve des manipulations de Cosima. En effet l’édition publique de « Ma Vie » fut publiée sous la supervision de l’épouse légitime et nul ne savait s’il y avait eu un caviardage. Les trois volumes Bonfantini étaient en fait conformes à l’édition officielle.
Mais je pus me procurer à la vente Chancellor, les quatre volumes, et ceux-là même que Cosima envoya à l’imprimeur. Et là une surprise nous attendait. Si les trois premiers voumes étaient conformes, le quatrième, dont Cosima pensait à raison qu’il ne restait que celui-ci, était empli de marques de caviardages à l’encre noire grasse. Le but était d’effacer tout ce qui pouvait sembler inconvenant (d’après les critères de Cosima) et contredire la glose officielle. Wagner en fait n’était nullement antisémite et craignait par dessus tout l’effet que ses libelles vindicatifs ne soient exploités par des antisémites violents et fanatiques. Il était assez tolérant envers l’homosexualité, et pour cause, et modéré dans ses opinions religieuses avec une forte propension pour le bouddhisme.
Je manquais aussi dans la vente Burell le premier portrait connu de Wagner jeune, tracé sur papier noir découpé en silhouette. Je le regrettais. Mais j’eus un autre document de premier ordre : les lettres que Wagner envoya à l’intendant du théâtre de Weimar pour lui annoncer qu’il ne pourrait lui livrer « Siegfried’s Tod » l’ancêtre du Ring, mais qu’il le ferait précéder par quelque chose de joyeux, de plus facile à exécuter : « Der Junge Siegfried ». Cette lettre développait ses arguments. Elle fit le pendant du plus important de tous mes biens culturels : le manuscrit dit de Paris du 15 Août 1850.
Depuis la création de Lohengrin, Wagner s’était attaché à bâtir son chef d’œuvre. Il avait énoncé dans plusieurs publications le programme (au sens informatique du terme) qui devait organiser d’une manière inédite Siegfried’s Tod. En 1850 il fit venir un grand Pleyel, de France, et commença à esquisser le début de la première scène au crayon. (Manuscrit de Washington) et le lendemain il le mit au propre à l’encre en y ajoutant une scène supplémentaire. (Manuscrit de Paris). Mais il ne put aller plus loin car il était « sec ». Aucune musique ne surgissait de son cerveau paralysé par les algorithmes qui l’envahissaient. En 1952, rien ne sortait toujours, il pensait être devenu stérile.
Auparavant il comprit que la matière trop riche ne pouvait tenir en un seul, ni deux opéras. Il écrivit donc à rebours quatre drames musicaux. La mort de Siefried, devenu Crépuscule des Dieux, précédé par Le jeune Siegfried, puis remontant aux parents du héros La Walkyrie et enfin un prologue relatant la création du monde : le rapt de l’Or du Rhin.
Faisait partie de la Vente Burrell, si je ne me trompe, le manuscrit de « la Mort de Siegfried » Je comptais aller jusqu’à 1 million de francs pour l’obtenir et je chargeai mon marchand de me représenter chez Sotheby’s.
- Cela m’est impossible, me dit le célèbre expert, car je représente la Pierpont Morgan Library et il y a conflit d’intérêts. Mais consolez-vous, mon client compte aller jusqu’à 3.500.000 francs pour ce manuscrit. J’abandonnai donc cette pièce important. A ma grand’rage car le manuscrit se vendit en définitive 600.000 francs. Albi en annonçant un chiffre aussi élevé, avait dégoûté les acheteurs.
Lorsque l’occasion se présenta de la vente chez Sotheby’s, du manuscrit de Paris, je fis courir le bruit que je n’irais pas au dessus d’un plafond de 25.000 francs. La Deutsche Bank qui sponsorisait Bayreuth misa sur un chiffre maximum à celui que la Banque avait réservé, soit le double de l’effort consenti par moi. Au moment venu je l’emportai à la surprise générale pour 40.000 francs, une somme importante pour moi, une paille pour la Deutsche Bank.
Pierre Boulez, Emmanuel Leroy Ladurie et bien d’autres personnalités vinrent à mon Centre des Capucins pour examiner ce document. Il en sortit qu’en 1850, rien n’était ressemblant sur le texte du Ring. Tout au plus c’était du remplissage informe, si on excepte le thème des Walkyries.
