*** Pour une réalisation cinématographique de la Tétralogie.
Le premier volume du Voyage au coeur du Ring, Encyclopédie. paru en 2005 chez Fayard comporte 832 pages, soit la moitié de l'ouvrage complet. Bien que ce volume (dans tous les sens du terme) ait impressionné les critiques et le public, il n'est que la partie visible d'un travail de fond resté inpublié. Il a été très difficile de sélectionner les passages retenus et on a du se résigner à condenser ou à simplifier les paragraphes trop techniques ou trop décalés. Parmi eux, un projet que j'ai caressé depuis ma jeunesse : contribuer à la mise en scène cinématographique du Ring. Cet article rassemble mes souvenirs sur les tentatives ratée d'aboutir à un tel projet et un plaidoyer pour ce que j'estime être le seul moyen convenable de représenter cette monstrueuse oeuvre multimédia.
On se reportera avec fruit à L'Encyclopédie du Ring, pp 715-725, de même qu'à l'article sur Obliques que j'ai oublié de mentionner dans ma bibliographie (Bruno Lussato, Projet d'adaptation cinématographique de la Tétralogie. in Obliques 1979, p.177. N° spécial sur Wagner). Ce qui suit est une version non réduite du chapitre publié dans L'Encyclopédie. .
Le Ring au cinéma, Pierre Flinois pose le problème. L'oeuvre la plus "cinématographique" de Wagner, celle qui se prête le mieux à une traduction "hollywoodienne", au premier degré de la narration, n'a pas vraiment tenté les caméras. Question d'ampleur, évidemment. Quel meilleur moyen pourtant de mettre en image la Gesamtkunstwerk? Même aboutie, ( la Tétralogie, )sur scène, ne souffre-t-elle-pas toujours des dimensions de celle-ci? Où nous montre-t-on encore Grane? (Le cheval de Brünnhilde) Où a-t-on vu un vrai "Feurerzauber"? (L'enchantement du feu). Le Cinéma, avec sa part de rêve technique, et son univers illimité semblait bien fait pour le "Ring". Et pourtant "Ring" et cinéma n'ont jamais convolé.
Pierre Flinois, L'Avant-Scène Opéra, Paris, 1992. Le contenu de parenthèses est de moi.
Les visions de la fantasmagorie du Ring
On peut distinguer quatre "visions" authentiques du Ring dont deux ne nous sont pas accessibles.
1°)Le Ring virtuel. La première vision est décrite par le poème de 1853 publié à compte d'auteur. Il ne comprend pas encore la partition, mais fixe l'imagerie que le compositeur avait en tête au moment de commencer la réalisation musicale. Non seulement cette dernière ne contredit pas la vision originale, mais elle la conforte, comme le montrent la musique du combat de Siegfried et du dragon, ou des nombreux allers-retours de Siegfried sur le Rhin. Cette fantasmagorie posait à l'époque des problèmes insolubles et il en subsiste encore à la notre. On ne peut cependant l'ignorer car elle correspond exactement à la vision de Wagner-créateur, vision qu'il a essayé avec acharnement de reproduire lors de la première de 1876.
2°) Le Ring de 1876. La seconde vision correspond au résultat des efforts de Wagner pour "coller" à sa fantasmagorie originelle. L'écart entre la vision originelle et celle offerte aux spectateurs de Bayreuth, le plongea dans une dépression bien compréhensible.
3°) Le Ring aménagé. À la suite de sa déception, Wagner envisagea de réviser et de remanier le Ring. Tout d'abord, il s'était rendu compte que le résultat sonore ne correspondait pas à ce qu'il avait en tête: il n'avait pas pris la mesure de l'acoustique très particulière du Festspielhaus et avait perdu l'habitude de fréquenter les grands théâtres d'opéra et d'y diriger de grands spectacles. L'orchestration du Ring devait s'en ressentir. Parsifal beneficia de cette expérience pratique mais le Ring ne put en bénéficier. En ce qui concerne les modifications dramaturgiques prévues par le compositeur on en est réduit aux conjectures mais on suppose qu'il aurait modifié les costumes dans le sens d'une plus grande simplicité et qu'il aurait formé les chanteurs à une gestuelle plus naturelle.
