Globalisation et hypermoules. Tous des clones !
Pour Alexandre
Je connais au moins quatre Alexandre que, d'une manière ou une autre j'ai contribué à former ou avec qui j'ai échangé bien des réflexions propices. Mais pendant ces semaines passées à San Remo, j'ai rarement laissé passer un jour sans penser à la transmission de mon faible savoir à un de ceux-ci, le nouveau venu. J'ai tenu le pari de lui inculquer en ces quelques jours, et le plus souvent au téléphone, l'essentiel du contenu de Virus. C'est avant tout pour lui que je synthétise à l'extrême, dans cette chronique, ce qui me paraît essentiel dans l'apprentissage du métier de dirigeant. Le public pourra se reporter s'il le désire aux réflexions d'un vieux professeur.
Voici à mon sens les notions essentielles de cette théorie et leur regroupement en concepts.
Travail humain. Pour Marx, le travail est ce qui différencie l'homme de l'animal, une activité organisée, réfléchie, exigeant du temps et de l'énergie, et engageant tout l'être : esprit, coeur et corps. Les autres fonctions : aimer, copuler, manger, voyager, danser, se battre, faire la cour, donner généreusement, jalouser etc... se rencontrent aussi bien chez l'homme que chez les animaux.
Travail animal. Le cheval de labour, l'ouvrière oeuvrant à la fourmiliere, L'employé remplissant un formulaire de commande, ne travaillent pas, ils sont "travaillés" par leur maître, par l'instinct , par la Centrale d'Achats. Ce travail peut être effectué par des animaux : esclaves, robots, hommes robotisés. C'est le vieux rêve où l'homme pourrait être remplacé par la machine.
Spécialisation et centralisation. Le travail humain devrait être plus plus payé que le travail chinois. On a donc intérêt à centraliser les ressources rares et chères accomplies par les élites, C'est le concept de synergie.
Moule et produit de série. Le moule est un prototype fabriqué par un homme indemne, en possession de toutes ses facultés créatrices. Le moulage permet de produire des colones, issus de la réplication de la forme originale. L'activité de "clonage" ne coûte pas cher par rapport à celle de création : activités sportives etc...
Indice de valeur humaine ajoutée. (IVHA) C'est le quotient entre l'argent dépensé pour concevoir, monter et vendre, un produit qui va être répliqué en N exemplaires. Pour un moule donné, plus le tirage sera important, plus l'indice de valeur humaine ajoutée IVHA baissera, plus bas sera le prix de revient de l'objet ainsi manufacturé. L'accroissement de la rentabilité explique la vogue des fusions d'entreprise. Sous le nom de restructuration, se cache la lettre de licenciement. Ainsi lorsque Rhône Poulenc fusionna avec l'allemand Hoechst pour former Aventis, l'équipe de recherche française fut éliminée au profit de l'allemande.
L'hypermoule et ses clones. J'ai désigné par hypermoule , une extension du sens du "moule". Le concept représente un large éventail de notions, tournant toutes autour du travail humain . Un exemple permettra de saisir la distinction.
Le cas l'Oreal. A l'époque de François Dalle il y avait autant de slogans que de grands marchés culturels à atteindre. L'hypermoule comprend les concepteurs idéologiques, les dessinateurs, les projeteurs; les concepteurs de la bouteille, le directeur du MArketing de la région etc. Le clone est la bouteille issue de la chaîne de fabrication, ou encore l'affiche publicitaire, le clip télévisuel promotionnel. Déjà, avant Lindsay Owen Jones, la décision était prise de tout unifier : un seul sologan pour le monde entier : L'Oreal parce que je le vaux bien. Une seule équipe l'emporta, les autres hypermoules furent éliminés. Celle qui fut conservée avait des responsabilités accrues et des contrats plus avantageux, car la moindre erreur devient fatale par suite de la massification.
Les failles et contradictions internes de la courbe d'expérience.
Effet d'expérience (selon le BCG*). Postulat selon lequel, entre dix sociétés produisant grâce à dix hypermoules un nombre total N de clones, et une société qui produit grâce à un seul hypermoule, le même nombre N, c'est la seconde qui sera la plus concurrentielle, car ayant une expérience plus grande, puisque la production de N clones est dix fois supérieure à celle de N/10 de chaque société concurrente.
*Boston Consulting Group, célèbre compagnie de consultants en stratégie d'entreprise et en organisation, qui a eu son heure de gloire au moment du séminaire de Davos sur la mondialisation-globalisation.
Les dérivations du postulat de la courbe d'expérience supposée montrer l'accroissement de la productivité avec l'effet de masse d'un monoproduit, ont été importantes. Elle a conduit à l'intérieur de l'entreprise, à un apauvrissement de la variété des modèles produits. A l'extérieur, cette pauvreté a été exportée grâce aux fusions-acquisitions-restructuration acroissant encore l'uniformité des produits proposés et en élevant N à une production planétaire.