LES TABLEAUX
Le point de départ fut sans conteste l’influence de Samy Tarica, dont le fils, Alain fut le marchand de Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, et dans une moindre mesure André Nakov spécialiste d’Art d’avant-garde russe. Auparavant je me laissai initier par Pierre et Marianne Nahon, par André Naggar qui m’apprirent la différence entre de grands artistes comme Hartung, Tàpies ou Viera da Silva et des artistes surfaits. C’est néanmoins Tarica qui non sans un certain fanatisme me fit gravir un niveau supérieur. Fanatisme parce qu’il me convainquit de vendre un magnifique Tàpies de 1950 que je regrette encore aujourd’hui. Mais grâce à lui j’acquis de véritables chefs d’œuvre en faisant l’impasse sur la dimension. Les Poliakof et Tàpies étaient des 100 à 120 figure et je rêvais d’avoir chez moi des tableaux aussi grands que possible. Mais en passant de Hartung à Kandinsky il a fallu lâcher sur quelque chose. Ce fut la dimension. Les œuvres acquises ne dépassaient pas 40 cm mais leur qualité et leur importance historique commandaient le respect. J’avais deux tableaux géniaux de Schwitters, l’un de 1918 (le premier connu) d’une grande complexité, nommé Merzbild Rossfett, l’autre célèbre et reproduit dans tous les ouvrages : Merzbild mit Kerze , de 1925, rappelait Mondrian. J’avais aussi un des plus petits assemblages d’une notoriété remarquable nommé le N°9 et qui servit à réaliser l’affiche de mon musée. Mais, et de loin, l’œuvre dont j’étais le plus fier était un Klee de 1914 : Rythmus der Baume, rythme des arbres. Ce fut le premier sur gaze et mixed media et sa provenance était illustre. Ce petit tableau contenait en germe tous les développements à venir.
Toutes ces œuvres prirent place au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, dans quatre salles peintes en noir et intitulées Centre Bruno Lussato d’initiation à l’Art moderne. La Marlborough Gallery , représentant officiel de l’artiste avait prêté une œuvre majeure de Schwitters, un grand assemblage de 1919, et je cédai au musée deux œuvres essentielles : la maquette originale de La prose du Transsiberien de Blaise Cendrars illustré par Sonia Delaunay, et Le Portrait de Tristan Tsara par Hans Arp, que j’avais négocié à Locarno avec Mme Arp. Il faut y ajouter d’autres œuvres très rares et majeures comme le premier rouleau cinétique de Hans Richter, qui habitait aussi Locarno et était avec sa chère femme, un véritable ami. Mon fils Pierre était né, car Hans lui donna un petit tableau.
Dans les salles du musée se trouvaient un exemplaire rare et enrichi de »La boîte en valise » de Duchamp, et beaucoup d’œuvres de l’avant garde russe : Malevich, Steinberg, Popova et trois admirables Rodchenko qui étaient dans une fondation que je contrôlais.
Deux plaquettes pédagogiques furent éditées qui rencontrèrent un vif succès, l’une consacrée au Klee, l’autre aux trois Schwitters.
Cette collection n’eut pas de chance. M.Lapeyre refusa de faire campagne pour le grand Schwitters mis en vente par la Malborough Company. Il préférait un Hodler de plus à un ensemble déjà important. Indigné, je mis fin à notre collaboration.
Par dessus le marché des rumeurs couraient sur l’authenticité de Merzbild Rossfett et des Rodchenko. Ernst Schwitters, son fils réagit avec violence : ce tableau avait toujours été pendu dans la salle à manger familiale, avant de gagner le premier Merzbau. Nakov n’eut pas la même chance avec les héritiers de Rodchenko qui avaient décidé de ne pas reconnaître ces œuvres.
Le coup de grâce fut asséné par le fisc français qui me réclamait des sommes que je ne devais pas sous des prétextes absurdes. (délit d’intention). Je fus très mal défendu et je dus vendre tous mes tableaux pour payer cette énorme amende. Je ne me remis jamais de la perte du Klee que j’avais tant étudié.
LES LIVRES D’ART
Entre les années 20 et 40, la France devint la patrie des livres d’arts que Grolier n’eût pas renié. Généralement édités à l’intention de médecins bibliophiles, ils associaient un grand poète (Apollinaire, René Char, Virgile, Verlaine), un grand illustrateur (Picasso, Braque, Dufy, Léger, Derain, Matisse) et un grand relieur ( Pierre Legrain, Creuzevault, Paul Bonnet, Rose Adler) voire un grand imprimeur (Illiazd) sur du papier de Montval, du BFK Rives, du Japon nacré ou impérial, du papier de Chine. La tradition continua après la guerre, et les deux spécialistes étaient la Galerie Nicaise, Place St. Germain des prés ; Blaizot, Lardanchet. J’eus le coup de foudre pour cette forme d’art qui n’était ni de la bibliophilie, ni de la peinture, et j’achetai une Théogonie d’Hésiode qui me fut dédicacée par Braque alors bien malade, et que je fis relier avec des planches d’essai, par Paul Bonet. Le livre qui en sortit était très beau bien qu’un peu trop coloré. Mais je ne pus continuer. C’était trop cher. Je mourais de convoitise en contemplant « Lettera amorosa » de René Char, illustré par Braque et j’achetai même en feuilles « Si je mourais là bas » d’Apollinaire, mais sans les moyens de les faire relier. Bon. Ce n’était pas les chefs d’œuvre du genre comme parallèlement (Bonnet-Bonnard) , la treille muscate (Dunoyer de Segonzac – Creuzevault) la tauromachie (Picasso – Mercier), Lettres à une religieuse (Matisse – Rose Adler).
