CHRONIQUE
SOUVENIRS EPARS
I. Si j'ai modifié le parcours de l'internaute désireux d'accéder au royaume merveilleux de la musique, c'est que j'ai craint qu'un apprentissage trop austère risquait de fatiguer le débutant et le décourager. A ce propos permettez moi d'évoquer mes glorieux débuts.
Jours d'enfance, la mort en suspens
Mon enfance fut handicapée par une forme grave de rhumatismes aigus qui nous faisait craindre la maladie de Bouillot qui frappait les enfants au deuil de l'adolescence, quinze ans. Mon voisin de palier mourut peu après avoir dépassé la date fatidique. Une autre limitation, était la menace que faisait peser sur nous l'occupation allemande. Si ma mère était italienne, fille d'un médecin-commandant très connu, mon père était issu d'une famille de génois émigrés à Tunis depuis deux générations et très intégrés au milieu juif tunisien. Moi même j'étais élevé par une cuisinière, Grazia et une femme de chambre Lucia, toutes deux siciliennes et dévotes. Elles me convertirent à la religion catholique que j'embrassai avec passion,ne manquant jamais mes trois prières par jour; et plus tard, grenouille bénitier. Le résultat de ce double concours de circonstances fut la quasi interdiction de quitter le 23, rue de Strasbourg, et l'administration massive de salicylate de soude, paillettes nacrées, depuis remplacées par la cortisone, et qui le dévastèrent les intestins durablement. Je me réfugeai, ainsi coupé de tout, dans un monde imaginaire, celui des grands auteurs. Au 23, rue de Strasbourg, immeuble qui appartenait à Maître Albert Bessis, l'homme le plus riche de Tunisie marié avec Pia, la soeur de ma mère, je bénéficiai de deux bbliothèques, celle du 4ème étage où habitait ma famille, celle, somptueuse, en acajou de Cuba abritant un Pleyel à queue en un même acajou.
Si la littérature était à l'honneur, en revanche la musique était, par la force des choses réduites à la portion congrue. Deux sources m'en permirent l'accès.
Mon père lors de son mariage se vit offrir un meuble majestueux de style gothique, un Atwater Kent qui cumulait électrophone et radio. Par la même occasion, il acheta d'occasion des 78 tours dépareillés. Ce trésor comprenait : le beau Danube Bleu, Granados, deux études de Chopin par Lortat, et les huit premières minutes du dernier mouvement de la IXème Symphonie de Beethoven, dirigée par Albert Coates. Ces disques avaient 30cm de diamètre, ceux de la musique classique. On les appelait les "grands disques", ( I grandi dischi, car nous parlions italien à la maison) et on les rangeait soigneusement dans une commode rococo de style vénitien, dans le salon aux lourdes tentures qui deux fois par an servait à recevoir des "visites" et le reste du temps restait fermé, baignant pendant les journées ensoleillées dans une douce pénombre.
Ne pouvant les écouter, faute d'appareil adéquat, j'en admirai les étiquettes : le Chien de la Voix de son Maître, étiquettes rouges, et exceptionnellement vert anglais, les deux croches sur fond bleu de la Columbia, le grand concurrent, la coupole d'Odéon, et bien d'autres, pittoresques, modern style ou art déco. Il y avait aussi, méprisés et réservées aux enfants, les 25 cm, au titre joyeux : comme "Simone est comme ça, on ne la changera pas.
Je finis par trouver un subterfuge pour pallier l'absence de gramophone. Je confectionnai un cornet de papier, fixé à une vieille aiguille usée que je maintenais d'une main sur le sillon du disque, pendant que de l'autre je tournais le plateau. Il sortait de ce grésillement, des fantômes de mélodies que j'essayai avidement de capter.
Le PIERRE LAROUSSE du XIXème Siècle
II L'autre source était le Grand Dictionnaire du XIXème siècle Pierre Larousse, en 22 volumes. Il contenait une mine de renseignements et des extraits sommaires des mélodies les plus illustres, celles de Rossini, de Mayerbeer, (Robert le diable), d'Auber (Fra Diavolo, que j'adorais), de Donizetti, de Gretry, de Thomas, bref, ceux qui sont gravés au fronton de l'Opéra Garnier.Chopin n'avait pas bonne presse un pianiste anémié, chrolotique. On lui préférait Liszt le flamboyant (le 2ème rhapsodie Hongroise) ou Paganini, le diable fait violonistte.
La bataille faisait rage entre Van Lenz et Oulibichev. Le premier affirmait la supériorité du divin Mozart, le deuxième, l'universalité et la puissance de Beethoven. On a peine à imaginer une telle opposition de nos jours, il est vrai que l'indifférence broie les querelles d'école. Elle trouve son équivalent scientifique dans l'opposition entre dualistes qui écrivaient SO3,H20 et les unitaires qui notaient SO4H2. Je fus à cette époque très influencé par le livre d'Oswald : L'Evolution d'une Science, la Chimie, où l'on montrait un novateur comme Berzélius, tomber dans l'académisme le plus rigide une fois qu'il eût accédé à la gloire.