4°) Le Ring de l'avenir. Il est plus que probable en revanche que si Wagner avait pu avoir à sa disposition les technologies actuelles de l'image, il en aurait fait un ample usage. On peut, au risque de heurter quelques sensibilités, supposer qu'une réalisation contemporaine du Ring par le compositeur miraculeusement ressuscité, aurait fait les délices du grand public, et suscité l'opposition véhémente de bien des wagnériens d'aujourd'hui. Il suffit de rappeler quelques principes défendus par Wagner dramaturge et régulièrement enfreints par la plupart des metteurs en scène.
Les principes dramaturgiques de Wagner.
I. Essayer de plonger le spectateur dans une illusion naturaliste. Cette option déclarée "kitsch" par les connaisseurs européens, est pourtant celle qui a le faveur du grand public, comme le montre la vogue du "Seigneur des Anneaux" et autres Space Opéras. Ce n'est évidemment pas une raison pour l'approuver, mais malgré qu'on en aie elle correspond aux souhaits du créateur.
II.Accorder la priorité à l'apparence physique des acteurs. Si nécessaire capter les expressions de leurs yeux, de leurs traits ou au contraire présenter des paysages grandioses et des phénomènes exigeant un espace considérable. Le passage où Sieglinde se penche sur Siegmund pour détailler les veines de son front et l'éclat de son regard, ne peut se concevoir que dans un gros plan intimiste. Au contraire l'arc-en-ciel et la chevauchée des Walkyries exigent le recours au grand écran panoramique hollywoodien.. Le Ring exige donc une géométrie variable de la taille de l'écran, une grande variété de prises de vue, et un rapport sans cesse fluctuant entre le spectateur et les personnages. Citons à titre d'exemple l'indication scénique suivante:
"Siegfried s'est retourné et s'est mis à scruter tranquillement le regard de Mime. Celui-ci rencontre le regard de Siegfried et tente craintivement de dérober le sien.".SI,1.
Comment respecter de telles indications sans un recours à la caméra?
III. Le son de l'orchestre doit paraître provenir de toute parts, rigoureusement homophone et fondant les timbres spécifiques des instruments en un agrégat fusionnel. ("Entendu de derrière une cloison" souhaitait le compositeur). En revanche, les voix sont émises d'une manière directive et "stéréophonique". Ainsi le "bruit qui pense" des leitmotive parait prendre naissance dans notre cerveau, un peu comme écouté dans un casque de haute fidélité.À l'exception bien entendu des sons musicaux descriptifs: enclumes, tonnerre, dragon et cor de Siegfried. Cette exigence est satisfaite par l'acoustique du "Festspielhaus" de Bayreuth. Elle serait encore mieux par la technique contemporaine du "surround" qui envahit maintenant le home cinéma. Le Ring peut désormais pénétrer dans les foyers.
IV. Faire l'impossible pour donner une image convaincante des évènements spectaculaires: les évolutions nautiques des filles du Rhin, le combat avec le dragon, l'incendie du Walhall, assez proches des effets spéciaux dont raffole le grand public contemporain. Le défi lancé par Wagner est soit un handicap, soit un stimulant pour les spécialistes en images de synthèse et un argument de vente de grand public. Wagner a devancé l'esthétique et les moyens qui aujourd'hui, pour le meilleur et surtout pour le pire, dominent l'univers du spectacle.