Cet amour contrarié pour les beaux livres d’art, aux pages montées sur onglets, dorées sur témoins, enrichies de suites sur chine, sur japon nacré ou sur vélin, eut une profonde influence sur tout mon développement mental et culturel. En effet, ne pouvant les acquérir, j’essayai de les imiter, aussi maladroitement qu’il est possible, mais ayant une particularité : le texte n’était pas copié, il était de moi. Je puis même dire qu’il surgissait en parfaite symbiose avec les images. C’est ainsi que « Carnaval » était composé d’un texte sur japon nacré avec ses illustrations, une suite peinte sur japon nacré avec de la tempera à l’œuf dite de Muzii, aujourd’hui introuvable, une suite sur papier de japon odomura, une autre sur japon impérial, plus des planches « refusées ». Je confectionnai ainsi dans la seule année 1962 près de quarante manuscrits à peinture singeant non pas des manuscrits médiévaux dont j’ignorais tout, mais ces livres de peintres destinés aux médecins !
Depuis un basculement s’établit à mon insu. Je connus Claude Mediavilla qui m’enseigna la calligraphie et qui fit que je remplaçai des caractères modernes bâton, tracés au rapidograph, par des lettres humanistes ou gothiques, tracées à la plume Brause, et à l’encre préparée sur mesure avec des aquarelles Winston & Newton ou Romney. Du même coup le modèle n’était plus l’édition moderne, mais un texte médiéval ou renaissant.
LES POSTES DE RADIO
Aux Mesnuls, mon premier centre culturel aux environs de Montfort l’Amaury, j’utilisais les objets comme le professeur du Lycée de Tunis : à des fins pédagogiques. Au centre les vitrines étaient très nombreuses et appelaient les objets. Lorsque j’étais gosse, je voyais les réclames sur La Science et la Vie où on vous vantait des postes à galènes, d’autres superhétérodynes hérissés de lampes. J’étais très impressionné par ces outils futuristes d’autant plu que je ne comprenais goutte au fonctionnement d’un simple poste à galène. J’essayai de me fabriquer un poste superhétérodyne de qualité en copiant ce que je voyais dans les réclames. Je pris une boite à chaussures et j’y plantai des aiguilles à tricoter, puis des lampes de verre bleu irisé sylvania qui contenaient des plaques, des grilles, des fils croisés mystérieux. Je les prélevai dans les entrailles du combiné gramophone, poste de radio, offert à mon père en 1931 à l’occasion de son mariage. Mais ça ne marchait pas ! J’abandonnai l’idée, mais je la repris lorsque j’entendis parler des ventes d’appareils historiques, à Chartres . Je pus alors reconstruire la chaine qui mène du premier poste à galène aux Grundig et des formidables Saba à télécommande, dont les aiguilles se mouvaient, et en passant devant les stations, déclenchaient un œil magique, prunelle verte fluorescente qui indiquait le niveau du signal. J’y ajoutai quelque chose de bien utile : l’air conditionné. J’enrichis la collection par des appareils de reproduction sonores. Ainsi j’exposai le premier gramophone à cylindre de marque Edison, et un autre Berliner qui pouvait lire des disques, le même appareil que l’on voit sur l’étiquette de La voix de Son Maître. Il ne manquait que le chien.
La Haute fidélité naquit avec le microsillon dont on disait que sa durée de vie était éternelle. Deux standards se disputaient la prééminence : l’un, défendu par RCA, maintenait la durée d’un 78 tours mais réduisait le format en incorporant un changeur de disques et une vitesse de 45 tours. Le format ressemblait à celui d’un DD ROM et les disques étaient de jolies galettes transparentes de couleur rubis avec un grand trou central pour le mécanisme du changeur de disques. J’achetai ainsi la Symphonie Jupiter par Toscanini en quatre 45 tours. L’autre standard lancé par Columbia, le rival mythique de RCA, préférait conserver l’encombrement des disques 78 tours (30cm) mais en ralentissant la vitesse à 33 tours minute, il permettait de multiplier par six la capacité d’un 78 tours. Cette rivalité entre petit et grand format, se retrouva encore lors des débuts de l’enregistrement visuel dans les premiers vidéodisques 30 cm et les CD Video au format imposé par Sony à Philips, M.Morita exigeant que la durée soit suffisante pour accueillir la 9ème Symphonie par son ami Karajan.
