*** La confusion des sentiments
Une analyse des Quatre Ballades Op 10 de Johannes Brahms.
Extraite de L'Entretien, postface au Chant de Hellewijn, série Contes et légendes. Accompagnée de nouveaux commentaires sur les interprétations désinformantes.
Voici les paroles de la première ballade Op.10 de Brahms superposées, tant bien que mal, à la musique correspondante.
On remarquera ci-dessus l'asymétrie des nuances. Mesure 7 on note un diminuendo absent de la mesure 17. Afin de bien faire ressortir le contraste entre mère et fils Brahms n'a mis qu'un seul sostenuto. La plus grande sobriété technique doit donc être respectée sous peine de tomber dans le mélo des rubati perpetuels. L'expression ne réside pas dans ces maniérismes rythmiques mais dans le respect des nuances très sensibles, du p au pp et des diminuendo imperceptibles qui donnent vie à ces tressaillements de l'âme. Est-il utile de préciser que Katchen admirable de sonorités et de nuances, tombe dans le piège rythmique. Quant à Arturo Benedetti Michelangeli dans son DVD, il semble incapable de contrôler ses pianissimi, ce concentrant non dans l'esprit de l'oeuvre, mais sur l'obtention de la sonorité la plus flatteuse possible. Au moins Katchen exprime parfaitement l'atmosphère troublée de ces pièces étranges, et leur mystère, alors que Michelangeli passe à côté. Quant à Glenn Gould, qui avoue n'avoir jamais entendu des ballades Op10 et les avoir expédiées en un mois à raison de une heure par jour de travail, le mystère reste entier : pourquoi les enregistrer, pourquoi les éditer... et pourquoi les écouter? Lorsqu'on n'aime par une oeuvre, on s'abstient.
L'interprétation ci-dessus, est évidemment subjective. Brahms n'a laissé aucun commentaire permettant de la confirmer. Elle me paraît cependant être étayée par l'unité organique de ces quatre pièces, qui prouve la continuité des états d'âme, dans le prolongement de la première qui nous donne une espèce de pierre de rosette qui permet de décoder les suivantes. Est-il besoin de souligner que les soufflets de la mesure 5, caractéristiques de la sehnsucht chez Brahms, véritables soupirs exprimant une nostalgie presque insoutenable, sont purement ignorés dans les trois interprétations citées?
Les notations ci-dessus font référence au Chant de Hellewyijn dans Contes et Légendes. D'ailleurs ces planches explicatives
sont tirées de L'Entretien. ***
Ce que j'ai nommé "chant de brouillard", est un des passages les plus mystérieux de l'histoire du piano, et célébré comme tel par les critiques. Une des caractéristiques de cette œuvre étrange, indépendamment de l'interférence des croches et des triolets, est la nuance piano et pianissimo, voire plus doux encore que pianissimo, de toute la ballade, et en particulier dans le chant de brouillard : "avec un sentiment très intime, sans trop marquer la mélodie" (indications du compositeur). En effet trop faire ressortir le chant sur le fond des harmonies stagnantes, conduirait à abandonner le pp ou à rendre inaudibles les battements interférants de croches et de triolets. Par ailleurs, psychologiquement, la mélodie doit sembler comme voilée, baignée dans une brume mystérieuse, comme un fantôme. Ces indications doivent être interprétées avec la plus grande enmpathie. Le pianiste doit oublier le piano. Dans un état zen, il doit sentir l'évocation musicale surgir sous ses doigts, sans qu'il intervienne. Le sentiment ne vient pas de l'oreille, mais de la sensation tactile de la pulpe des doigts en contact direct avec les régions les plus troubles de notre inconscient.
Est-il besoin de rappeler une fois de plus, qu'en dépit de ses grimaces de cabotin inspiré, Michelangeli est bien incapable de transmettre ce sentiment très intime? C'est que tout est pris à rebours, la mélodie est jouée lourdement, avec des sonorités pleines et charnues, et bien entendu dans un mezzo forte frôlant le forte. Mais comment le lui reprocher? Le public aime ça, et si les indications du compositeur se prêtent à une écoute dans l'intimité, comme celle du salon de Schumann où le jeune homme blond les interpréta devant ses hôtes émerveillés, en revanche, elles se perdraient peut-être dans une grande salle de concert. Par ailleurs, il est incontestable que la mélodie est plus facile à saisir, ainsi soulignée.
Quoi qu'il en soit, voici un cas exemplaire de désinformation musicale. La lettre est trahie car elle révèle une conception de la musique, et un ressenti intérieur, totalement étrangers à la sensibilité d'un public contemporain. Il faut donc l'aménager, la déformer, supprimer des messages, afin de la rendre comestible. Comme toute désinformation, celle-ci est souterraine, car le public est hors d'état de vérifier la fidélité à la partition, ne connaissant, au mieux, les ballades que par des enregistrements, les pianistes professionnels jugeant la performance de Michelangeli sur des critères purement techniques : correction du jeu (pas de fausses notes) contrôle des sonorités, autorité dans l'interprétation. Et puis n'oublions pas le rôle de l'aura dont est environné le célèbre pianiste italien, sa réputation de rigueur maniaque, de virtuosité sans faille, ses caprices de diva. Qui oserait suggérer qu'il falsifie une partition et qu'il trahit lettre et esprit, sans complexe?
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