V. Essayer de donner une image convaincante de personnages impossibles: Alberich, Mime, Siegfried, Brünnhilde. Le premier doit être à la fois petit, hideux, mais profondément humain et doté d'une certaine dignité, le second doit apparaître pitoyable et odieux tout à la fois. Wagner nous apprend que Wotan "baise les lèvres enfantines" de Brünnhilde, que Siegfried, "l'adorable enfant" prend pour sa maman! La transformation de la Walkyrie, adolescente guerrière et indomptable, en une jeune femme imposante et dotée de seconde vue ne va pas de soi. Celle du splendide enfant en un héros pervers et volage, n'est pas évidente non plus. Jadis, l'espace d'une nuit d'amour, la barbe poussait à Siegfried. On pensait ainsi montrer la différence entre l'adolescent encore chaste et l'homme comblé de Crépuscule des dieux. On ne faisait qu'ajouter à l'incongruité du personnage. Le doublage et les images de synthèse permettent de créer des personnages virtuels convaincants.
VII. Combler le hiatus entre ce que l'on voit et ce que l'on entend: un enfant adolescent, une très jeune fille, dotés tous deux d'une voix puissante et exercée, par exemple. L'utilisation du doublage et du son artificiel résolvent le problème pour le grand public, mais au prix d'un décalage entre la voix et l'apparence physique de l'acteur qui choquerait les amateurs d'opéra. Neanmoins un DVD comme "Eugène Onéguine" sous la direction de Sir Georg Solti démontre que le procédé peut être parfaitement convainquant.
VIII. Essayer de rendre présents des récits qui n'ont pas été convertis en action scénique. On ne voit ni Wotan en train de boire à l'eau de la source, ni Siegmund en train de protéger la jeune fille dont il a tué les frères. La musique anime des évènements que le procédé de "flash back" peut restituer concrètement, remplissant le voeu de Wagner qui essayait de rendre l'action visible. Eisenstein essaya de recourir à ce procédé lors de la mise en scène de la Walkyrie commandée par Staline en l'honneur d'Hitler. Le flashback en surimpression est un procédé classique et typiquement cinématographique.
IX. Essayer de focaliser l'attention du spectateur sur le rectangle de la scène et lui permettre de comprendre tous les détails du texte. La salle du Festspielhaus de Bayreuth, avec sa disposition en amphithéâtre, son obscurité absolue et la forme rectangulaire de la scène, a été le modèle de toutes les salles de cinéma à grand écran actuelles.
X. Plonger le spectateur dans l'action dramatique en lui faisant oublier que les personnages sont des professionnels stipendiés, et qu'un chef d'orchestre en habit coordonne les efforts laborieux d'une kyrielle d'instrumentistes. Siegfried mort ne saurait venir s'incliner obséquieusement devant le public côte à côte avec son collègue Hagen, pour recevoir bouquets de fleurs et applaudissements. A-t-on jamais vu à la fin d'un film, les morts ressusciter pour venir se présenter à l'assistance? Le public sort, encore sous l'impression ressentie, sans que rien ne vienne la distraire.
XI. Offrir une vision du Ring qui serve de point de départ à une interprétation personnelle sans fermer aucune des lectures possibles. Seule l'observation rigoureuse des indications originales, permet d'offrir une telle ouverture. Le coût d'une réalisation cinématographique, la condamne à être un "long seller" diffusé dans le monde entier. Les options choisies ne peuvent donc être restrictives ni arbitraires. Chaque public présent ou futur doit pouvoir y puiser sa propre interprétation. La neutralité relative du metteur en scène et du décorateur et l'intégrité deviennent ici une nécessité commerciale absolue. Cela réduit la liberté et l'ego du réalisateur, mais les contraintes qui inhibent les médiocres, stimulent souvent les créateurs.
XII. De même, nous devons, à défaut de nous identifier aux personnages, avoir l'impression qu'ils ont quelque chose de légendaire, de "hors temps" et "hors espace". Leur apparence devra être assez neutre pour que l'on puisse les imaginer à notre guise. Ceci n'est pas aisé pour certains des rôles où il faut faire un choix entre des visions antinomiques. Loge peut aussi bien se présenter comme un démon flamboyant, ou comme un bossu hypocrite et manipulateur. Les paysages et les personnages doivent apparaître comme archétypiques et "neutres", non datés géographiquement ni historiquement. Cette nécessité correspond d'ailleurs aux souhaits du grand public comme le montre le succès des sagas situés dans un passé reculé ou un futur indéterminé.
