Aimez-vous Brahms?
J'écoute très peu de musique enregistrée chez moi, et ailleurs. J'ai une assez bonne mémoire musicale, et je puis à volonté me souvenir des pièces entendues et jouées pendant une vie. Je travaille en me concentrant sur des oeuvres énigmatiques, à la recherche de secrets pressentis et enfouis, bien au delà des notes.
J'ai passé ces jours-ci par des moments éprouvants et de nature à vous emplir à la fois d'enthousiasme et de déception. Un des soutiens les plus précieux a été ce blog, par une certaine affection que je sens -peut être à tort- dans ces passagers inconnus et en particulier ceux qui de minuit à neuf heures du matin se pressent nombreux pendant que je rédige ces lignes. Certains ce sont matérialisés par leurs commentaires, d'autres ont été plus loin et se sont fait connaître par leurs emails, un est même apparu en chair et en os me rendre visite! Mais j'ai ressenti la même présence familière et bienveillante, que m'ont toujours prodigué les étudiants de ma chaire du CNAM. Je les regrette. Ne croyez surtout pas que je sois dépourvu de discernement. En fait je suis très sélectif. J'ai eu une antipathie largement partagée pour les auditeurs de l'APM, qui attire des conférenciers de renom et composés de gens qui se croient arrivés : cadres supérieurs de grandes boites, petits patrons de petites entreprises, roitelets dans leur patelin, tous empreints de condescendance. J'avoue ne pas avoir aimé non plus mon public de HEC, ni les graduates de Wharton. En faisant les comptes, je ne trouve que mes séminaires pour une grande entreprise du Nord, avec des gens venus de la base, désireux de s'instruire, mon public du CNAM, des fidèles, des amis, et enfin à présent mes internautes auquel je m'attache comme si je les conaissais. C'est Beethoven qui à propos de la Missa Solemnis écrivait en exergue "que venu du coeur, cela aille au coeur". Et pourtant cette fresque digne de la Sixtine, contient des passages parmi les plus complexes jamais composés, conçus dans les affres du travail le plus laborieux et le plus douloureux, au terme d'une lutte entre les forces de la convention et celles de la novation. Ainsi le dernier billet de Marina Fédier trouve-t-elle l'illustration la plus frappante dans cette oeuvre transcendante qui, selon l'expression du génie de Bonn, a infusé dans les formes anciennes l'esprit le plus libre.
J'ai réécouté ce soir des pièces tardives pour piano de Johannes Brahms (les op. 118 et 119). L'interprétation admirable de Julius Katchen est toute entière orientée vers l'expression alors que celle, respectueuse du texte de Klien (cf. Brahms quatres ballades) reste en déça. Mais, paradoxe, c'est la version neutre qui l'emporte, car la nostagie du compositeur n'interfère pas avec celle que veut lui infuser l'interprète.
Ces considérations ne sont pas destinées à des musiciens ni à ces mélomanes qui courent les concerts. Les intermezzi de Brahms op.118, non plus.
J'ai écouté ces pièces toute ma vie, mais depuis une vingtaine d'années je les ai perdues de vue. Dans l'intervalle j'ai travaillé les quatre ballades op.10.
Par hasard j'ai écouté sur ma médiocre chaîne d'appoint ces pensées musicales, courtes, évasives, humbles et j'ai ressenti l'âme désenchantée du compositeur s'emparer de mon esprit, de mon coeur, de mes sens. J'ai pleuré à la pensée des souffrances que cet homme a dû enduré pour composer ces miniatures de douceur et d'amertume. Beaucoup de regrets d'une vie sentimentale absente, d'un cancer affectif qui ronge l'âme et pis encore de résignation.
Mais, voilà. On sort de ces vingt minutes d'audition, bouleversés par la beauté inouïe des mélodies, par la subtilité indicible de leur traitement, de l'oxymoron musical : solitude sans fond et sans fin, rêve d'amour et de tendresse, composition d'une rigueur et d'une raffinement insurpassable mais toujours au service de l'expression.
Le privilège d'écouter cette demi-heure de musique, vaut une vie de renoncements. C'est une expérience inimaginable pour qui n'a pas gôuté au sommet de l'art musical, et même pour des mélomanes épris d'oeuvres plus imposantes. Aussi, je voudrais faire un pari avec ceux d'entre vous qui n'êtes pas allergiques à la musique classique.
Achetez les pièces op.118 et 119 de Brahms par Bakhaus (Decca) ou par Katchen (dans l'intégrale de Decca). N'écoutez qu'elles pendant une semaine, à l'exclusion de toute autre musique. Au début vous n'entendrez que des notes informes, ternes, sans relief et peu séduisantes. Continuez. Les mélodies commenceront à apparaître, environnées d'une soupe de sonorités insaisissables. Persistez. Le polaroïd musical continuera de se développer. Il arrivera un moment où tout semblera clair, chantant, logique, et beau. Abandonnez l'écoute, et revenez-y au bout d'une semaine. Un travail de murissement aura décanté les notes. Les mélodies se transmueront instantanément en une plainte d'une douceur infinie : vous parlerez avec Brahms, comme Bach parlait avec Dieu.
Si je vous conseille cette immersion c'est qu'elle est de courte durée et que dévoilées ces petites pièces vous feront comprendre pourquoi les musiciens les considèrent comme le chef d'oeuvre absolu du grand compositeur.
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