Les appareils HI FI lancés dans le commerce, étaient des machines merveilleuses d’une beauté et d’un originalité stupéfiante. Chaque marque avait son style. Les amplificateurs Marantz étaient la Rolls Royce, dorés et caractères italique, ils étaient très conservatifs et d’un aspect modeste. Ils étaient concurrencés par les formidables Mc Intosh au tableau de bord bleu luminescent et aux capots d’ampli en acier nickelé rutilant. Puis venaient Fischer, doré avec des verniers transparents éclairés par la tranche et deux hirondelles comme logos et le très spécial Herman Kardon, connu pour ses tuners (postes de radio de Hi Fi) en cuivre rose brossé et noir. En Angleterre rien de comparable sinon les Leack d’excellente qualité. Les préamplis étaient hérissés de boutons destinés à introduire des corrections, notamment pour s’adapter aux marques de disques qui avaient chacun son standard.
Les platines avaient leurs ténors. La plus appréciée était la Thorens suisse, et l’inusable Connoisseur britannique. Elles étaient équipées par toutes sortes de bras dont le SME, chef d’œuvre de poulies, pivots, poids et contrepoids était la Rolls. Les cellules se vendaient à part. Au début du microsillon elles furent produites par Webster, puis Webcor, munies de saphirs, voire de diamants. Depuis, avec l’avènement de la HiFi des cellules ultra sophistiquées conquirent des fans très excités. Il y avait les partisans de l’ortophon, d’autres de la leak solidaires de son bras comme la révolutionnaire Pickering et l’extra légère SME toute droite et à tête de fourmi. Suivirent des modèles encore plus sophistiqués dont la lecture était tangentielle, et dont j’ai un exemplaire à mon musée de l’écriture. Enfin le haut parleur ou transducteur était la pierre de touche de tout le système et de loin le plus coûteux. J.B.Lansing dominait largement avec son monumental Paragon. Mais l’Angleterre avait produit des enceintes de bois compressé conçues par Briggs et qui contenaient d’énormes Wharfedale pour les basses, et des Electrovoice pour les aiguës.
Vint alors la stéréo et ce que l’on appelait avec une nuance de respect orgueilleux dans la voix : The solid state. On désignait par là le remplacement des lampes par des transistors. En ce qui concerne les préamplis, pour les rendre stéréo ils avaient tout simplement accolé deux mono et un interface de connexion. Lorsque j’échangeai mon audioconsolette Marantz à lampes par le tout nouveau modèle à transistors les électrovoice de mes deux enceintes Briggs sautèrent, définitivement hors d’usage. Je les remplaçai par des électrostatiques, mais le son était sec, agressif, métallique, sans charme, ce que les experts louaient comme neutralité et niveau de distorsion zéro. Mais la réalité, celle que l’on entend au concert ou dans un petit ensemble de Jazz, est-elle dépourvue de distorsions ?
Plus tard, lorsque j’acquis la maison Guerlain aux Mesnuls pour en faire un Centre culturel à l’intention des dirigeants de Thomson, je me mis en quête d’instruments. Pour le piano j’achetai un demi queue de Steinway au son faible mais cristallin. Il restait à acheter l’auditorium et le piano. Ce fut à ce moment que j’entendis chez David Blecher, de Audience-Conseil, la meilleure chaine que j’aie jamais entendue : la HKD (Hartley Quad Decca) dite aussi du nom de son concepteur, la Mark Levinson.
La situation avec l’avènement des nouvelles technologies et l’irruption des audiophiles japonais et de leurs fabricants s’était beaucoup dégradée. On se battait à coups de puissance : 250, 500, 1000 watts, taux de distorsion, et je ne sais encore quelles absconses données chiffrées. Le résultat était un son sec, coupant, métallique, chantant japonais, délivré par des paravents, des conques, d’énormes ensembles de hauts parleurs nommés transducteurs, « drivés » par des amplis et des préamplis hérissés de commandes, de boutons, de clés, de cadrans, de clignotants, comme les cockpits d’un avion. L’esthétique de l’ordinateur était passée par là. Qui n’a jamais vu ces salles Control Data 6600, immenses, silencieuses, aux pupitres ornés de magnifiques boutons Honeywell multicolores et luminescents, des clignotants s’allumant de manière imprévisible et mystérieuse, les armoires rutilantes où d’une manière non moins mystérieuse pivotaient, tournaient majestueusement, de superbes bobines en aluminium brossé, immenses salles vides où passaient furtivement des infirmiers en blouse blanche et gants stériles, n’a pas compris comment ces outils ruineux ont pu séduire l’ego des dirigeants et lancé le mythe informatique. Hé bien, les appareils Hi Fi tâchaient de singer ces monstres et de flatter l’ego des propriétaires. Kubrick dans son Odyssée de l’Espace donne une idée de ce design froid et pur.
Les anglais avaient échappé à cette frénésie. Ils avait produit un ensemble modeste, à faible puissance, mais parfaitement harmonieux et équilibré : la chaine Quad, équipée d’affreux hauts parleurs électrostatiques qui ressemblaient à des radiateurs d’appoint avec leur grillage de cuivre. Mais en dépit de leur faible volume sonore, ils délivraient la musique la plus pure, la plus claire, avec cependant une faiblesse dans les basses.