On est donc amené à constater que seule une réalisation cinématographique dotée des moyens technologiques contemporains permet de respecter les principes dramaturgiques wagnériens.
Réaliser le Ring aujourd'hui.
Le but de ces réflexions est de proposer quelques pistes à un hypothétique cinéaste qui oserait entreprendre la réalisation d'un Ring aussi conforme que possible à la vision originale wagnérienne. Certes je ne saurais m'autoproclamer dépositaire d'un quelconque label d'authenticité. Mais un demi-siècle de fréquentation de l'oeuvre m'ont permis, je crois, de l'assimiler et de m'affranchir des modes successives qui en ont dénaturé le plus souvent la fraîcheur et l'immédiateté nécessaires.Je crois utile au préalable d'évoquer quelques souvenirs personnels.
Le Ring et moi.
Voici plus d'un demi-siècle, mon esprit était empli des représentations chantées par Kirsten Flagstad, Max Lorenz et Luwig Weber, dans les décors de Prétorius transfigurés par mon imagination. Un matin, je me réveillai, le coeur battant, bouleversé. J'avais rêvé une Tétralogie idéale. Je devais me trouver dans un état de transe hypnagogique car je me souvenais de chaque détail. Il m'avait semblé me mouvoir dans ce que l'on nomme aujourd'hui, la réalité virtuelle. Je côtoyais physiquement les personnages, je pouvais ressentir la présence obsédante de Hagen, croiser le regard étincelant des jumeaux, voir clopiner un Mime terrorisé par un adolescent cruel et indomptable. Le hiatus entre les représentations théâtrales et cette vision idéale m'emplirent d'une frustration insupportable qui me poussa à affronter le milieu du cinéma dans l'espoir de persuader des producteurs de donner corps à cette vision merveilleuse.
Armé de l'énergie de la jeunesse, je réussis à convaincre René Leibowitz et les dirigeants de la Scala de Milan, d'entrer dans un projet de réalisation cinématographique du Ring. Nous eûmes plusieurs entretiens avec des producteurs connus et les déboires rencontrés nous donnèrent une idée du fossé qui sépare le milieu du cinéma, d'une conception authentique de la Tétralogie.
Le cas le plus flagrant fut un déjeuner avec Serge Bourguignon, le cinéaste des "Dimanches de Ville-d'Avray" qui nous présenta, à Leibowitz et moi-même, si ma mémoire est bonne, un certain Nathan, président de la Columbia. Cette maison, connue pour ses audaces "intellectuelles" avait produit West Side Story, qui faisait alors un tabac. J'essayai de démontrer à Nathan que le public qui avait bien accueilli les 2h40 de l'oeuvre de Leonard Bernstein, pourrait tout aussi bien apprécier L'Or du Rhin, d'une durée équivalente. Le magnat me répondit que les récitatifs accompagnés par le clavecin et les lambris Louis XVI faisaient démodé. Ce n'est qu'au dessert que nous comprîmes qu'il confondait Bayreuth et Salzbourg! Et il ne voulait pas en démordre: il tenait les cordons de la bourse, donc il avait raison!
Un autre épisode burlesque fut la rencontre avec le producteur Weil-Velaise, qui m'invita à déjeuner dans sa somptueuse penthouse de la place Vauban. "Avez vous protégé le scénario? C'est un préalable nécessaire à toute discussion. Un scénario non exclusif ne vaut rien". Je n'arrivai pas à lui faire comprendre qu'on ne pouvait pas plus s'assurer de l'exclusivité de l'histoire du Ring que de celle de Roméo et Juliette!
Frédéric Rossif enfin daigna s'intéresser au projet de même qu'Alain Resnay. Mais celui-ci me dit que la musique de Wagner devait être modifiée car peu adéquate... Et celui-là tenait absolument à un envol d'oies sauvages pour ouvrir la scène des filles du Rhin. Je m'enfuis en courant!
