CHRONIQUE
VILLE D'ITALIE
Il est 7h.40 et le temps est radieux. On croirait presque se trouver dans sur la Méditerrannée, n'était la douceur des nuances : bleu de layette pour la mer calme comme un lac, bleu de tendre atténué par je ne sais quoi de nacré, pour le ciel.
Mon programme est en partie fixé. J'essaierai de nager quelques minutes, afin de me réhabituer, et parvenir à ne pas boire la tasse au bout de deux brasses. Et dire que naguère je parcourais toute la plage de Cannes, d'un port à l'autre, et le plus loin possible des maisons. Mes amis étaient inquiets, pas moi. Je me suis toujours senti une grande amitié pour l'eau salée, une complicité sans laquelle les vers sur l'océan de l'Entretien, n'eussent pas été possible. Comme les légendes grecques et romaines, et les visions de Jean de Patmos, ma sensibilité vient de la mer méditerrannée.
Michel va essayer de faire refonctionner mon téléphone qui semble avoir convenablement séché après son séjour dans l'eau de mer de la piscine. Sinon, il devra se rendre à Menton pour trouver un autre téléphone, compatible avec ma puce. Je n'ai que des problèmes avec mes portables, encore heureux que personne ne m'ait offert un Vertu, ce Nokia de grand luxe réservé aux émirs du golfe et censé être monté à la main par des artisans joalliers anglais.
A quatre heures j'en ai pour une heure de massage, et puis, visite de la vieille ville de San Remo. Bien que je la connaisse de longue date, les choses changent, ne serait-ce que votre regard. J'aimerais bien acheter une ramette de ce merveilleux papier d'Amalfi fait main, afin de peindre des illustrations pour "journal des temps d'innocence". J'ai pris la peine d'emmener avec moi tout mon nécessaire de calligraphe professionnel, à tout hasard.
Lire la seconde partie du journal des temps d'innocence: L'Europe avant la guerre, dans le corps du blog.
L’EUROPE AVANT LA GUERRE
ROME
Un hydravion nous emmena du lac de Tunis à la capitale italienne. Je m’en souviens mal , seulement une impression d’étonnement de voir un avion posé sur l’au, avec de grandes ailes, comme en fer-blanc.
Me voici à Rome. La poste, bâtiment moderne bleu ciel clair. Des cygnes noirs glissant sur un lac, miroir noir de jais.
Des églises, lieux mystérieux où on entre par de petites portes. D’épais rideaux de velours rouge bordés d’or en défendent les merveilles. Je les écarte à grand peine pour pouvoir pénétrer dans l’antre mystique. Je me glisse dans la pénombre sacrée. Bonheur. Piété diffusée par l’encens. J’aime les églises romaines ; aucun souvenir précis. Rouge amarante, ombre fraiche … crucifix.
CHIANCIANO
(Chianciano est une station thermale très réputée pour les maladies de foie. Nous avons eu l’occasion d’y retourner maintes fois.)
Le Grand Hôtel. Vestibule.
La nuit tombe. Maman est partie je ne sais où et elle n’est pas de retour. Accroupi sur les premières marches de l’escalier, je pleure ; on me console : « ta maman, le loup l’a mangée ». Comme je pleure de plus belle « la voilà, elle ne tardera pas ! ».
La Salle à manger. On m’a donné un sac de petites billes de verre multicolore. Giorgio, un sale gosse, me les arrache pour s’en emparer, et elles roulent sur le plancher de marbre. Je pleure. La perte de mes billes de verre me poursuivra longtemps.
LE MONT DORE, Auvergne. La Bourboule.
Un automate. En glissant une pièce dans la fente, dans la vitrine qui le surmonte, un manège d’objets fabuleux tourne, tourne, puis s’arrête. Une boîte tombe dans la cuvette ; un coffret de métal peint en fausse écaille. Je l’offre à maman, premier cadeau de son bambin. Elle le gardera jusqu’à la fin de ses jours. Je l’ai encore en ma possession, pauvre talisman ayant perdu tout son revêtement décoratif.
Les petits pains beurrés.
Le goût de beurre frais, que je ne retrouve qu’au restaurant du Bristol, est un délice. Le café au lait, lait mousseux, écume délicieuse, joint à celui des petits pains frais et croustillants, si tendres… Jamais plus je n’en aurai retrouvé le goût.
Le téléphérique menait vers un bois où se trouvait le guignol. Montait-il de la Bourboule au Mont Dore, ou vice-versa ? Je ne me souviens pas, (et faire appel à Google pour avoir la réponse, merci bien ! Mieux rester dans le flou onirique).
PERIODE DE LATENCE
Ma mère est enceinte. La naissance est imminente. On m’éloigne.
