Réflexions sur Matrix
Je viens de déjeuner avec Munchinger, un honnête homme, vice-président d'une grande entreprise de luxe : Tudor. La holding gère un important portefeuille de marques. Je remarque qu'il semble triste, affaissé, résigné. C'est qu'il a vu grandir le groupe, créé par un entrepreneur de génie, puis à sa mort, repris par son fils un pur gestionnaire. Il me raconte comment une firme mondiale comme celle-ci ne peut avaler une PME innovante sans la détruire.
Je compare sa relation des faits avec celle de Nora inc. qui a en moins de deux ans enterré une petite entreprise artisanale connue pour ses produits hors classe, véritables oeuvres d'art destinées à une élite de connaisseurs. De plus elle faisait d'honnêtes bénéfices. La propriétaire, fille du fondateur, et son fils, créatif et entreprenant, crurent qu'en combinant leur imagination d'artisan traditionnel à la puissance financière et marketing du groupe Nora Inc, on deviendrait leader mondial. Ils durent déchanter. Au bout de trois ans, la présidente fut remerciée et son fils, humilié par les bureaucrates du groupe, poussé vers la sortie. Les produits concoctés par des technocrates incompétents et sans vision conseillés par de prestigieux parasites bien en cour, discréditèrent la marque , et les pertes atteignirent deux fois le montant du chiffre d'affaires!
La question se pose : pourquoi acheter une firme qu'on a l'intention de fossoyer?
La théorie de la contingence a répondu depuis bien longtemps. Elle prédit que les gigantesques organisations globalisantes sont viscéralement ne peuvent intégrer des PME de création originales ni de donner pouvoir et autonomie à ses artisans innovateurs, seuls capables de créer ce luxe authentique, auquel même - et surtout - la gauche caviar est sensible. C'est un luxe industrialisé, un luxe de masse qui lui succède sous le nom de "haut de gamme".
Hitchcock et le luxe
Le VP marketing d'une grande firme de cosmétique, est un homme fin, cultivé, ouvert, suprêmement élégant et raffiné. Je le conseille depuis vingt ans et j'apprécie sans me lasser sa distinction, son goût aristocratique, sa vision moderne de la création des nouveaux produits.
Comme je me plaignais de la déliquescence du cinéma français, il me rétorqua vivement "Ils n'ont que ce qu'ils méritent. Seul le cinéma américain est vraiment digne de remporter la palme, car c'est le seul à être authentiquement professionnel. Les européens ne sont que des amateurs".
- Pourtant, dis-je, nous avons produit des Fellini, des Clouzot,
des Bergman...Sont-ils des amateurs?
- Cela ne pèse rien dans le marché mondial. Ce sont des films d'artiste, dans lesquels un homme seul, le démiurge, prétend avoir la science infuse, et n'accepte aucune distorsion de sa pensée.
- Et où est le mal?
-C'est qu'on se prive du feed-back du public. L'efficience exige qu'il y ait une parfaite adéquation entre les goûts de la cible marketing : des millions de spectateurs définis scientifiquement par des logiciels sophistiqués, et ceux de l'équipe de production qui à partir du scénario pondu par l'auteur-source, va le remodeler completement puis le soumettre à des tests raffinés. Bien souvent le scénario final n'a d'ailleurs que peu de points communs avec la vision initiale de l'auteur, et c'est tant mieux. C'est ce qui explique le succès de ce produit de luxe industriel qu'est le film hollywoodien. A l'ère de la globalisation, nul Hitchcock ne peut se targuer de connaître le public à qui ses films sont destinés.
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