La chaine HQD était littéralement monstrueuse. Elle fut créée par des amateurs de jazz, qui voulaient, quoi que soit le coût et l’apparence de l’engin, reconstituer en un parfait fac-similé le son et l’aura originelle. Le coût fut prohibitif, quant à l’apparence, elle était dissuasive : le son était délivré par six groupes des meilleurs hauts-parleurs de l’époque, tous anglais. Les basses de marque Hardley étaient les plus énormes jamais fabriquées. Lorsqu’elles étaient en action on sentait l’air chaud déplacé par leur diaphragme gigantesque. Hé oui ! On ne peut tricher. Pour un pianoforte comme pour un instrument à cordes, la taille est essentielle pour obtenir les basses les plus profondes. Les HP de basses étaient enfermés dans de gigantesques cubes de bois compressé, très lourds. Ils étaient si énormes qu’il fallut, dans un auditorium que j’ai encore, rue Guy de Maupassant, démolir pendant une heure un mur pour les faire entrer. Pas de danger qu’on les vole !
Les médiums étaient délivrés par des paires de Quad, qui ainsi doublées devenaient deux fois plus laides. Enfin les extrêmes aiguës était émises par des HP en ruban, très petits et très lourds, les Decca.
La surprise venait des préamplis. Chaque HP était servi par un énorme amplificateur monophonique qui chauffait tellement qu’au bout de quelques heures il fallait refroidir la pièce. Le régime de croisière était atteint quand les ailerons de refroidissement des amplis étaient brûlants. Les préamplis se définissaient de manière négative : pas de voyants, pas de réglages de contour, de basses, d’aiguës , deux boutons un pour le volume qu’on conservait toujours à midi, un pour sélectionner la source. Une sorte de préampli très plat et qui restait perpétuellement allumé, équilibrait la puissance entre les groupes de six ensembles monophoniques. On les réglait une fois pour toutes en fonction du local, du type de musique et di goût du propriétaire, comme on harmonise un grand piano de concert. La puissance de l’ensemble ne dépassait pas 200 watts. En fait des milliers de watts furent transformés en chaleur, pour n’utiliser qu’une petite partie de la puissance produite pour ne conserver que la pureté extrême, comme une Rolls fonctionnant en régime réduit, pépère, en dépit de sa puissance potentielle.
Quand j’entendis la HQD, je ne pus supporter les autres chaines. Le son était naturel, dense, profond, comme doté d’une chair sonore profondément musicale. Il admettait tout : les vieux disques, comme les meilleures réalisation stéréophoniques comme les premiers Decca de la Tétralogie. Mais hélas, son coût était prohibitif et sa taille aussi, et je restais avec l’envie chevillée au corps. J’allai de chaine en chaine, de l’imposante Technics à l’Ellipson française, des Charlin aux Cabasse mais rien ne valait la HQD.
Ce n’est que lorsque j’achetai les Capucins, et que je construisis un auditorium, que le pus enfin réaliser mon rêve acquérir un HQD. Mais je dus faire un compromis car il m’était impossible de loger les affreux et encombrants caissons de basse. On trouve un système : l’auditorium comportait une mezzanine équipée de 28 fauteuil de cinéma, les plus confortables de l’époque. J’utilisai l’espace entre le plafond du premier niveau et le plancher de la mezzanine comme caisson de basses. Mais la précision laissait un peu à désirer. Le résultat fut extraordinaire. Plusieurs fois on alterna sans que personne ne le sache ni n’entendit la solution de continuité, entre les variations sur un thème de Diabelli de Beethoven jouées par Georges Pludermacher lui-même et son enregistrement. Henri Dutilleux qui entendit sur la chaine sa « Nuit étoilée » m’écrivit plusieurs fois, que jamais il ne l’entendit aussi bien que dans mon auditorium, et je donnai une année, quatre séances complètes du Ring par Boulez et Chéreau, commentées par François Regnault, son dramaturge, sur grand écran (Sony tri-tube).
Lorsque l’Oréal décida de fermer les Capucins pour cause d’efficacité commerciale, la HQD me suivit à ma salle du CNAM, la plus prestigieuse de la capitale, décorée en palissandre de rio par Leleu et sponsorisée par Primagaz. Les caissons de basse y trouvèrent sa place, mais la sonorité était amortie par les épaisses moquettes. Ce n’est que lorsque je pris ma retraite que mon fils me paya un auditorium, rue Guy de Maupassant, au fond du musée du stylo et de l’écriture. C’était une véritable bulle insonorisée, suspendue, aux parois acoustiquement étanches. Aucun clou, aucune vis n’étaient permis dans cet habitacle. Les parois étaient habillées par des cloisons lumineuses et des claustras, dons de M.Ringeard de Pilot, et le sol en bois exotique. La sonorité était parfaite, car aucun compromis n’avait été consenti.