Je vais coucher chez « la nonna » mon adorable grand-mère. Tata Renée et oncle Victor, la sœur et e frère de mon père, habitent un appartement très modeste, rue de Paris, au premier étage, dont les balcons donnent sur la rue principale, et sur un petit square boisé, complanté de palmiers et des caroubiers détestés. Si on se met à ce balcon, à gauche c’est la rue de Paris, qui monte vers le Belvédère, à droite l’Avenue Gambetta qui long le lac mort.
Ma tante est aveugle. Je l’adore. Toujours souriante, la pauvre. Un jour elle a ôté ses lunettes noires. C’était horrible à voir, ces pauvres prunelles ressemblant à des huitres.
Ma grand-mère, est sourde comme un pot (c’est de famille, mon père finit son existence muré dans le silence). De surcroît elle parle mal le français, elle s’exprime en arabe, langue gutturale qui me fait horreur. Tout échange circule entre nos regards et celui de ses magnifiques yeux bleus transparents, limpides de bonté et débordant d’amour. Ma mère qui n’a point d’affinités pour ma tante, et lui en veut pour certaines raisons fondées, aime profondément ma grand mère et cet amour est réciproque.
Ci dessous, en image jointe l’appartement de ma grand mère.
Quand ma mère vint me récupérer, elle me trouva blanchâtre, gras, boutonneux et infesté de poux. Il fallut me désinfecter et me savonner énergiquement pour me rendre à peut près présentable. Depuis ce jour-là, ma mère n’accepta jamais de se séparer de moi ni de ma sœur.
PREMIERS PROBLÈMES DE SANTÉ
L’avenir lui donna hélas raison par défaut. Négligeant les consignes strictes de ma mère, une bonne négligente me laissa dévorer une glace chez un marchand ambulant.
J’étais alors un petit garçon robuste, solidement charpenté, tout blond et rose, et constamment affamé. Il fallait me cacher tous les aliments et un soir je fus surpris à avaler un petit pain de beurre tout entier.
La fatalité jalouse, prit alors la forme d’une glace. J’attrapai une colite sévère et à huit ans on ne me reconnaissait plus. J’étais devenu frêle et maigre comme un clou. Comme un malheur ne vient jamais seul, je fus atteint de rhumatismes articulaires aigus, assortis au gonflement des chevilles et des accès élevés de fièvre. Le climat très chaud et humide de Tunis fut peut-être à l’origine du déclenchement inattendu de cette affection. On craignait par dessus tout la maladie de Bouillot qui atteint le cœur. Le mal frappe quinze ans, après quoi on est hors danger si on surmonte ce cap. Un petit garçon qui habitait sur le même palier, fût terrassé à quinze ans par cette maladie, après des années d’espoir, ce qui accrut mes terreurs. Je sus ce qu’est une épée de Damoclès.
Comme la cortisone n’avait pas encore été découverte, je fus gavé de paillettes blanches nacrées de salicylate de sodium et d’acide salicylique. Ces écailles brillantes rongèrent ma paroi intestinale, aggravant ma colite et m’inspirant un dégoût incoercible pour les aliments.
Le médecin de famille, un excellent praticien répondant au nom de Dr. Hayat, essaya de combattre les effets secondaires de ce remède de cheval par du jus de viande de cheval au goût détestable. Mais le pire était un reconstituant, des ampoules d’extrait de foie qui me donnait des nausées. La boîte avait un joli logo : un triangle au coins arrondis rouge et bleu ciel. Mais manger était devenu un supplice quotidien.
Ma mère n’était pas précisément une gastronome. Elle aimait ses spécialités italiennes très simples mais par dessus tout elle rêvait d’une pilule qui remplacerait déjeuner et dîner.
Mon menu était invariable : de la viande hachée, et grillée, -était-ce du cheval ? – en italien les « pizzette ». Au goûter du pain aspergé d’huile et de sucre, ou encore, horreur de l’horreur, du gruyère suintant et huileux. J’en ai encore de la nausée en y pensant.
La cuisinière, Grazia, une femme trapue aux cheveux gris acier et au visage renfrogné et bourru, se plantait devant moi alors que tous avaient quitté la table. Elle psalmodiait interminablement : « Bruno mangia, Bruno mangia… » (Bruno, mange.). Elle me portait sur les nerfs, mais elle m’avait pris en affection paraît-il.
Ma sœur était malade et pleurait toutes les nuits ; elle souffrait, et mon père la prenait après dîner dans ses bras et déambulait en chantant pour l’endormir au détriment de mon propre sommeil. Je n’en pouvais plus car on partageait la même chambre. Le silence, la solitude, la paix, je n’aspirais qu’à cela.
Mais mon père avait un tempérament colérique. Il hurlait et faisait des scènes terribles parce ma mère dépensait trop, notamment en médecins, en courage par ma tante Renée, qui pendant que ma mère souffrait le martyre à cause de ses seins infectés, et des traitements héroïques, comptait avec soin le montant des honoraires et essayait de limiter les soins.
