Thursday, 9 July 2009
CHRONIQUE
ANNIVERSAIRE ROYAL
Le titre de ce billet est trompeur. Aucun anniversaire prestigieux ne sera décrit, Marina, contrairement aux années passées, sera seule avec moi pour le fêter. Mais le mot "Royal" désigne l'hôtel où il aura lieu, sa problématique, les menaces qui pèsent sur lui.
San Remo, 5h du matin.
L'anniversaire du 9 juillet
Comme je j'ai écrit dans le précédent billet, j'ai passé l'anniversaire de Marina, en tête à tête. Nos amis de naguère boudent l’hôtel qui a augmenté ses prix au moment ou la récession frappe durement les américains… et les autres. Des appels du lointain ont servi de substitut et Sandrine a envoyé un magnifique bouquet de fleurs. Le directeur de l’Hôtel lui a offert un beau cadre en argent massif, le maître d’hôtel un foulard de La Perla, le maître nageur une merveilleuse rose parfumée… Ce qui était important c’était toute la sympathie, la gentillesse, la compassion aussi pour notre commune fragilité, de tout le personnel de ce merveilleux sanctuaire, où les valeurs traditionnelles d’accueil sont encore vivantes.
Je vous ai déjà dit à quel point, en dépit d’une férocité foncière, les Russes peuvent se révéler les plus chaleureux des amis quand on ne les déçoit pas. Nous avons connu un couple attachant. Lui c’est un bon gros nounours, marchand de meubles en Biélorussie en affaires avec l’Italie. Elle est la plus ravissante créature qu’il ne m’ait jamais été donné d’admirer. Une grâce, un sourire illuminant un visage aristocratique, danseuse hors pair, modeste et irradiant la bonté. Le couple nous a invité à l’occasion de l’anniversaire de Marina. Lui a chanté d’une magnifique voix de basse, les excellents musiciens de l’hôtel, dont une chanteuse hors pair, ont consacré une partie de leur programme aux chansons Marina, Marina, et Happy Birthday to you.
Ci dessus des photos de Marina,de moi et des deux Tatiana.
J’ai vu rayonner le visage de ma chère sœur, portée par une telle sympathie. Malheureusement elle comme moi, avons fait des imprudences, Marina était sous l’air conditionné tombant sur sa nuque et moi-même oubliant mes lombalgies, je me suis enfoncé dans un « brise-reins » . J’espère qu’on n’en n’en subira pas les conséquences tout à l’heure.
LE DILEMME DU ROYAL, UN FAIT DE CIVILISATION
Le Royal est un établissement unique dans son genre. C’est un hôtel important, doté de toutes les caractéristiques d’un hôtel de grand luxe : piscine olympique d’au de mer dessinée par Gio Ponti, nombreux salons, salles de relaxation, et fitness, salle bien équipée pour les enfants, personnel polyglotte, service ultra-rapide, important rapport nombre de gens de service par client, etc.
Mais la plupart des hôtels de luxe, en Thaïlande comme au Maroc, répondent largement à ces agréments. La spécificité du Royal, en fait se situe ailleurs.
En effet, cette maison est gérée comme une petite pension artisanale, où la mamma officie à la cuisine, le mari à l’accueil, le fils au suivi des moindres désirs de clients, devenus des amis, des personnalités à honorer, des humains à respecter.
Au Royal vous n’êtes pas un numéro, mais une connaissance dont on prévient individuellement les moindres désirs, à laquelle on se plie aux exigences d’une santé chancelante. Il m’est arrivé de devoir appeler un médecin de qualité, une ambulance … ou simplement un technicien qui m’apprenne à faire fonctionner mon téléphone en panne, tout cela en pleine nuit ! J’ai obtenu ces services avec la plus grande gentillesse.
