CHRONIQUE
PROJETS
Comment vivre sans projets? Un projet est un pôle aimanté à la fois structuré et informe, provisoire et révisable et fixe à long terme comme l'étoile polaire. C'est lui qui oriente la boussole. Autant dire que sans projets, un humain est déboussolé.
A propos d'un de mes projets, devenu réalisation, le WESTERN MINGEI-KAN je vous conseille de vous reporter au billet du 24 juin 2009, qui integre les précieux commentaires de Philippe Boudin.
PROJETS
J’ai connu au cours de ma profession bien des hommes puissants et adulés, tout entiers voués à leur entreprise. Lorsque je voulais les intéresser à des activités artistiques, ou à n’importe quel sujet qui ne touchait pas à leur profession ils répondaient :
- Je n’ai pas le temps, je suis submergé en ce moment. Plus tard on verra.
- Les moments libres sont consacrés à ma famille (ou à mes activités sportives etc.)
- Lorsque je serai à la retraite j’aurai tout le temps de me cultiver.
- La semaine prochaine. (reconduite de semaine en semaine)
- On voit bien que vous n’êtes pas à ma place. Vous êtes un intellectuel. J’ai charge d’hommes.
Mais la retraite venue c’était la chute, soudaine ou différée. Soudaine : une bonne attaque enchantait leurs héritiers. Bon débarras. C’était mieux que l’Alzheimer. Mais le pire était le déclin lent. Notamment, ils essayaient avec les fonds mis de côté de reconstituer une entreprise, quelquefois dans un métier qu’ils ne connaissaient pas. C’est ainsi que François Dalle misa sur la production cinématographique. Le problème venait de ce qu’étant habitués à bénéficier de l’appui d’un état major compétent et serviable ils s’adaptaient mal à la parcimonie qui est indispensable dans une PME de petite taille.
Projets suite
Certes les artistes et les intellectuels échappent en principe à cette chute. Ils portent en eux une entreprise de création comme la tortue sa maison. Point de retraite obligée. Et au cas où ils déclineraient, nul ne leur reprochera leur erreur. Car le déclin ne les épargne pas tous. Un grand nombre de peintres célèbres comme Derain, De Chirico, Vlaminck, Kandinsky et dans une certaine mesure Picasso, ont produit des œuvres de vieillesse, inférieures à celles qui ont consacré leur génie. D’autres, conscients de l’impasse créative où ils se trouvaient, se sont suicidés comme Nicolas de Stael. Les écrivains n’échappèrent pas à ce phénomène, mais cela ne les empêcha pas de cesser toute production sous l’effet de circonstances particulières. Primo Levy, Arthur Koestler, Stefan Zweig, se donnèrent la mort, parce qu’ils avaient vu l’enfer. Selon la formule frappante d’André Malraux « pour la première fois dans l’histoire, l’homme a donné des leçons à l’enfer ». Ils ne le supportèrent pas. Des peintres comme Paul Klee, Henri Matisse, au contraire surent se renouveler et moururent trop tôt pour réaliser leurs projets.
Un cas étrange est fourni par la trajectoire Duchamp. Marcel Duchamp avait horreur de se répéter. Un très petit nombre d’œuvres lui suffisait pour épuiser une trouvaille stylistique. Il termina sa dernière œuvre, La Mariée mise à nu par ses célibataires même, dite le grand verre et ne se consacra plus qu’aux échecs, ou plus tard, à l’exploitation marketing des œuvres précédentes en collaboration avec Schwartz. Fin peu glorieuse. Mais pendant ce temps, secrètement, il préparait une installation étonnante qui mûrit lentement : Etant donné le gaz d’éclairage etc. Lorsqu’il la présenta au public, au musée de Philadelphie dans la salle qui lui était consacrée, les visiteurs stupéfaits ne virent qu’une belle porte ancienne espagnole. Mais en s’approchant ils découvraient un petit trou, semblable à un trou de serrure. En collant l’œil contre le trou on découvrait un paysage plus vrai que nature animé par une cascade qui coulait paisiblement. Etendue sur l’herbe une jeune femme nue dont la tête était hors de portée tenait un bruleur de gaz d’éclairage en action. Tout cela, je le répète était plus vrai que nature. Le corps avait été réalisé en peau de porcelet si je ne me trompe et l’eau fonctionnait avec une pompe en cycle fermé. Cette œuvre fut un précurseur des installations à venir, de Bellmer, de l’hyperréalisme, de Andrea, Muck, et Duane Hanson. En plus elle transformait le visiteur en voyeur et elle annonçait l’érotisme qui allait bien plus tard imprégner la culture.