Aujourd'hui de telles mésaventures seraient inimaginables. Voici cinquante ans, seuls les wagnériens et les mélomanes avertis avaient l'occasion d'écouter et de voir le Ring. La plupart des gens cultivés n'en connaissaient que quelques extraits. Rappelons qu'on ne disposait pas d'une seule traduction française de la tétralogie. La dernière en date, celle de Brinn'Gaubast datant d'avant le XXe siècle était une rareté bibliographique! Que de progrès réalisés depuis! Chaque chef a voulu signer son Ring et il n'existe pas moins de sept versions en vidéo. De surcroît les technologies de l'image se sont popularisées et dans un proche futur, le coût de réalisation d'un pareil spectacle deviendra abordable. Malheureusement un certain nombre de handicaps et de difficultés inédits, compromettent gravement les chances de voir apparaître dans un proche avenir un Ring décent au cinéma ou en vidéo.
Des handicaps difficilement surmontables.
Le premier handicap est lié à la domination culturelle américaine et au totalitarisme des multinationales. Aucun spectacle d'envergure ne peut trouver preneur s'il n'est pas diffusé mondialement. Cela ne serait pas grave en principe, les films grâce au DVD étant doublés dans plusieurs dizaines de langues, si la population du monde ne comprenait aussi des américains! Car l'américain moyen ne sait pas lire les sous-titres et a même du mal à supporter les doublages. Ceux-ci sont destinés aux "aliens", aux étrangers, la langue originale, "domestique", étant l'américain. (Cependant la situation a tendance à s'améliorer).
Le problème est insoluble car même si l'on portait à l'écran la version anglaise de Gooddall, elle serait difficilement compréhensible par le spectateur anglophone, comme d'ailleurs la langue originale l'est pour le spectateur allemand moyen. En dépit des efforts du compositeur pour rendre le texte intelligible, de nombreux passages, surtout dans les registres aigus, sont incompréhensibles. D'où des plages de spectacle marquées par l'ennui et condamnant sans appel le succès populaire de la saga tétralogique.
Le second handicap .
C'est la longueur de l'oeuvre. On peut cependant le contourner en fragmentant l'oeuvre en dix épisodes. Après tout le Seigneur des Anneaux dure autant que deux journées du Ring!
Le troisième handicap.
Il tient à la complexité de l'intrigue. Certes de nombreuses séquences peuvent être absorbées sans réflexion et procurer émotions esthétiques et décharges d'adrénaline. Mais pour des évolutions aquatiques des nymphes nues, et un effondrement spectaculaire du Walhall pendant que le Rhin déborde, combien de passages exigeant mémoire et acuité psychologique! Le monologue de Wotan qui succède à sa discussion juridico-éthique avec Fricka, requiert une curiosité pour les ressorts de l'âme et du pouvoir que l'on ne trouve généralement que dans un public cultivé et sophistiqué. Certes, cette élite a augmenté considérablement en qualité et en quantité depuis quelques décennies, mais la mondialisation culturelle dominante la considère non sans raison comme un segment marginal.
Or le niveau culturel du grand public américain, celui qui compte et qui fixe le standard mondial, a baissé d'une manière préoccupante. Il suffit de comparer la première trilogie de Starwars avec la seconde. Les policiers de jadis, dotés de solides intrigues, les chefs d'oeuvre signés Rossellini, Kubrick, Kurosawa ou Fellini, ont été supplantés par des produits audiovisuels élaborés à coup de marketing et conçus en fonction des produits dérivés. Certes, on peut à partir du Ring vendre des licences pour des jeux vidéo (Druillet en a commercialisé un), ou des poupées. Mais le moindre film-culte battra la Tétralogie dans ce domaine. Il est conçu pour satisfaire la consommation du grand public et son évasion, alors que Wagner entend l'éduquer, l'élever, le faire réfléchir! Par ailleurs le "format" de l'opéra et du film musical n'est plus compatible avec le goût du consommateur de films. Le grand public n'a aucune envie d'aller au cinéma voir un opéra... Ni ailleurs! L'échec relatif des opéras rock et des comédies musicales le prouve.