Un autre exemple : je crains les courants d’air et j’aime bien manger. La majeure partie des hôtes prend un brunch de qualité mais de variété limitée au restaurant de la piscine. Ainsi ils peuvent pratiquer une journée-soleil continue. Il n’y a que le grand restaurant « I fiori di Murano » qui satisfasse votre désir. Cela vous oblige bien entendu à vous mettre en veston, mais en revanche vous pouvez demander votre menu particulier à votre maître d’O qui connaît par cœur vos goûts et ce que vous avez déjà mangé. E merveilleux restaurant n’est fréquenté que par deux ou trois habitués. Une dizaine de serveurs et maîtres d’hôtel est à leur disposition pour satisfaire leurs goûts.
La maison a toujours été la propriété du Seigneur Bertolini, le fils du fondateur, que j’ai connu à Courmayeur au lendemain de la guerre où il tenait le « Royal Bertolini » L’année dernière encore, on le voyait, haute silhouette voûtée affectée par le Parkinsonisme, silencieux et affable. Il était partout et il observait et contrôlait. L’œil du maître, de la race dont on fait les Gérard Mulliez et les François Dalle. Il scrutait tous les minuscules détails qui font qu’un magasin, une usine, un hôtel, baignent dans l’huile. L’exemple de devait être communicatif.
Hélas, Bertolini est mort cet hiver et sa famille n’a ni l’envergure, ni le désir de prendre sa succession qui a été confiée à un directeur, homme de valeur, mais redoutable héritage.
En effet, la récession a fait partir le meilleur, le plus « Signorile » (noble) de la clientèle traditionnelle. Afin d’assurer le remplissage de l’hôtel on a dû accepter la présence de tours recrutés par l’internet ou par des tours-operators. Ces gens-là qui payaient deux fois moins cher que nous, pour des services identiques, étaient au mieux de petits cadres modestes, mangeant chez eux des sandwiches ou le soir dînant dans de petits restaurants, par ailleurs excellents. Au pire c’était des gens très mal élevé, ne contrôlant pas leur marmaille qui parcourait tout l’hôtel et barbotait dans la piscine, courant dans tous les sens en poussant d’insupportables cris aigus. Il me faut, en dépit de ma sympathie pour les Russes, de reconnaître que c’est dans leur classe moyenne que se recrutaient les pires occupants. Père et mère, assistaient placidement, béats, aux agissements de leurs gosses, sans rien entreprendre pour les faire cesser. On finit par les appeler « I barbari ». De même qu’il suffit d’un peu d’eau boueuse pour contaminer une baignoire d’eau claire, il suffit d’une poignée de ces gens pour imprimer à l’hôtel, une ambiance d’hôtel mal tenu, de deuxième classe. Les prix très élevés du Carlton ou de la Cala di Volpe, les met à l’abri de cette engeance irrespectueuse, mais ils peuvent faire le plein dans la haute Société, d’ailleurs insupportablement snob, grâce à leur renom mondial. Mais l’accueil est poli et glacé, totalement impersonnel, à moins que vous vous nommiez Brad Pitt ou Jacques Chirac.
Le Carlton passe sans relâche d’une main à l’autre, d’une multinationale à une autre, il devient écossais, canadien, chinois, tour à tour, le personnel subit une rotation du personnel analogue. Je me souviens qu’un jour lors de mon arrivée dans cet hôtel que je fréquentais depuis des années, une demoiselle les yeux penchés sur son écran, sans jeter un seul coup d’œil sur moi, me tendit ma clé. Le liftier m’introduisit dans la chambre où m’attendait une télévision allumée pour me souhaiter la bienvenue : WELCOME LUSSATO BRUNO MISTER bienvenue tirée des premières réponses du formulaire de police : nom, prénom, sexe…
Admettons que le Royal tombe entre les mains d’une de ces multinationale. On aura tôt fait de supprimer le restaurant à midi, on réduira le personnel, il sera remplacé par des jeunes mal formés, et des bureaucrates venant d’écoles hôtelières homologuées, de firmes comme Cartier, ou Estée Lauder, et ne connaissant rien au métier ni à ses clients. Ce sera la fin d’un mythe.