La désinformation sémantique du concept du BCG.
Le fait que le postulat du BCG ait été accepté sur la foi de modèles statistiques et économiques sophistiqués, montre l'abdication de la pensée humaine devant les ukases du dogme de Davos : le mythe de l'économie d'échelle et de la synergie. Il suffirait d'un peu de jugeotte pour permettre à un enfant de douze ans de détecter la faille.
En effet l'expérience est fille des erreurs. Chaque erreur est porteuse d'enseignement, et il est même des erreurs heureuses (la felix culpa) qui améliorent un produit. On a cité ailleurs, l'invention d'un papier marbré et parcheminé d'une texture très appréciés par le public. Les merbrures étaient dues à un défaut dans le nettoyage des cuves de pâte à papier! C'est encore plus vrai lorsque le produit dépend du goût du public. Il est alors nécessaire de faire constamment des éssais et des erreurs pour rectifier le tir. C'est d'ailleurs ainsi que procède la sélection naturelle.
Reprenons les chiffres ci-dessus : dans le cas des dix sociétés, il en est au moins une qui innove sur N/10 clones. Si la société qui a une capacité de N/10 articles produits par mois, au bout de dix mois, elle aura pu dix fois de suite faire le point sur l'accueil de l'innovation, et faire dix ajustements successifs au désir de la cliéntèle. Mais l'usine qui aura produit à partir d'un hypermoule seulement, N articles, ne pourra faire un ajustement une fois tous les articles écoulés. C'est ce que les gens de Toyota ont compris, et il en est sorti le concept opposé dit du kan ban qui considère chaque commande comme un tout unique, ayant son propre hypermoule. Lorsque vous commandez une voiture, toutes les pièces nécessaires sont rassemblés dans un container (le Kan Ban) et votre voiture passe d'un poste à un autre, pour être fabriquer selon vos désirs. La voiture suivante pourra être tout à fait différente car destinée à un autre client.
L'effet d'expérience selon Toyota. Plus les quantités produites par un hypermoule sont faibles, plus il y a aura de possibilités de mutations, donc de création et d'adaptation du produit au public. Si dans une entreprise Matrix, on applique à fond le postulat du BCG, la production de N pièces n'aura jamais changé. Une erreur de conception est irréparable. Il en est de même en cas d'évolution du goût du public. Si en cours de route ils change, il est impossible de changer le produit, à moins de sacrifier les stocks de pièces obsolètes. Il rest alors la possibilité de brader les articles démodés ou encore de faire un lavage de crâne publicitaire pour maintenir le produit ancien attractif. Dans les deux cas c'est cher.
Si on applique le postulat inverse, un hypermoule est consacré à un seul produit, ou à la limite pour une petite série. Les possibilités de changement pour N pièces produites est alors de N ! C'est ce que faisaient les artisans qui de pièce en pièce, s'adaptaient de mieux en mieux aux besoin de tel client à un miment donné. Certes, la valeur humaine ajoutée à chaque pièce est plus importante d'où un prix de revient plus élevé. Mais cet effet antiproductiviste est compensé par l'absence de surstockages et de rossignols.
Le raisonnement que nous venons d'exposer est confirmé par la Théorie de la Contingence de Lawrence et Lorsch et affiné par la théorie du Slack, de Jay Galbraith, mon ancien collègue à Wharton et génial organisateur.
La théorie de la contingence. Postulat selon lequel l'efficacité de la structure d'une entreprise dépend de la variété et de la variabilité de son marché. Plus l'entreprise est centralisée, plus elle atteint le niveau mondial, plus elle est efficace pour la production et la distribution de produits-services hautement banalisés, privés de toute adéquation aux besoins subjectifs deu public. Plus l'entreprise est de petite taille et décentralisée, plus la décision de protéger et d'avancer, est proche du terrain, plus elle est adaptable à la fois aux fluctuations de l'environnement, et aux goûts souvent éphémères qu'on ne peut détecter que par un dialogue avec les ouvriers et non avec des personnalités hautement médiatisées.
Le slack selon Jay Galbraith. Galbraith en pragmatique a remarqué que les dirigeants d'entreprises ne choississent pas une forme d'organisation en fonction de l'intérêt de l'entreprise, mais de leurs parti-pris et d'influences de mauvais conseillers-courtisans. Il est très difficile de les faire changer d'avis. Mais il est possible de leur décrire les conséquences de leur dogmatisme. Plus la structure choisie (massifiée ou fragmentée, centralisée ou fédérale, obéissant au principe d'unité de commadement ou au principe de subsidiarité) est éloignée de la structure optimale (dite canonique) plus des dysfonctions apparaissent, identifiées par Galbraith, comme des "slaks", de la graisse qui alourdit les chaînes de commandement et les organes vitaux. Lorsqu'on essaie de rémedier à une dysfonction, une autre apparaît aussitôt ailleurs, comme dans un de ces vêtements mal coupés et mal ajustés. Vous corrigez un faux pli à l'épaule et un autre surgit à la hanche. Vous essayez de rémédier à une baisse de qualité, et les délais augmentent, vous dépensez du temps et de l'argent pour accélérer les opérations, et voici des grèves et des revendications qui éclatent !