Notons que le Freischütz de Carl Maria von Weber, précurseur de l'opéra romantique, était populaire alors qu'aujourd'hui, il souffre de l'ostracisme qui frappe la musique romantique
Les colonnes serrées du Larousse, fourmillaient d'exemples musicaux. Je voyais, fasciné, ces hiéroglyphes musicaux et j'enrageai de ne pouvoir les déchiffrer. Je devais avoir une dizaine d'années et tante Pia convainquit mon père de me faire donner des leçon de piano. Il finit par acquiescer à contre-coeur et se présenta un jour Daisy Arbib.
DAISY ARBIB
C'était une femme de trente ans environ à la physionomie sirupeuse et parlant d'une voix monocorde et douce. La bibliothèque de ma tante servit de lieu d'apprentissage. Je m'assis plein d'espoir, mains effleurant le clavier. "Stop! me dit la mégère, on ne touche pas au piano pendant un an. Il faut d'abord apprendre à solfier : do-o-o-o, re-e-e-e, do-o- re-e-... L'année suivante sera réservée aux gammes, la troisième aux exercices, au bout de cet apprentissage vous jouerez ce que vous voudrez".
Il n'y eut point de deuxième leçon. La semaine d'après, il fut impossible de me trouver. Je m'étais réfugié sur la terrasse de l'immeuble, où séchait le linge et où les poubelles étaient rangées. J'en dénichai une vide et m'y glissai, rabattant sur moi le couvercle.
Après ce glorieux début, mon père décréta que je n'étais pas doué pour la musique et persista dans cette attitude pendant cinq ans. Après quoi, tante Pia le menaça de payer elle-même mes études s'il le refusait. de m'en donner.
La suite dans le corps du billet.
TRIBULATIONS D'UN APPRENTI
Mon père se fixa à Paris au Grand Hôtel, où il prit des bureaux pour ses affaires, qui étaient prospères, pendant que ma mère me promenait de station balnéaire, en station balnéaire, en quête d'air pur et sec afin de retaper un système digestif ruiné par le salicylate de soude et soigner mes rhumatismes et mes maux de gorge. A chacune de ces étapes : Villars de Lens, Chatel-Guyon, le Mont Dore, Vittel, Chasles-les -eaux, j'essayai désespérément de trouver un professeur de piano. A Villars-de-Lens, on m'indiqua deux jumelles dont l'une Mâame Meffre, donnait des leçons se targuant de pouvoir jouer quelques études de Chopin. Dans le salon désuet se faisaient face deux pleyels droits à chandelier, munis d'un napperon rembourré pour protéger le clavier. Elle me donna la méthode rose, où la pièce de résistance était "j'ai du bon tabac dans ma tabatière"
C'était juste à mon niveau, car je trouvais très difficile de coordonner les deux mains.
Je travaillais effrontément dans le piano noir de l' Hötel Splendid , le palace miteux de Villars-de-Lens à chandeliers également, ( Le piano, pas le palace !) où il manquait plus d'un quart des notes, et j'étais en butte à des réclamations incessantes de la part des résidents. dont j'étais la bête noire. Ma mère me réprimandait: Tu n'as pas honte? . Non, j n'avais pas honte , lorsque j'assouvissais mon besoin de culture, j'étais d'une parfaite indifférence envers les conventions, et le savoir-vivre.J'avais un culot monstre.
A Châtel-Guyon ancienne station de cure fréquentée - se souvenait ma mère - par les maahradjas, je pris des leçons chez une pédante qui disait être une disciple de Marguerite Long. Cette horrible grosse femme, avait été l'élève et la maîtresse de Ravel. et elle avait fondé un concours très réputé. Elle favorisait les candidats qui payaient leur rançon.
Marguerite Long imposa un style d'interprétation très prisé à Paris. Mon professeur de Châtel-Guyon se chargea de m'inculquer les rèbles de la bienséance musicale en vigueur dans les milieux parisiens comme il faut..
1. Ce qui compte c'est le geste, qui doit être harmonieux comme un ballet.
2. Le mains doivent caresser les touches et les malaxer,les palper, les faire vibrer.
3. Pour chaque note, lever le bras aussi haut que possible et l'abaisser gracieusement vers le clavier.
` Mon professeur de Châtel-Guyon, me donna à travailler la "méthode rose", puis, Les exercices de Mlle Didi. Elle m'indiqua aussi un particulier qui prêtait à l'heure, son piano droit de bonne qualité. La personne qui le précédait était une chinoise. Elle travaillait du Brahms dont je n'avais jamais entendu parler et que je trouvai rude et confus. Je me demandais s'il s'agissait d'un grand compositeur.
Ce fut à mon retour à Paris, que je rencontrais Mme Lapp qui devait décider de toute ma conception de la musique. Mais c'est une toute autre histoire.