Mais comment éviter le piège ? J’ai ma petite idée là-dessus et je la réserve au directeur, homme de bonne volonté et de patiente écoute. Puis je vous la livrerai. Mais essayez de trouver vous aussi une troisième voie et faîtes-le savoir.
Bruno Lussato
Lire dans le corps du blog, la suite du journal des temps d'innocence
JOURNAL DES TEMPS D'INNOCENCE
Parmi les artères de la ville, me fascinait l’avenue de France qui conduisait à une sorte d’arc fixant les limites des souks, La Porte de France. Le centre de mes convoitises était la librairie Saliba qui fleurait bon les manuels scolaires tous neufs, et surtout son rayon disques plein des pochettes de vilain papier kraft pressées dans des casiers verticaux, car à ce moment-là les beaux albums toilés ne se trouvaient qu’en Suisse, chez Hug & C° et en Angleterre chez « His Master’s Voice ».
Les jouets avaient déserté les magasins, de même que tout le superflu dont un enfant peut rêver. Ils appartenaient à un monde dépassé, magique, qui semblait alors irrémédiablement révolu.
LES SOUKS
Au delà de la Porte de France, une sorte d’Arc de Triomphe, surgi peut-être de l’antiquité romaine, ou apocryphe, je ne sais. Derrière ce portail s’étendait un labyrinthe inextricable de ruelles couvertes de bâches blanches qui diffusaient une lumière mystérieuse. Ce qui m’attirait était les échoppes des orfèvres. Ces artisans martelaient sans discontinuer des plateaux de laiton doré, et y incisaient de magnifiques calligraphies arabes. Au dessus des bâches, des maisons toutes jalousies baissées gardaient leur virginité, sanctuaire aussi inaccessible que ces femmes en blanc voilées de noir. A mes yeux elles ne pouvaient appartenir au genre humain, c’était des personnages à peine animés, des choses, approximativement vivantes, au même titre que les aboussadias, sorciers masqués saisis d’une transe dansante, et se produisaient au hasard des avenues. Ils me terrorisaient légèrement et je ne les voyais qu’à distance.
LES PLAGES
Une ligne de trains électrifiés, le TGM (Tunis-Goulette-Marsa) desservait les plages qui bordent le canal jusqu’à la Marsa où il se jette dans la mer. Le train attendait les passagers à l’entrée des marinas, sous un préau métallique qui abritait un fleuriste offrant œillets et amarantes, et un marchand de journaux. J’attendais impatiemment le début de la semaine pour acheter le dernier numéro de Crocorose, le petit crocodile rose, que je collectionnais jalousement et la dernière livraison de Bibi Fricotin, le TinTin de ce temps-là et qui le dépassait largement en esprit, en astuce et en diableries. Mais les aventures de Bibi Fricotin, comme celles de Pieds Nickelés que je n’aimais pas, tenaient en une page de petites vignettes racontant une mini-histoire se terminant d’une manière inattendue. Je m’identifiais par moments à cet ancêtre de Tintin.
Les wagons du TGM étaient d’un bois rougeâtre et dotés de banquettes de molesquine perpendiculaires aux fenêtres. Le voyage était magique, une expérience exotique inoubliable. Même le tickets de transport avaient le charme d’un passeport pour le rêve.