Il arrive que les entreprises au delà d'une certaine taille parviennent à externaliser les "slacks" en influençant la clientèle ou en recourant à des procédés plus ou moins licites. La théorie issue des travaux de Jean Piaget et de Kurt Lewin dite de l'adaptation-assimilation, rend compte de cette dualité.
L'adaptation. Une PME est obligée de se conformer aux lois de la contingence sous peine de mourir. On n'imagine pas un artisan produire du prêt à porter, ni une PME, produire et vendre mondialement de l'eau de javel ou du papier de toilette. De même on n'a pas besoin de vendeurs pour vendre du chewing-gum, un automate ferait l'affaire. Les PME s'adaptent sous peine de disparition au type de produits-services correspondant à leur taille et à leur structure : haut luxe et service de classe pour les artisans et entreprises familiales traditionnelles, haute qualité et spécialisation dans des services de qualité pour des PME. S'assimiler ou mourir, telle est la règle.
L'assimilation. Il n'en est pas de même pour des multinationales à vocation globalisante, de type MATRIX. Elles sont gouvernées par un noeud sémantique de type impérial. Leurs dogmes universalistes et immuables, l'emportent sur la réalité. Le noyau central repose sur deux postulat : spatial et temporel.
Spatial. la multinationale Matrix étend son empire dans le monde entier, elle englobe les secteurs qu'elle a choisi, sans tenir compte des lois de la contingence. Contrairement à la PME obligée de s'adapter, elle a les moyens d'obliger la clientèle et la concurrence de s'adapter à ses modalités de fonctionnement et aux technlogies qu'elle a choisi de promouvoir. C'est ce qu'on appelle l'assimilation. La multinationale Matrix assimile, avale, aspire, l'environnement qui l'entoure et le modifie en fonction de ses buts.
Temporel. Comme Dieu, ou le Principe transcendant, Matrix est éternel. Ele s'efforce de maintenir constants ses résultats : accroissement indéfini des parts de marché, des profits, de la côte boursière, etc.
La réponse aux lois de la contingences, et l'externalisation du slack. Matrix est inadapté à la haute qualité qui suppose variété, personnalisation, sophistication, sur mesure. elle ne peur produire que du banal. Pour rémédier à cette carence, les patrons de MAtrix achètent régulièrement des PME ou des artisans, seuls capables de la créativité nécessaire pour répondre à ces besoins de haut niveau. Mais la bureaucratie est plus forte que tout, et progressivement s'empare des nouvelles PME en tuant les promoteurs et leur esprit. Les patrons reconnaissent cette faille et lorsque c'est indispensable (la recherche médicale) passent des accords de partenariat avec des entités artisanales (unités universitaires de recherche) ou des artisans dont on respecte l'indépendance.
L'assimilation des besoins. Matrix, par la publicité, remplace le réel par le simulacre, la carte par le territoire, comme Baudrilllard l'a montré, d'une manière caricaturale il est vrai, dans ses ouvrages. On finit par persuader le client décervelé, ravalé au statut de consommateur (comme un ver de terre), que ce qu'il achète est PERSONNALISÉ et NOUVEAU. Les outrances les plus grossières sont avalées sans résistance par une clientèle riche mais déculturée. Il suffit de lire les catalogues de l'American Express Platinum, ou autres distributeurs destinés au nec plus ultra de leurs clients. On vous y propose des ouvrages "personnalisés" en tirage limité à ... 100.000 exemplaires !
L'assimilation des cerveaux. Bien plus grave est la transformation des psychismes humains, depuis l'enfant vulnérable à la suggestion, jusqu'à des grands parents fascinés par les nouvelles technologies. Le Lay a fait scandale en disant que ce que vend TF1 c'est du temps de cerveau à Coca Cola. La télévision, l'internet, les films, ce que nous avons appelé OCTOPUS, concourent à cette transformation kaffkaïenne des cerveaux, destinée à uniformiser et standardiser leurs besoins, en fonction des produits/services de Matrix. Ce processus effrayant pour le devenir de l'humanité, est fort bien décrit dans "Les Armes de Distraction Massive" dont le lapsus voulu est éloquent. (Voir bibliographie, ouvrages conseillés).
La contre-réaction est très présente, notamment sous forme de dénonciation virulente dans l'art contemporain, mais aussi dans une myriade d'utopies souvent plus préoccupantes que le mal qu'elle prétendent combattre. Mais ceci est une autre histoire.