Autre cas : Rodchenko fut un peintre très important de l’avant-garde russe, sans doute le plus prophétique. Il inventa la peinture et le dessin tracés à la règle et au compas, contrairement à Malewitch. Ses couleurs étaient d’une grande subtilité (le noir sur noir en réponse au blanc sur blanc de Malewitch) et il eut une abondante postérité à travers El Lissitzky qui en diffusa le style en Occident. Aujourd’hui vous vivez dans un monde forgé par Rodchenko sans le savoir. Les lignes géométriques pures, coupantes, minimalistes héritées du Bauhaus et popularisées par Moholy Nagy et son design, ces figures géométriques neutres que l’on trouve dans les aéroports, les gratte-ciels, les peintures de l’Op Art et de Vasarely, sortent de là. Mondrian en dépit d’une apparence superficielle semblable, peignait ses toiles avec beaucoup de subtilité, des hésitations,
Sa démarche était mystique. Il utilisa le noir et le blanc et éventuellement les trois couleurs primaires : le rouge, le jaune et le bleu. Rodchenko alla plus loin et peignit trois tableaux monochromes, un tout bleu, un tout jaune, un tout noir. Plus près de nous Yce Klein reprit le principe dans des bases différentes mystiques. Pour lui les monochromes furent bleu outre mer (le fameux UKB) rose et or, les couleurs rosicrutiennes. Que voulez vous faire au delà ? Plus de projet possible. Taraboukine intitula le monochrome, « le dernier tableau ». Klein, privé de projet, se suicida pratiquement. Rodchenko abandonna la peinture et la sculpture pour l’affiche politique et la photographie où il est considéré comme un grand maître.
Si l’on excepte Rossini, les grands compositeurs produisirent leurs œuvres les plus abouties à la fin de leur existence bien que souvent hermétiques à cause de leur nouveauté et de leur complexification. Citons Beethoven qui peut passer pour un modèle du genre. Des projets il en avait trop et ils se pressaient de bousculaient dans sa tête. Et quels projets ! Deux symphonies, dans le style de Haendel et surtout le lancement d’un nouveau compositeur qui venait de naître sous ses doigts dans la Xème Symphonie dont nous n’avons qu’une vague idée dans les fragments orchestrés récemment découverts. Ce nouveau compositeur, Beethoven II était aux antipodes de Beethoven I. Il mourut d’une pneumonie mal soignée alors qu’il n’était encore qu’un mort-né. Que dire alors de Mozart ? Son style muta avec le Requiem, la Flûte Enchantée et la dernière musique maçonnique. Il pleurait à son lit de mort. Dommage partir alors que tout allait bien sanglotait-il en chantant son Lacrymosa inachevé. Jean Sebastien Bach également laissa son chef d’œuvre inachevé : l’Art de la Fugue l’œuvre insurpassable. Ainsi que le montre sa dernière œuvre : le Crédo de la messe en Si et son dernier choral, il était au plus haut de ses moyens. Le pauvre Schumann signa également avant de sombrer dans la folie syphilitique son chef d’œuvre absolu et d’un style nouveau : les Scènes de Faust. On peut aussi rappeler le cas tragique de Tchaikowsky qu’on obligea à se suicider alors qu’il était au sommet de son art.
En revanche, Wagner avec Parsifal mit un point d’orgue à son activité. Il ferma boutique et mourut peu de temps après. Rossini survécut car s’il n’avait plus aucun projet musical (en avait-il jamais eu, lui qui disait : mon chef d’œuvre c’est Les noces de Figaro de Mozart ?) il en avait un culinaire. Il adorait la gastronomie et on lui doit à en croire la légende le fameux tournedos Rossini. Berlioz se survécut pendant dix ans, errant comme un spectre, vivante figure de déchéance, il ne produisit plus rien. Il n’avait plus de projet.
Généralement on connaît peu de cas de grands écrivains dont tout projet ait tari. Goethe frappé par un grave choc sentimental réagit en écrivant le deuxième Faust. Il a toujours été considéré comme l’œuvre d’un vieillard, œuvre savante, érudite, incapable d’émouvoir le public, privée de l’inspiration qui soufflait dans le premier Faust. Goethe prévoyant ces réactions, en interdit la publication de son vivant pour ne pas entendre ces sottises. Il avait raison. Pour qui l’approfondit, le deuxième Faust est une merveille de style et de concentration de la pensée. Nous avons passé des soirées avec Marina à lire et commenter l’œuvre par petites bouchées. Nous étions confondus d’admiration.
Henri Dutilleux qui a dépassé les quatre vingt dix ans, accablé de soucis familiaux, est toujours plein de projets d’exécution de son œuvre et une en chantier. Son enthousiasme est juvénile, et il s’émerveille de tout. Quel exemple !
En ce qui concerne ma modeste personne, je regrette tant de ne pas pouvoir vivre assez pour compléter mes projets en cours : une troisième fondation, compléter pour la BNF les volumes d’Apocalypsis cum Figuris, (l’Entretien) rédiger un nouveau volume de morceaux choisis, continuer mon précieux manuscrit à Peintures « le codex Pepys ».
Comment voulez-vous vous laisser aller avec autant de buts urgents ? Je crois que c’est cette nécessité qui me fait tenir debout en dépit de circonstances adverses. En comptant aussi l’amour que me portent tant d’êtres chers et qui me soutiennent matériellement et affectivement.
J’ai reçu la visite de Sacha et de son adorable petit garçon, qui m’injecte de la tendresse et de la paix. Et puis j’ai des projets d’une autre sorte : me battre pour Marina qui a besoin de moi, réconcilier mes deux enfants adoptifs, essayer en dépit de tout d’humaniser le jeune homme.
J’ai froid, j’ai sommeil, et de repos. Je vous dis fraternellement votre. Bruno Lussato,18h30.
P.S. Vous comprendrez que plus encore que par le passé, la mémoire peut me trahir dans les dates, l’orthographe, les références. Mes propos sont loin d’être fiables, mais je crois que l’esprit y est.