C’est ici qu’il me faut introduire Siegmund Freud. D’après lui ces souvenirs d’enfance, sont des clichés construits de toutes pièces à partir de ce qu’on m’a relaté et on ne peut s’y fier. C’est tout à fait inexact, les descriptions du TGM, de la villa de tante Pia, de la translation entre Bou Cornin et Djebel R’sass, nul ne pouvait m’en avoir parlé, car cela ne présentait pas le moindre intérêt pour quiconque. En revanche il est vrai que ces images de mon enfance sont des clichés fixes, des sortes de flashes instantanés, sans animation ni mouvement. De plus, l’ordre dans lesquelles ces images fixes se présentent est souvent arbitraire. Ainsi je ne me souviens qu’imparfaitement de la séquence Goulette – Sidi-Bou-Saïd. Je ne me souviens que de certains jalons. Par exemple le Kram représentaient pour moi une station de classes moyennes aux petites maisons médiocres et située entre l’infamante Goulette et la prestigieuse Carthage. Sidi-Bou-Saïd était bien après Carthage… L’ordre est moins sûr aujourd’hui de la succession des plages intermédiaires, mais il me faut ajouter qu’hier je m’en souvenais avec certitude.
Mais commençons notre périple vrai ou imaginaire.
La voie ferrée longeait les Marina jusqu’au port comme un vulgaire tramway. C’était à partir de là que survenait une transformation importante : les caténaires étaient remplacés par des rails électrifiés par où s’acheminait le courant destiné au train. Qui les touchait, mourait aussitôt électrocuté. Qui les frôlait ne pourrait me dit-on s’en détacher, collé au rail.
Les rails étaient bordés par des pylônes chargés de câbles qui transportaient le courant émanant de la centrale électrique du bac, la première station exclusivement occupée par des centrales à haute tension, aux nombreuses cabine d’acier, défendues par des portes métalliques inquiétantes ornées d’une tête de mort.
San Remo le 11 juillet 2009-07-11
LA GOULETTE
La station suivante : Goulette vieille, était aussi animée que Le Bac était désert. Même pour l’enfant que j’étais, habitué aux laideurs de l’environnement colonial, Tunis était pauvre, sale et laid mais La Goulette était encore pouilleux, plus négligé, plus hideux. Les ruelles sombres étaient étroites et délabrées. Goulette neuve qui lui succédait, y ajoutait la vulgarité des constructions modernes, et Goulette Casino la masse prétentieuse d’une bâtisse baptisée casino. La Goulette partageait avec le quartier tunisien de « la Hara » la réputation d’un lieu populacier qu’ont – toutes proportions gardées – Le Sentier à Paris, ou Scheveningen à La Haye.
Dans le milieu livournais auquel appartenaient les Bessis et ma mère, qualifier quelqu’un de femme de la « Hara » ou de « La Goulette », était l’injure suprême.
LE KRAM
La frontière à partir de laquelle on basculait de la populace vulgaire et dépenaillée ,au monde de la petite bourgeoisie, était le Kram. Plus on s’en éloignait, en direction de Carthage et de Sidi Bou Saïd, plus les stations gagnaient en distinction, en élégance, en charme et en mystère.
Je ne me souviens plus exactement de l’ordre des plages, bien que leur nom pittoresque exerce encore une atmosphère de féérie exotique et qu’elles étaient chargées d’une sorte de magie pour l’enfant pour qui elles se réduisaient à de coquettes stations fleuries de coquelicots et de géranium exhibant les pancartes : Khérédine, Douarchott, Dermesch, et Salambbô, avant Carthage. Après on trouvait Saint Louis, lieu touristique à cause de son palais décoré des conquêtes du valeureux chevalier sur les Sarrazins et par ses fouilles archéologiques romaines et carthaginoises. Après Saint Louis se présentait la jolie plage de Hamilcar , où se baignaient ma mère et ma sœur. Enfin, venait la perle de stations : la colline de Sidi Bou Saïd.