Pendant toutes ces tribulations, la HQD achetée d’occasion et datant de je ne sais combien de décennies ne tomba jamais en panne et ne demanda aucun entretien sinon le remplacement, deux fois, d’un fusible ! On peut la comparer à mon piano de concert Steinway choisi par Rubinstein voici plus de trente ans, et qui tenait l’accord d’une manière exceptionnelle. Sa sonorité ne cessa de s’améliorer. Quelle leçon !
Si je me suis tant étendu sur ce chapitre, c’est que j’avais fini par me constituer une véritable collection d’appareils producteurs de son, qui s’arrêta avec l’acquisition de la HQD. Mais je constituai aussi une collection de pianos avec l’aide de Johannes Carda, un des meilleurs restaurateurs de pianos anciens. J’était très fier notamment d’un Tomkison de 1802 qu’il avait harmonisé et sur lequel Laure Colladan, pianofortiste députée jouais souvent. Je rendis notamment visite, à Vienne, à un grand collectionneur de pianos anciens et pianiste célèbre, Badura-Skoda. Il me convainquit d’acheter un Bösendorfer impérial. Ce que je fis aussitôt. Cet immense instrument était doté d’une octave complète d’ultrabasses qui sonnaient comme des cloches. Les touches supplémentaires étaient en ébène car elles n’étaient pas destinées à être jouées, sauf exception, mais à entrer en résonance avec les autres. La fabrication d’un impérial, la sonorité de certaines pièces comme les adagios de Mozart et de Beethoven, étaient quelque chose de stupéfiant, d’inimaginable. Hélas je dus le vendre car lorsque je perdis les Capucins rachetés et vandalisés par l’Oréal, je ne pus le loger dans aucun de mes locaux. Il était encore plus encombrant que la HQD !
LES APPAREILS PHOTOGRAPHIQUES
Depuis que j’étais adolescent je fus fasciné par l’évolution des caméras et j’étais particulièrement attiré par les réflex et les appareils à posemètres incorporés. Mes préférés étaient l’appareil que Claude Ghez, un vague cousin, affectionnait plus que tout : l’Exacta. Ce merveilleux réflex permettait la prise de vie d’images en relief. Puis vint le Contarex, avec deux dos interchangeables, très complexes d’utilisation, mais qui avait un posemètre incorporé. L’optique Zeiss produisait des diapositives supérieures à ce que donne le numérique aujourd’hui, la finesse n’étant limitée que par le diamètre des grains d’argent. Lorsque je fis l’acquisition des Mesnuls, je décidai, parallèlement à la collection d’appareils de radio et de Hi Fi, de rassembler les jalons principaux des caméras et appareils capteurs d’images. Ce fut facile. C’est à Chartres que se tiennent les principales ventes aux enchères, et la documentation disponible était abondante. Je finis par constituer une collection assez complète, où le fleuron était une caméra lumière la première produite dont il existe un spécimen au Conservatoire des Arts et Métiers, et quelques autres en Allemagne et en Angleterre. Elle était enfermée dans un cube de cristal et une vitrine-colonne, bien en évidence dans le palier du premier étage. J’aimais aussi une valise complète de Hasselblad avec tous ses objectifs et ses accessoires, et une série de Leica dont un en série limitée et plaqué or et peau de lézard ! J’abandonnai la collection dès que je sus que deux autres lui étaient supérieures en France, dont celle du musée de Bièvre. Je n’acceptais pas d’être le N°3. Il en alla de même pour la collection de Hi Fi.
LES STIKS
Ce sont ces baguettes que l’on prend pour mélanger le whisky et les glaçons, ou les ingrédients des cocktails. Je raffolais moi-même des boissons au rhum blanc Baccardi, et c’était voici quarante ans. Je voyageais deux fois par an en Amérique et au Mexique et je me pris à collectionner ces sticks qui outre un souvenir des endroits où j’avais séjourné, étaient d’une variété et d’une ingéniosité décorative réjouissante. J’en rassemblai plusieurs centaines, puis j’en fis cadeau à un amateur encore plus mordu que moi.
LE PAPIER
J’ai toujours porté une affection particulière pour les papiers nobles comme le chine, le japon impérial et le japon nacré, mais aussi le BFK de Rives, l’Arches, les vergés… Ce fut Salvador Dali qui m’ouvrit des horizons. Joseph Foret, l’éditeur d’une apocalypse monumentale et ratée, avait demandé à Dali de lui confectionner la couverture. Dali se fit montrer comment on fabrique du papier à la forme, artisanal, et incorpora dans la pâte épaisse toutes sortes de petits objets shamaniques et un Christ en croix impressionnant. Je me mis alors à calligraphier des manuscrits, en particulier « journal d’automne » sur du papier de Montbas fabriqué artisanalement en Auvergne et ressemblant à de la pierre. Je me souviens aussi d’un livre d’estampages de Hajdu où on voyait des figures creuses et lisses comme du marbre sur un fond rocailleux. Encore aujourd’hui, j’ai acheté à San Remo une dizaine de feuillets d’un sublime Amalfi, le meilleur papier à la forme de ce pays.
