CHRONIQUE
SOLITUDES
J'ai reçu bien des coups de téléphone, qui tous dénotaient d'une manière ou d'une autre,la maladie d'esseulement.
Le livre de Kosinski, "Cockpit" que je suis en train de lire est désolant. Il montre la pire des solitudes : celle d'un homme qui est coupé de communication affective même avec son double. Cet homme pétrifié, glacé, rationnel, objectif, mesurant tout en fonction des objectifs matériels qu'il poursuit, ce bureaucrate sans coeur, ni même le semblant d'âme que l'on peut déceler dans une tortue, cet homme est souvent indiscernable. Il n'a pas de persona, mais des masques dont il change à volonté. Derrière ces masques nulle méchanceté, nulle cruauté, mais le néant. Cet homme peut ainsi sauver ou condamner des millions de victimes de la barbarie, il confond l'amour de l'autre avec le sexe égoïste, qu'il peut éprouver intensément comme le gourmet goûte le canard confit de Bocuse, mais aussi fugitif, aussi évanescent que le vent des côtes de la Manche.
La solitude peut être purement matérielle, physique, visible du dehors. Dans "Giulietta degli spiriti" ( Juliette des esprits ) le chef d'oeuvre absolu de Federico Fellini, on assiste à la découverte progressive par son idéaliste de femme, de la trahison de son mari adoré, ses petits mensonges, ses demi-vérités, ses grandes absences, son indifférence aimable.
Elle a passé les loisirs de sa jeunesse à se cultiver, à fréquenter les grands génies : Dante, Leopardi, Guido Gozzano, Alfieri et Manzoni. Elle a négligé les artifices du sexe, et de toute manière elle vieillit et ne peut rivaliser avec les médiocrités aux cheveux platinés; à la poitrine généreuse.
Au petit matin qui conclut le film, voici notre Giulietta Masina (car l'actrice est la femme de Fellini) abandonnée à elle même, à son affreuse solitude; et on la sent capable de quelque extrémité. Peut-être pas d'ailleurs, elle errera toute sa vie dans les landes arides du désenchantement. Mais voici une multitude de voix pressantes qui l'interpellent : "Tu n'es pas seule, tu n'es pas seule, nous sommes avec toi, les esprits gentils (que tu as aimé et fréquentés dans les livres de ton adolescence!)
Edouard Herriot disait que la culture est ce qui subsiste quand on a tout oublié. C'est en partie vrai, car ce qui reste est pur de toute érudition, cette maladie de la culture. Mais relisez le "Marchand de Venise". Antonio, le marchand voue une passion payée de retour avec Bassanio. Antonio est un armateur célibataire, dont l'affection éternelle exclusive, se porte sur le jeune et beau Bassanio pour qui il se sacrifie. Ce dernier bien qu'amoureux de la riche Portia met en jeu leur union en se séparant de sa bague de mariage au profit de l'avocat qui a sauvél des griffes de Shylock. son ami de coeur. Antonio devrait être heureux de cet amour partagé, et du succès matériel de son protégé. Mais il souffre d'une tristesse incurable. La nostalgie est ce qui reste, quand on a bénéficié d'une affection intense même partagée. En effet, Antonio aime de tout son coeur, de toute son âme, un jeune homme dont il ne connaît que trop le fond de la personnalité. Il est conscient du caractère superficiel de l'objet de sa tendresse, Bassanio, qui lui a demandé de s'endetter pour plastronner devant la riche Portia dont il espère de se faire épouser, bien qu'il aime toujours au moins autant le marchand de Venise, n'a rien de plus pressé que de s'adresser à l'usurier Shylock. Le pire ennemi d'Antonio ! Tout ceci Antonio ne l'ignore pas, d'où sa tristesse. A la fin de la pièce Antonio a toute satisfaction : tous ses désirs sont exaucés : Bassanio richement doté lui est dévoué par dessus tout, il a retrouvé sa fortune , mais pour paraphraser Herriot, la solitude est ce qui reste quand tous les désirs ont été satisfaits.
Commentaires