LECTURES
Ma tante Pia habitait Carthage pendant les beaux jours d’été. Tous mes souvenirs de cette jolie maison et des évènements que j’y vécus, datent de l’immédiat après guerre, c’est à dire quand j’étais un garçonnet de treize ans. Bien des transformations profondes changèrent le petit blond robuste et remuant de sept ans, en l’être malingre, chétif et rêveur dont la personnalité subsista pendant toute l’adolescence. La maladie, me cloîtrant dans trois pièces ornées de bibliothèques, me poussèrent à une familiarisation poussée des grands classiques, et d’une manière générale de tout ce qu’on pouvait lire avant le XIXème siècle. Il y avait la comtesse de Ségur (Les malheurs de Sophie, un bon petit diable, le général Dourakhine, Quel amour d’enfant, mais surtout La bible et l’évangile d’une grand mère, mon premier contact avec les textes sacrés, et le bons enfants, manuel de morale à l’usage des familles comme il faut). Dans Quel amour d’enfant, l’insupportable Gisèle était la victime de Madame Fichiny,, le personnage noir, une juive intéressée. Tous les personnages de Mme de Ségur, née Rostropchine faisaient partie de trois catégories : les gens fréquentables, tous nobles Mme De Rosbourg, Mme de *** etc. Puis venaient les « braves gens » qui faisaient leur métier en toute conscience et servaient fidèlement les gens « bien », on pouvait y adjoindre les « pauvres » à qui les gens bien rendaient des visites de charité. Enfin il y avait les autres, êtres peu recommandables, dont les juifs, les étrangers etc…
Et puis, voici Jules Verne,dont les volumes de la collection Hetzel valent une fortune aujourd’hui. Je fus très impressionné par La mission Barsac, et aussi ce récit de la collusion entre une planète mystérieuses Gallia et la terre. Un groupe de terriens se trouva, dont le héros Hector Servadac, si je ne mélange pas tout, héros intrépide et débrouillard introduit un semblant d’organisation sociale sur la planète. Et cette hiérarchie reflète les valeurs de son temps, et notamment, un antisémitisme à peine dissimulé. Comme dans une arche de Noë planétaire, un exemplaire de tous les types de l’humanité étaient représentés, y compris le juif abhorré, qui pratiquait le marché noir et se trouva bien bête quand le géologue de la bande découvrit que Gallia était constituée de tellurure… d’or !
J’aimais aussi Le Rayon Vert, dont le héros, un imbécile, répondait au nom d’Agathocle. Comment peut-on s’appeler Agathocle? Mais devenu adulte, je passai des crépuscules entiers avec Janine Lagarde, ma compagne, à guetter le rayon vert dans les dernières limites diaprées aux couleur d’opale, au delà desquelles des traînées de soufre flottaient dans le ciel limpide. Nous l’aperçumes deux ou trois fois, et fîmes un vœu… qui ne se réalisa pas. C’était un vert pur, d’émeraude, émouvant, évanescent, sitôt perçu sitôt évanoui… Le Rayon Vert servit d’inspiration au poème de l’entretien « mer » dans les lignes qui débutent par « au delà de la ligne d’émeraude » mais aussi de pôle attracteur de mon aquarelle préférée de Paul Klee : ville sur la lagune.
Je ne connaissais pas Balzac , absent de la bibliothèque de mon père, et pas du tout Chateaubriand. Je m’ennuyais à Marivaux et en revanche j’adorais les Comédies et Proverbes d’Alfred de Musset. Je souriais en voyant (ca je le voyais avec les yeux de l’imagination) le chevalier Macho contraint de filer la quenouille pour avoir de quoi manger ! – Barberine et Bettine étaient féministes avant la lettre… moi aussi. Et mes convictions étaient étayées par la triste aventure de Peines d’Amour perdu. Je retrouvai l’ironie du premier Molière, celui de Georges Dandin, dans « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Le Paris romantique du début du XXIXème siècle, était pétillant de grâce, d’esprit acéré mais sans méchanceté, teinté de nostalgie.
Avec Victor Hugo, on frisait le post-romantisme dans ce qu’il avait de plus emphatique et de plus lourd, quelquefois racoleur, mais j’aimais. Je marchais à fond dans les intrigues tarabiscotées de Lucrèce Borgia. Encore plus dans les romans hard-gothic de Bug Jargal et de L’homme qui rit. On connaît aussi la scène de Gilliat et de la pieuvre et ses précisions anatomiques purement imaginaires. Oh, oui ! L’enfant d’avant l’adolescence, était vraiment bon public. Après … le départ pour l’Europe, et la fin brutale des lectures, faute de livres.