Ce fut au Japon, patrie du papier artisanal, le Washi, que je trouvai mon bonheur. Je dévalisai les précieuses feuilles, mais ce fut le conservateur du musée du papier qui fut ému par ma passion, rare chez un occidental, qui m’initia aux variétés très nombreuses, classées par régions, par fonction et par niveau d’excellence. Le kozo mâle, le mitzumashi femelle et doux, et, synthèse des deux, le Gampi. Mais le Gampi est comme la truffe et la vigogne, hors de portée du commun des mortels : il ne pousse que là où il veut. Il est impossible de le cultiver.
Allant plus loin encore dans la générosité, le conservateur, M.Aoki je crois, lança un appel à tous les grands maîtres du washi, plus de cent, pour qu’ils m’aident à constituer ma collection dans mon centre des Mesnuls. Tous envoyèrent des échantillons de toutes leur production, en double : un pour être mis en réserve, l’autre pour être montré et touché. Le Paper muséum les collationna et me donna l’inventaire en anglais et en japonais. Certaines de ces feuilles étaient l’œuvre de trésors nationaux vivants et signées par eux. J’ai notamment une feuille gampi portant la signature à l’encre de chine du maître, qui couvrait toute la surface. Lorsque on la frappait, elle émettait des sons musicaux.
A cette magnifique collection, vint s’adjoindre le don d’un grand libraire parisien qui enrichit le musée d’un lot de papiers anciens hérités de sa famille. On trouvait là des liasses complètes de papier du XVIIIème et du début du XIXème siècle, très recherchées par des faussaires, et même, le joyau, un papier d’auvergne parmi les premiers produits, du SIVème siècle je crois.
Miro, et Zao Wou-Ki se servirent des plusieurs de ces feuilles pour de très belles encres de chine. La collection continue à s’étendre et s’adjoint de magnifiques calligraphies.
LES STYLOS
C’est un sujet qu’il me coûte d’aborder car après avoir constitué la collection la plus importante du monde, je me la fis voler au cours d’un hold up sanglant. Ce qui en resta fut dérobé par les gardiens successifs du musée. J’en parlerai dans un prochain billet. Et puis, il s’agit d’une histoire policière où tous les ingrédients figurent : le suspect N°1 qui avoue, une jeune fille de vingt ans manœuvrée par le gang des yougoslaves, le vrai criminel qui n’avoue rien et est de ce fait blanchi par le juge, des recéleurs en cheville avec la police et la justice de Hanovre, dont ils sont sans doute des indics, la police française interdite d’enquête, un mystérieux commanditaire situé en Biélorussie, et tout ceci se soldant par la naissance d’un bébé qui porte mon nom : Bruno et pour lequel je me battrai.
Cette suite de péripéties nous fait oublier la question centrale de ce billet : Qu(est-ce qu’une collection de stylos a de particulier et qu’est-ce qui m’a incité à m’y engager ?
En tant que calligraphe et intéressé par l’histoire de l’écriture, je me dis qu’il serait fort à propos de complémenter mon ensemble par des instruments d’écriture et au premier chef les premiers stylos. Mais, et vous pourrez vérifier par vous mêmes, on trouve de tous aux puces comme au Louvre des Antiquaires : des bottines, des lorgnons, des pots de chambre, des miroirs, de petits sabots, des crinolines, des éventails, des écritoires en laque – sans leur plume originale – des flacons de parfum vides, des poudriers, des verres en cristal, de minuscules services pour apéritifs, des assiettes de la révolution, des chaises et des berceaux pour bébés, des boites à fard, des chapeaux haut de forme, des bougeoirs avec leur éteignoir, des montres à gousset, des automates et des boites à musique, des sabots, des outils artisanaux, des pianos transformés en bars et des chaises percées, des moulins à café, des fers à repasser pour blanchisseuse, des pipes et des cannes de toute sorte, des masques de carnaval, des cartes postales de toutes régions, des poudriers, en un mot, tout sauf … d’anciens outils d’écriture et notamment des stylos.
En passant un jour avenue Kleber je trouvai un papetier qui me dit d’un air mystérieux qu’il détenait un lot de stylos anciens d’une valeur inestimable et qui coûtaient une fortune aux Etats-Unis. Il a avait la connaissance, tirée d’un ouvrage qu’il ne communiqua jamais. Il me montra une série de tubes noirâtres terminés par des plumes en or. Il m’expliqua que la substance noire était de l’ébonite, et les plus anciens datant de 1884, parmi les premiers Waterman. Je me précipitai dessus, puis achetai progressivement tout le lot. Un Wahl Eversharp, un Parker 51. Moi-même, je partageais la passion des stylos, pour les utiliser, avec un certain Johnny Boulakia qui émigra par la suite au Canada. Mon préféré était le Snorkel de Shaeffers un étrange stylo dont un tube d’alimentation de l’encre sortait de la plume pour pomper l’encre sans la tacher. J’aimais aussi le CF français, d’une extrême élégance. Boulakia au contraire adorait le MontBlanc 149, et le Parker 51.