Mon père avait en se mariant loué un appartement clair et salubre, au quatrième étage du bel immeuble construit par Albert Bessis, le beau frère de ma mère, marié à sa sœur, la très belle tante Pia, et le principal notable de la ville. Mon père se plaignait tous les jours du loyer excessif qu’il payait, donnant en exemple la bicoque de Victor rue de Paris.
CAUCHEMAR
Avant la naissance de ma sœur, mon petit lit se trouvait dans la chambre de mes parents, accolé au lit conjugal et du côté qu’occupait ma mère, toujours anxieuse à mon sujet. Mon père, si urbain en société, était brutal avec ma mère et il lui arrivait de la gifler, ce qui me révoltait profondément. –De surcroît, pendant la nuit, j’entendais ma mère gémir et se plaindre, sans en soupçonner évidemment la cause. Je finis par considérer mon père avec une terreur, un étranger violent et parlant arabe, alors que je me sentais italien comme maman et tante Pia. En ce temps là je ne comprenais pas le français.
Image, plan appartement rue de Strasbourg
Une nuit, au petit matin, m’étant éveillé, je vis projeté sur le mur opposé à la fenêtre et qui faisait écran, des images terrorisantes. M’épouvantait notamment un bras immense, poilu, prolongé par une main sans ongles, qui barrait horizontalement toute la partie supérieure du rectangle lumineux. La porte donnant sur le couloir béait révélant de redoutables ténèbres. Elle s’ouvrait et se refermait périodiquement, accompagnée d’un grincement rythmé qui se conjuguait à un râle comme un râle, comme un orgue qui ronfle ou un asthmatique qui halète cherchant un peu d’air. Je n’osais bouger de peur de voir surgir quelque fantôme mortifère.
Plus tard, des stries zébrèrent l’écran et la lumière blafarde de l’aube fit pâlir ce cinéma de l’épouvante. Je saisis la main de ma mère, le cœur battant LA GUERRE
Un après-midi de 1939, mon père s’approcha de mon petit lit en bois, me souleva et me dit « La guerre est déclarée ». Il déplia peu de temps après une immense carte politique de l’Europe et la fixa au dessus de mon lit, sur fond de motifs persans.
Ainsi, toute la période 1939-1945 fut jalonnée les contours multicolores et sinueux que mon père traçait méticuleusement et dont les frontières fluides figuraient les progressions respectives des forces alliées et de celles de l’axe.
Mon oncle et lui, passaient des heures à commenter avec force gesticulations et exclamations, qui dénotaient, à défaut d’une sérieuse compétence, un engagement passionné. Nos deux stratèges décidaient ainsi de la meilleure façon de manœuvrer et jugeaient d’un air aussi sévère que péremptoire, les manœuvres de Churchill et d’Eisenhower.
Sans rien y comprendre, je pressentais qu’un jeu terrible et vital se déroulait sur cette carte magique porteuse de notre espérance, mur étanche séparant deux univers inconciliables : «L’Avant Guerre » et le vécu.
L’"AVANT-LA-GUERRE"
Cette expression revenait à chaque détour de phrase, évocation nostalgique d’un paradis perdu. C’était le centre de nos désirs, et pour moi il s’agissait d’un passé mythique dont il ne subsistait que quelques traces, telles que l’électrophone de la maison et les boites magiques de mon rival Giorgio. L’une était une boite vitrée minuscule et ronde. Elle représentait une carte multicolore percée de petites cavités et contenait une petite boule blanche. Il s’agissait, en secouant habilement la boite, de faire tomber la boule dans un logement. L’autre boite rectangulaire était munie d’une manivelle. En la tournant, défilaient sur un font de forêt exotique, des figures pittoresques : dinosaures, paysans, animaux divers… J’en ai rêvé de ces deux boites, pendant toute la période dut temps de guerre, et cette attraction eut des conséquences : encore aujourd’hui je suis fasciné par les vitrines, les cages de cristal où les pièces muséales sont conservées. La paroi de glace introduit une distanciation entre l’objet devenu intouchable et le spectateur réduit à un rôle passif. Mais il est possible qu’inversement, j’aie été fasciné par les boites de Giorgio, parce qu’inscrite dans quelque recoin de mon souterrain personnel, sommeillait le paradigme de la cloison de glace.
La période 39-45 coïncide dans mon histoire personnelle avec cette semi réclusion, due à la fois à l’épée de Damoclès que faisait peser sur mon existence la menace de la maladie de Bouillot, conclusion fatale de mes rhumatismes inflammatoires aigus aggravés par le climat humide de Tunis, cette autre que faisait peser la terreur nazie, et enfin celle des bombardements. Nous étions particulièrement vulnérables car nous résidions près du port, cible prioritaire des attaques aériennes des alliés.
Avant d’évoquer ma vie intra-muros, il me faut brosser sommairement la typologie des lieux extra-muros, où je m’aventurai en des occasions aussi rares que bienvenues. Voici la description de ces lieux, pêle-mêle, au fil des souvenirs.