*** Attention, paragraphe politiquement incorrect!
On pourrait certes espérer que la baisse des coûts de production dûs aux nouvelles technologies de l'image, conjuguée à la croissance des besoins culturels des écoles, des universités, des mélomanes et gens de goût permettrait d'entrevoir une rentabilisation à moyen terme. En effet on peut pour moins de dix millions de dollars monter un Ring cinématographique convenable. Mais on se trouve face à un nouvel handicap. Ce public cultivé ou qui prétend l'être, est tributaire du jugement de l'establishment culturel, lui même influencé par les critiques, les "wagnériens" autoproclamés et les leaders d'influence à la mode. Or l'esthétique wagnérienne est rigoureusement opposée au prêt-à-penser intellectuel, et particulier européen, comme le montre la fortune critique du Ring. On a pu constater en lisant les critiques des mises en scènes du Ring, que les versions qui respectent scrupuleusement les volontés du maître (L'or du Rhin par Karajan, le Ring du Met), sont reçues par des sarcasmes voire même des appréciations aussi arbitraires qu'haineuses. Le terrible anathème est prononcé: c'est "kitsch" , ou encore de goût américain (forcément mauvais!). L'expression ironique: "pas une feuille ne manque à la forêt", (ce que Wagner souhaitait jadis et le grand public aujourd'hui), suggère que le réalisme et l'illusion sont condamnables. Se les fixer comme but serait une marque de naïveté, d'inculture américaine. En revanche n'importe quelle incongruité, n'importe quelle absurde falsification de la vision originale du Ring trouve toujours des partisans pour la défendre, des arguments pour l'excuser ou l'exalter. Il va sans dire que le grand public comprend goutte à des obscurités insondables même pour des connaisseurs, et peut-être même pour les metteurs en scène qui en sont responsables!
On se trouve donc pris en tenaille entre le grand public à qui on a appris à consommer sans réfléchir, à suivre l'action de trois minutes en trois minutes, mais qui pourrait apprécier l'imagerie du Ring s'il faisait l'effort d'attention requis, et une élite qui aurait honte d'approuver cette imagerie à grand spectacle et de "se laisser avoir" par l'émotion esthétique de paysages splendides, d'êtres divinement beaux et nobles, d'un spectacle magique propre à émerveiller un enfant.
Nietzsche revisité. Dans La Naissance de la tragédie, l'écrivain témoigne d'une singulière prescience du dilemme entre représentation idéale: paysages grandioses, héros splendides, et représentation réaliste: historicisation et banalisation. Aujourd'hui on a tendance à glorifier des spectacles qui ne dissimulent rien de la misère de l'existence: personnages falots, langue ordurière, taudis et paysages arides, déchéance d'un monde condamné. Récemment la Tate Gallery a conféré un prix important à une oeuvre d'art, en raison de son authenticité. Il s'agissait d'un lit maculé d'urine, de vomissures et d'excréments. Des préservatifs usagés complétaient la touche d'authenticité qui avait valu à l'artiste son prix. En proie à une dépression nerveuse suite à une mésaventure sexuelle, elle avait "vécu" dans ce lit pendant une semaine. (Il s'agit d'une installation de Tracy Emin, lancée par cette oeuvre, et qui domine la scène londonienne).
Les grecs, dit Nietzsche, étaient des gens d'une grande sensibilité. Ils n'ignoraient rien des duretés de la vie, de la cruauté de la mort, de l'injustice et de la violence. Mais représenter telle quelle cette situation eût été peu supportable. C'est pourquoi entre l'horreur existentielle et eux, ils avaient dressé une muraille sacrée. Ils avaient inventé les dieux de l'Olympe. La beauté avait magnifié la terreur et l'avait rendue acceptable. Transposer telle quelle la laideur du monde sur une scène eût été indigne du peuple qui inventa la tragédie.