Un an après, au Théâtre des Champs Elysées se tint une grande vente aux enchères sur les stylos. Je me rendis compte en les voyant, que leur qualité était infiniment supérieure à celle des Margueritat, Avenue Kleber. J’avais envie de tout acheter, mais je fis connaissance d’un courtier en stylos, le japonais Kumiasu Tatsuno. Il m’initia aux arcanes de cette collection, très populaire aux Etats Unis. Il s’avéra que les soi-disant stylos historiques vendus Avenue Kléber étaient de la banale marchandise datant du milieu des années vingt !
Je suivis systématiquement les conseils de M.Tatsuno qui est encore mon correspondant et les grands constructeurs me suivirent en créant le Conservatoire International des Marques. Un exemplaire de tous leurs modèles, des plus simples comme le bic, au plus précieux, comme le 149 en platine massif de Montblanc étaient réservés à ce département du musée, qui reçut tout ce qui existait dans le monde. L'usine Waterman à St. Herblain, d’une créativité exceptionnelle, fit mieux. Ils me donnèrent tous leurs modèles de leur collection depuis le début de la guerre, des pièces introuvables ailleurs. Parmi les plus fidèles je compterai l’admirable Del Vecchio de VISCONTI, les patrons de Montegrappa, Madame Raffaella Bernardi Simoni Malaguti, (OMAS) qui non contente de nous donner les pièces les plus précieuses, certaines sculptées pour le Musée, paya toute la rénovation du lieu acheté par mon fils, 2, rue Guy de Maupassant à Paris. Le seul qui se révéla franchement hostile au musée, fut Aurora, qui jalousait férocement le leader italien OMAS.
L’apogée du musée, fut l’achat, après bien des péripéties, de pièces extraordinaires, uniques au monde, assurant la transition entre le BION, premier stylo connu de l’époque Louis XV et le premier Waterman de 1884. Des stylos en argent et plume d’oie ou d’acier : Parker (pas le même que celui que nous connaissons), Scheffer (id.) , les premières plumes d’acier renforcées au bout par des billes de rubis, et les premiers modèles de plumes d’acier, sont encore aujourd’hui visibles dans le livre « La Folie des Stylos » paru chez Flammarion et dans le guide anglais de Crum Ewing.
En 2001, tous ces stylos précieux étaient conservés provisoirement dans une imposante malle Omas, et sous la surveillance constante, nuit et jour, de mon personnel ou de moi même. Un jour, c’était la veille de la grande inauguration du musée rénové, et les livreurs se succédaient avec des dons de Delta, de Ferrari de Varese, de Ancora, entre 14h et 14h15, seul moment où j’étais seul en train de voir « les feux de l’amour », mon feuilleton préféré, un livreur se présente avec un paquet. Puis me crible de coups de poing, manquant de peu de me démolir un œil et la mâchoire, me ficelle et me roule dans un tapis qu’il traîne au salon. Je suis terrorisé car je ne sais d’ou vient une attaque aussi haineuse et que je crains qu’il mette le feu au tapis. J’ai en effet beaucoup d’ennemis que je dérange. Mais lorsque j’entends vider la malle dans un sac, je respire : ce n’est qu’un vol. Voilà. Et c’est ici que commence le thriller dont je vous parlais plus haut.
Ma réaction fut surprenante. Je me dis : au fond je devenais un maniaque, un collectionneur obsédé, au dépens de ma personnalité. Etant obligé de tout accepter et de tout montrer, je donnai à voir de véritables monstruosités comme des stylos égyptiens enfermés dans des pyramides avec un sceau hiéroglyphique attestant l’authenticité des Pyramides de Chéops. Ou encore des Krone, stylos surchargés d’émaux, d’aquarelles, de sculptures, avec enchâssés un petit bout de l’arbre au dessous duquel se reposait Shakespeare, ou encore un petit bout d’Everest. La seule pièce qui me manquait était un Parker unique où était incorporé de la poussière de lune ramenée par les astronautes, pièce offerte à Kissinger. En revanche, je détenais un des trois jeux de stylos ayant servi à signer tous les traités entre Bush et Gorbatchev ou Eltsine… Toutes ces pièces sont encore préservées dans des cubes en cristal scellé, mais ont besoin d'une sérieuse restauration. J’aurais souhaité faire revivre cette exceptionnelle collection et c’était possible, à l’exception des pièces anciennes, dont il reste, miraculeusement préservés des bions en argent avec leur étui original en peau de requin. Hélas, tout ceci est mis en doute, à cause du revirement inexplicable d’Axel Poliakoff (voir billets de ces jours-ci).
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