LES DEUX GÉNIES TUTÉLAIRES
Et j’en viens aux deux passions de ma vie, celles qui m’ont façonné, qui m’ont forgé, dont il n’est une parcelle de mon être qui ne puise à leur source vive. J’entends Molière et Shakespeare, dont, à une exception près je lus et relus des centaines de fois l’œuvre tout entier. Ce n’est que bien après que venait Boileau, La Fontaine, La Bruyère. Edgar Poe et Oscar Wilde, celui du Jardin des Grenades, chers à mon cœur.
MOLIÈRE
J’étais plus que sensible à la suprême ironie des grandes pièces de Molière, son sens de la caricature, ses successions de mots justes (« montre-moi tes mains… les autres !) et la dérision dont il accablait les auteurs adulés du parisianisme (déjà !). (« Ce monsieur Lysidas dont on meurt d’envie d’aimer les œuvres »). Molière avait un langage dépourvu de toute affectation, il faisait rire et on riait de bon cœur, mais ce rire avait toujours un sens universel, les travers qu’il fustigeait sont toujours parmi nous. Les hypocondriaques victimes de la faculté, les maris vieux et malades, égoïstes et méfiants, qui tombent dans les rets d’intrigantes sans scrupule et ne veulent pas être détrompés, les snobs au petit pied, tous fiers d’être nommés à la cour. Les restaurants parisiens sont emplis de ces naïfs Monsieur Jourdain qui entretiennent les Dorante, ayant leurs entrées à l’Elysée.
Lorsque je lisais mes pièces préférées : La Critique de l’Ecole des Femmes, la Comtesse d’Escarbagnas, les Facheux, L’impromptu de Versailles, Monsieur de Pourceaugnac et Le Bourgeois Gentilhomme, je me tordais de rire, un rire bruyant, inextinguible, un vrai fou-rire. Lorsque j’avais terminé la lecture de la pièce, j’étais si triste qu’elle se fût terminée que je la relisais depuis le début, en riant de plus belle. Je ne m’en lassais pas et mon père était très inquiet de ces accès ininterrompus en y trouvant un indice de plus de ma suooisée "anormalité". Fort heureusement la peste freudienne n’avait pas encore envahi les esprits, et je pus rire tout mon saoul sans être inquiété.
SHAKESPEARE
Si je riais avec Molière, je pleurais, voire sanglotais avec Shakespeare. Ce qui m’émouvait le plus était Le Roi Richard II suivi du roi Henri IV, la guerre des deux roses, Romeo et Juliette, et bien d’autres tragédies, à l’exception de Macbeth et du Roi Lear, vol. VIII de la collection complète de Montaigu, qu’un ami peu scrupuleux subtilisa à mon père qui en fit un drame dont je me souviens encore aujourd’hui. Dans le dessin qui représente mon lit, vous verrez sur les rayonnages qui le surmontent, les huit volumes.
Mais de Shakespeare, je tirais une très riche palette de sentiments mêlés. Il y avait l’ambiguïté sexuelle dans les sonnets (qui ont inspiré mon « voyage d’Hiver ») dans la Nuit des Rois, dans Le Marchand de Venise, et le niveau de fantasmagorie le plus inaccessible, où l’écrit devient sacré. Je pense à La Tempête, œuvre magique entre toutes, testament ultime.
Bien entendu ,le rire comme le restant était présent, mais plus rude, plus excessif mais d’une pâte plus fine, plus libre, celle du Songe d’une Nuit d’été, de la Mégère apprivoisée.
La suite au prochain billet.
Bruno Lussato 11 Juillet 2009, San Remo 24 heures 04
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