Nietzsche n'a pas de mots assez forts pour stigmatiser la tendance à la banalisation et à la rationalisation-historicisation de la tragédie. En réduisant le mythe à l'histoire, on le prive de son universalité, on le momifie dans un champ temporel étroit et déjà dépassé. En le banalisant, on permet au spectateur de descendre des gradins de l'amphithéâtre pour se joindre à l'acteur, devenir lui même acteur, reconnaître sur la scène sa propre médiocrité. On a l'impression que l'auteur a pressenti les soaps opéras dont Loft Story est l'exemple le plus abouti. Le téléspectateur contemple sa propre médiocrité à l'état brut, sans aucune médiation d'ordre esthétique.
Qu'on approuve ou qu'on désapprouve le point de vue de Nietzsche, c'était celui de Wagner composant son oeuvre majeure! Les deux idées directrices du Ring visent la débanalisation et la délocalisation du Mythe. Bien que la tragédie wagnérienne mette en scène les situations les moins supportables: pédophilie latente (Alberich et les filles nubiles), inceste, viol (Hunding), viol psychologique (Siegfried sous l'emprise de la drogue), infanticide (Wotan), exécution sadique (Siegfried jouant au chat et à la souris avec Mime), camps de travail concentrationnaires, (Les Nibelungen), elle les transcende par le choeur des leitmotive qui sans relâche commente l'action, par la noblesse des personnages divins, la beauté impressionnante des héros. L'orchestre lui même traduit l'opposition nietschéenne entre Apollon (l'harmonie de l'accord parfait majeur) et Dionysos (le chromatisme dissolvant et excitant, l'accord de quinte augmenté, rebelle à l'ordre apollinien). Il en resulte le tragique exprimé par le mode mineur, celui de la lance et des héros.
Respecter les indications scéniques wagnériennes, n'est donc pas un souci d'authenticité quelque peu archaïque, mais une nécessité vitale. Penser que l'imagerie du Ring est quantité négligeable, variable libre devant s'adapter à la mode afin de préserver la vitalité de l'oeuvre, relève du conformisme intellectuel, qui lui, est effectivement démodable.
La beauté des paysages, si rarement représentée sur scène, met en relief l'importance de la nature menacée par l'avidité humaine. Elle nous remplit d'un sentiment d'admiration pour Gaïa-Freia-Erda en donnant tout son sens au renoncement à l'amour. La beauté des Wälsungs exaltée par les repoussoirs des Nibelungs, est l'équivalent de la barrière apollinienne qui nous séparant du contact direct avec le malheur, le rend plus supportable. Comment imaginer des jumeaux dépourvus de la jeunesse divine? Comment apprécier les dialogues, les attitudes, les comportements de Siegfried et de Brünnhilde, si l'on ne peut admirer en eux la fraîcheur et la perfection de l'adolescence qui atteint la maturité? Siegfried et Brünnhilde sont des enfants divins plus proches de Botticelli et de Michel Ange que des caricatures que nous présentent bien des mises en scène (y compris le spectacle de 1876 stigmatisé non sans quelques raisons par Léon Tolstoï).
Je dois avouer que depuis ma re-création onirique de la fantasmagorie wagnérienne, j'ai eu de plus en plus de mal à retrouver cette vision originelle, tant elle a été oblitérée, enfouie, contaminée par les spectacles incongrus que j'ai dû consommer à Bayreuth ou à Londres, à Munich ou à Paris. Comment chasser de mon esprit la mâchoire ingrate de Manfred Jung, quasi sexagénaire perruqué, mimant les turbulences de "l'enfant assassin" et la stature monumentale de la matrone que Siegfried prend pour un jeune éphèbe? Ne parlons pas d'un vieux bonhomme poussif en robe de chambre se battant à coups de pelochons avec une putain blonde d'un âge certain. (La scène d'amour entre les jeunes héros). Il m'a fallu recourir à des subterfuges pour retrouver l'authenticité perdue et je me propose d'en communiquer certains au lecteur qui comme moi, aurait eu le bonheur douteux de voir la tétralogie dans une mise en scène "distanciée".
(A suivre).
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