CHRONIQUE
Traduttore traditore
Qui ne connaît cet adage italien : traducteur = traître ?
Il est très difficile de trouver un équivalent exact à une oeuvre poétique ou littéraire, surtout lorsque les langues respectives sont l'anglais et le français par exemple. Que l'on songe aux transpositions plus ou moins fidèles de Shakespeare, aux mots et expressions intraduisibles faisant bon marché du contexte. En revanche la traduction de Faust II par exemple est relativement aisée si l'on suit le mot à mot, ce qui n'est guère le cas de bien des traductions qui sous prétexte de reconstituer le génie poétique du chef d'oeuvre, osent d'infâmes inventions. On se souvient à ce propos des absurdités de la traduction de "Don Giovanni ! " en " Voici l'heure !" ou encore "Don Jua-nan !" dans l'opéra éponyme de Mozart, alors qu'on aurait pu se contenter de faire chanter en italien cette impressionnante interpellation ! C'est d'ailleurs la raison de l'abandon des opéras traduits au profit des versions originales avec sur-titres. Le défi est évidemment encore plus difficile lorsque la langue écrite est étrangère aux règles de la langue traduite, par exemple les idéogrammes chinois et japonais. En revanche la différence est pratiquement nulle, lorsque la sémantique est identique pour toute la planète, et que la langue doit s'y conformer de force, en créant s'il le faut des néologismes.
C'est le cas des langues-outils comme la comptabilité, la finance, la science et la médecine ou l'informatique. Le cas de la transposition d'un texte littéraire en une version filmée est le cas le pire qu'on puisse rencontrer. Le cinéma a ses règles qui sont différentes de la lecture. Il doit reconstituer la subtilité d'une intrigue peaufinée, à savourer lentement en voyageant au besoin dans la phrase en images frappantes, condensées, destinées à faire appel aussi bien au son et à l'image qu'à ce qui ne devient qu'un scénario. Le cas est bien entendu différent dans une représentation théâtrale car, si le jeu des acteurs, leur personnalité, le décor et l'acoustique de la salle, altère le contexte, néanmoins l'intégralité du texte est préservée. On ne fait qu'à y ajouter des informations et des dimensions supplémentaires. Il y a des cas où le point de vue du cinéaste diffère de celui de l'auteur du scénario, par exemple "le Nom de la Rose", où le scepticisme de Umberto Eco, heurte l'optimisme de Annaud, comme celui-ci s'en explique dans le bonus du DVD. La fidélité est en revanche maximum lorsque auteur et cinéaste sont un seule et même personne. Le cas du film "being there" de Kosinski également l'auteur du roman, est exemplaire. D'autres transpositions sont particulièrement réussies comme celles de Boileau-Narcéjac dans "les diaboliques" (Clouzot) et "sueurs froides" alias "Vertigo" (Hitchcock).
Cela nous amène à la comparaison du "Club Dumas" de Arturo Pérez-Reverte et du film qui en est tiré "La neuvième porte". En dépit de la réussite de Polanski, les modifications apportées à l'intrigue sont telles qu'on peut parler de falsification. Et si certaines licences se justifient par les nécessités cinématographiques et ne font qu'appauvrir le roman, d'autres n'ont d'autres raisons d'être que d'introduire des images et des séquences inventées de toutes pièces dans des buts commerciaux. La recherche de spectaculaire dénature complètement le sens du livre. Je relèverai ici de mémoire des déviations grossières.
LE FILM : l'histoire du club Dumas et celle des neufs portes sont liées. Le club Dumas est une secte occulte comme celle de "Eyes Wide Shut" de Kubrick et se livre sous nos yeux à des messes noires démoniaques, où l'auteur des crimes fait irruption et déclame sa volonté de commercer avec le diable.
LE LIVRE : Le Club Dumas est une association bien innocente des admirateurs du romancier, qui se réunit tous les ans dans la demeure de la fanatique femme du premier mort, mais étrangère à sa pendaison comme aux autres morts. Son but est de s'emparer du manuscrit d'un chapitre des "trois mousquetaires" les autres étant confié aux mains de chaque membre de l'association. Le pendu a libéré une place et grâce au manuscrit apporté en don à l'association elle espère d'être acceptée comme 64ème membre. mais la tenue est inférieure à celle d'un Hitchcock ou d'un Kubrick. La découverte de l'indépendance entre le club Dumas et la recherche du livre magique, est un clou de l'intrigue et permet de mener à la conclusion, qu'il y a forcément deux manipulateurs distincts derrière les évènements.
LE FILM : La femme aux yeux verts est une sorcière jouée par Emmanuelle Seigner. C'est elle qui, au delà de la neuvième porte, environnée de flammes et d'une clarté insoutenable, se livre tout nue à une danse érotique de possession, sous les yeux d'un Johnny Depp médusé.
LE LIVRE : Le coup de théâtre supprimé par Polanski : on découvre que cette interprétation est fausse. La prétendue sorcière n'est qu'une jeune fille (comme on l'appelle dans le livre) très courageuse, pleine de pudeur, et capable d'une infinie douceur. A la fin, elle est simplement amoureuse de Corso et cela finit sur une scène de tendresse, certes moins spectaculaire que la danse érotique, mais combien plus émouvante.
LE FILM : Le nécromancien s'entoure d'un cercle de feu, pour prouver que les flammes ne le brûlent pas. Au début tout ce passe comme prévu et il pousse des cris de triomphe, bientôt mués en hurlements de douleur lorsque il découvre - trop tard que ce n'est pas le cas, et il finit comme Don Juan, entraîné en enfer. En effet le sortilège des neufs bois gravés était de la fantasmagorie issue de la superstition.
LE LIVRE. Si le nécromancien meurt c'est parce que les neuf bois étaient incomplets. Le neuvième était un faux réalisé par les restaurateurs espagnol d'après une reproduction prise dans une publication. C'est une autre surprise éludée par Polanski.
CONCLUSION : j'ai relu mes appréciations enthousiastes du film. C'est que je n'avais pas relu alors, le livre original de Arturo Pérez-Reverte que j'avais oublié. Ce qui montre que l'admiration peut avoir comme source l'ignorance. Il reste que le DVD est passionnant, les acteurs collent aux personnages, et la mise en scène particulièrement efficace. Mérite plusieurs visions répétées. Voyez le film, lisez le livre après coup sans vous laisser décourager par l'abondance de références relatives au métier de marchand de livres anciens.